Le corps de culture

Chaque culture édicte ses principes à ceux qui à quelque degré que ce soit entretiennent des rapports avec elle. De ces liens étroits ou distendus s’ordonnent une manière d’être, un art de vivre.

L’âge de raison à la Guadeloupe dont l’image tourne autour d’un axe de sagesse et de pondération, de savoir, d’expérience aussi (la personne âgée a surmonté tous les obstacles de la vie) se trouve auréolé de qualificatifs quasi sacrés qui enferment la femme et l’homme dans une bulle céleste où la notion de plaisir terrestre est gommée de l’existence. Comme si la dialectique anticipée d’un retour à l’enfance serait porteuse d’une absence de sexualité. Fragile ou