Les miroirs de l’âge

Le temps venu de la vieillesse, lorsque les lampes du soir perdent de leur éclat enchanteur, que le goût réclame plus de sel et de sucre contrairement au désir enfui justifiant des lits séparés quelque fois dans la même chambre (la séparation des corps ne souffrant pas trop de distance, si d’aventure la mort décide de s’emparer du plus affaibli !), laisse tout loisir aux souvenirs.

Moments d’attendrissement ou moments d’agacement, la mémoire restitue quand nulle altération ne l’obstrue, des images portant traces de mots, de gestes, d’atmosphère familiale. Alors les yeux se posent sur le visage buriné par les ans, furtivement, à la dérobade ou gravement, plis creusant le front avec insistance scrutatrice comme pour percer le secret de la pensée, ou légèrement en deux trois temps, sourire flottant sur les lèvres pareilles à la séduction d’antan.

Bouche close, les questions intérieures déferlent relatives à cette vie à deux de construction, d’édification, de chimères, de tendresse. Pourquoi lui avec son air d’éternel innocent ? Et pourtant…L’autre a saisi ce regard glissé, a détourné la tête sous l’insistance de la fente des paupières cachant l’iris. Il sait qu’elle se demande s’il pense à elle pendant ces heures à contempler le coucher du soleil, isolé dans une bulle de rêve, se laissant submerger de bonheur. 50 ans de vie commune ! Demain il aura 75 ans, elle 72.

Cette route parcourue était semée d’embûches. Très tôt il a fallu assumer les enfants dans un logement non adapté à la taille de la famille : les études et les petits boulots réduisant l’espace habitable. La nuit il dormait si fort que les cris des bébés n’atteignaient pas son ouïe. Les lendemains de calvaire, la concentration en déroute l’obligeait elle à piquer du nez partout : dans les transports, à la fac, à la cantine, craignant la nuit à venir et le maudissant lui de son sommeil profond.

La lassitude faisait remonter les reproches formulés à l’encontre de son père : sa mère aurait-elle raison ? Egoïste disait-elle, radin, coureur de jupons. Egoïste peut-être ! Il révisait ses cours se souciant peu des maladies infantiles, de son stress augmentant le débit des règles, de la vaisselle, du ménage, de la lessive. « Plus tôt je réussirai, plus vite nous aurons du confort. »Il aimait les deux garçons mais se trompait de prénom, ne les distinguant jamais. Alors elle choisit une couleur à chacun : vert céladon et bleu pétrole afin d’éviter que plus grand ils n’en souffrent. Il ne voyait pas sa nouvelle coiffure, pas plus que la présence d’une deuxième lampe de chevet. Il parlait sans cesse de sa soutenance, la noyant dans des cuves d’amiante d’où il sortait des poumons pleins d’éléments cancérogènes. « Non pas cancérigènes, mais cancérogènes. » Jamais elle n’avait pu discuter de sa thèse à elle, de physique quantique, qui lui faisait dire dès la seconde phrase : « Je suis épuisé, je vais au dodo. » Cet air d’innocence elle le lui avait toujours connu. Pourquoi aurait-il changé ?

Il avait grossi, du ventre surtout. Cela avait commencé vers cinquante ans, lui le filiforme, fier de son corps d’athlète, demeurant torse nu sous la véranda, capable de rivaliser avec les plus jeunes qui lorgnaient ses jambes de déesse. Le tennis et la marche lui donnaient une allure altière, conservant le galbe du mollet, la rondeur et la fermeté des fesses. Aux jumeaux il ne restait qu’une année pour terminer les études. Il disait apprécier cette vie à deux, continuait à déposer sur le lit des robes, des dessous, et à cacher dans le tiroir de la table de nuit des parures en or comme à l’époque de bourse plate estudiantine où la majorité des achats était pour les enfants et pour elle. Nulle rouspétance ne l’en empêchait. La mère n’avait pas toujours raison, le mot radin ne collait pas à l’image de tous les hommes. Mais quand même…Coureur de jupons ! Est-ce que lui comme son père ?

Il était beau à faire éclater son cœur. 1m92, les cheveux crépus et mousseux à la fois ; pas un brin ne dépassait. Une coupe stricte soulignait la netteté de la personne. Des yeux ouverts sur des cils longs, longs, longs. Oh ! les lèvres épaisses, bien dessinées, parfaites, frémissant en même temps que le nez par-dessus le faitout de haricot rouge dombré et queue, alors que le brun de sa peau recevait la buée du met mijoté. Avait-il culbuté quelques autres, leur faisant voir l’envers des feuilles ? Attrapé des mains dans l’obscurité des salles de cinéma ? Envoyé des poèmes ? Elle en avait reçu de collègues et d’étudiants vite froissés et jetés à la poubelle. Elle le regrette. Avait-il invité au restaurant ? Il pratiquait disait-il la transparence et d’ajouter : « Personne ne s’oblige aujourd’hui à être là où il ne voudrait pas. Je suis à ma place chez moi. » Qui lui avait demandé quelque chose ? Pas elle en tout cas. Il ne lui viendrait pas à l’esprit de le surveiller. Sauf que, une fois, le col de sa chemise avait du rouge à lèvres, beaucoup de rouge à lèvres. Les enfants étaient encore petits. « Nous nous devons de donner l’exemple ; on ne s’attable pas avec une chemise sale ! » « Pardon » avait-il maugrée « Cela n’arrivera plus. » A 72 ans cela fait sourire, mais ce jour-là elle avait suffoqué. Il avait débarrassé la table, rangé la vaisselle lavée, ciré les chaussures de tous.

Le lendemain l’énorme bouquet de fleurs que dissimulait une lettre d’amour avait éradiqué son envie de le suivre. A quoi bon se polluer l’esprit ! Désormais elle allait porter des robes plus moulantes, des coiffures de vamp. Il la coinçait dans l’entrée respirant ses multiples parfums. Femme changeante, femme désirante ! Elle s’initiait à la compétition. Et si elle lui en parlait après la réception d’anniversaire ? Et si grisé il lui en faisait l’aveu, et s’il niait ? Après tout ce temps, le doute la taraudait, elle avait cru l’écarter. « Qui est cet homme dont je partage l’air depuis 50 ans ? Que me voulait-il ? Que me veut-il encore ? Qu’avons-nous en commun ? »

Un couple qui se forme n’a pas nécessairement à définir de projet. Il devient le projet. Construire un habitat, faire des enfants, se soutenir mutuellement en se portant assistancesont des objectifs obligés, comme entendus de la condition de la vie à deux. La crainte d’une posture fusionnelle dans le oui à tout, l’amen du béni oui-oui, justifie un désaccord un peu mou ou très ferme selon la personnalité, face à la difficulté à se faire reconnaître comme différent.

L’impression d’une menace de l’identité ne traduit pas toujours une fragilité, elle peut être le reflet d’une angoisse profonde de ne pas pouvoir se distinguer de l’autre. Les attentes mutuelles souvent trahies parce qu’elles n’étaient pas énoncées dès le début infligent des blessures narcissiques, des déceptions, des revendications sourdes, alimentant une rancune vieillissant avec l’âge. Ce qui était apprécié à tort ou à raison, ou recherché chez le partenaire, ou imaginé dans une idéalisation n’a pas facilité les échanges puisque la réalité ne pouvait être abordée, le monde fantasmatique occupant l’espace.

Du « Que me voulait-il ? » Au « Que me veut-il ? » se dessine l’évolution des attraits, des liens, du renvoi d’une image valorisante dont chacun a besoin pour se confirmer le sentiment de sa propre valeur, de faire surgir l’expression du Moi Idéal engagé dans la relation de couple. Cette relation-là est souvent une tentative d’une construction stable et prolongée d’un lien amoureux, générant individuellement beaucoup d’estime de soi. L’individu ne se vit comme tel qu’au prix d’une captation de l’autre serait-elle passagère : c’est un des fondements du désir. Toute la problématique amoureuse est située dans ce double mouvement de captation de l’autre et de séparation d’avec lui. Le désir : celui qui perdure malgré les difficultés, les préoccupations, l’irritation surtout quand le partenaire organise ses défenses en érigeant des frontières où il se tient à l’abri échappant à une influence jaugée déstabilisatrice de son identité. L’estime de sa propre valeur affichée permet à l’autre de nier la souffrance en s’interdisant une plainte qui mettrait au grand jour sa faiblesse.

Dans l’exemple sus citée, la femme se devait d’être forte, d’opposer à la virile assurance une vaillance indestructible. Mais que d’efforts déployés ! La peur du conflit, peur de la répétition du mécanisme transgénérationnel lui avait renvoyé une image négative d’elle-même. La circonstance de ce col fardé à outrance (la femme est l’ennemie de la femme), le constat de sa dépendance sur le plan affectif l’avaient chagriné. Afin de conserver l’amour, en quelques mots chargés de menace, elle avait signifié qu’elle avait vu, banalisant le fait, faisant semblant de respecter le secret qui n’en était plus un : une souillure à ne pas afficher à la table respectable de la famille. Ce miroir tendu au passé autorisait une libération de l’activité fantasmatique, alors qu’elle avait tu cette parole, fermant les lèvres dans un refus de dire son ressentiment. Maintenant elle se sentait encourager à exprimer ce qu’elle imaginait de son fonctionnement qu’il soit prêt à l’entendre ou pas. Mais elle ne dira rien bien sûr, car le pacte qui les lie l’un à l’autre endigue l’expression violente grâce à une grande tolérance et à une conduite de protection. Il est des lois habituellement secrètes, voire inconscientes qui règlent les rapports d’un couple. Cette femme et cet homme là ont ces lois en commun.

La rigidification de ces lois remet en question leur adéquation quand elle a des conséquences limitatives sur le développement d’un des membres. L’observation des distributions de pouvoir et des rapports de force dévoile des compensations d’une étonnante complexité. On s’aperçoit que les fonctions psychiques de la famille métabolisent des fonctions psychiques individuelles, des tendances dangereuses et masochiques qui occupent un large espace dans l’équilibre affectif et libidinal au sein des relations de couple. L’atmosphère familiale les entretient en leur donnant sens.

C’est ainsi que le petit-fils venu rendre visite à ses grands-parents sursaute surpris par un grand cri suivi d’un râle qui finit par le figer devant le kenetier du jardin créole. C’était un cri humain de douleur et maintenant des sanglots. Il court à perdre haleine en direction de la maison, se précipite au salon là où se trouve son grand-père immobile dans un fauteuil roulant, handicapé depuis un accident vasculaire cérébral datant de trois ans. Des larmes roulent sur ses joues ridées. Aucune réponse n’est donnée à ses questions pressantes. Il n’est pourtant pas un gamin à protéger : il a vingt ans d’âge. A la cuisine la grand-mère chantonne d’une voix guillerette. Interrogée sur l’origine de la détresse de son mari, elle avoue doucement qu’il fait des caprices. Les grandes personnes ont leurs affaires secrètes, mieux vaut ne pas insister. Le souper se déroule sans anicroche en présence du grand-père silencieux ; la parole échangée ne lui semble d’aucun intérêt. A l’heure du film télévisé, son épouse l’installe de biais, presque le dos au poste, expliquant que son regard de face et fixe est cause d’insomnie. Il s’endort la tête sur le coté réveillé de façon régulière par les petits coups secs de l’index de sa femme bienveillante. « Pourquoi ne pas le coucher ? » « C’est trop tôt. » L’autre ne dit rien, serre juste le poing droit d’impatience, d’agacement, de colère contenue.

Le lendemain nouveaux cris. Cette fois aux aguets il voit la casserole l’atteindre : un coup sur la tête, un coup sur les genoux, un coup sur l’épaule ; il a commis le délit de réclamer à manger d’un ton autoritaire.  « Pourquoi grand-mère ? » « Situ savais comme il m’a battu le jour, la nuit, enceinte, me faisant honte devant les gens. Il avait des maîtresses qui me narguaient. Il découchait, se tenait silencieux. Je devais chaque fois quémander un peu d’argent pour nourrir les enfants. Aujourd’hui il est à ma merci. » Tant de haine accumulée et une heure attendue pour prendre une revanche ! Une revanche sur qui ou sur quoi ?

Si un partenaire est accepté de façon durable c’est qu’il donne sens à une problématique personnelle. Rester marié à un conjoint grossier, chargé de défauts, méprisé, souligne que l’attrait et le choix se font toujours autour d’un lieu commun mais avec des manières diverses d’y faire face. Support du mauvais objet, les projections de haine et d’agressivité que l’on ne reconnaît pas comme siens sont évacuées en sa direction. Ce phénomène se retrouve chez certains couples violents, conflictuels dont la relation reste stable, sans séparation envisageable. Parfois le choix se cristallise sur certains aspects du partenaire, particulièrement quand il est défaillant, influençable, coureur, alcoolique, ce qui autorise l’autre à se sentir supérieur et à en tirer certains bénéfices secondaires : la bonne mère sacrifice, l’épouse martyre. Ces bénéfices sont de type à rassurer l’estime de soi : être le meilleur des deux. Le choix du partenaire poubelle, l’évidence du couple maudit dont la définition : « Niavec toi, ni sans toi », légitiment des comportements à butée compensatrice. On voit bien là que la grand-mère justifie les punitions à exercer sur son conjoint. Elle aurait pu le mettre en maison de repos, ou dans un long séjour. Mais que serait sa jouissance ? Cette histoire est le révélateur d’une terreur de l’amour manifeste, une négation de la reconnaissance de l’autre en tant que sujet aimant et désirant, elle témoigne également d’une quête insatiable d’amour et des manières innommables de s’en protéger.

Cette quête se dissimule souvent sous des comportements prohibés destinés à éveiller la désapprobation du vis-à-vis. La tentative d’attirer l’attention sur soi en interrogeant les sentiments telle la jalousie, la colère, la suspicion, mis en échec par l’indifférence, s’octroie une part de plaisir et de doute. Incertitude de représenter un quelconque intérêt pour la personne aimée jusqu’au jour, après que les enfants aient donné naissance à leur propre descendance, l’aïeule s’est couchée inconsolable au fond du lit sous le regard incrédule et désemparé de celui qu’elle accusait de cet effondrement psychique.

Toutes ces années à le savoir glissant de couches en couches sans souci de son désarroi, l’avaient minée. Son cœur s’était usé à l’attendre repentant. Elle était épuisée, incapable de rien faire sauf de rester immobile, allongée. N’avait envie de rien, ni des mangues « zeukodaine » ses préférées, ni de son chapelet pour la prière du matin et pour celle du soir. Les digues de ses larmes avaient lâché. Elle frissonnait et soupirait la nuit, le faisant veiller inquiet d’un mal aggravé. Le sommeil se raréfiait dans l’obligation de lui tenir compagnie ; il enserrait ses doigts dans sa main. Où avait-il appris ce geste ? C’était bien la première fois ! Il entendait sa souffrance, une découverte ! Jeune marié, il n’était pas sûr de la force de l’amour qu’elle lui portait. En guise de test il s’en fut taquiner les demoiselles. Pas de réaction. Avait-elle bien vu ? Il visita souvent une chambre à deux maisons de la leur. Aucun commentaire. Il en conclut que son épouse ne ressentait aucune affection envers sa personne. Sa correction concernant les affaires du ménage, les besoins des enfants, n’était pas un obstacle à sa vie de bamboche. Il la continua longtemps. Soudain cette attitude inconnue, la fragilité aperçue d’une femme ayant traversé toutes les épreuves sans fléchir, ce chagrin insurmontable, le submergeaient de culpabilité. Seule une aide psychologique pouvait permettre une réparation. Penaud, pantelant, il entreprit d’avouer ses fautes comme à confesse, lorgnant du coté du miroir du passé.

Le couple, son évolution, ses crises, ses compromis inconscients, ses attentes mutuelles démontrent à travers les difficultés que le choix de vivre à deux confirme ce besoin de réassurance narcissique, que la relation soit agréable, insupportable, exigeante ou stable.

 Former un couple c’est se doter d’une protection contre ce qui est estimé faible et fragile en soi. Le partenaire doit remplir une condition importante : celle de contribuer à maintenir une sécurité intérieure.

Vivre seul ou à deux, vieillir seul ou à deux, se posent en termes de règles de fonctionnement plus ou moins codées, de modalités d’échanges où chacun est porteur d’une histoire personnelle et transgénérationnelle.

Fait à Saint-Claude le 12 juin 2019

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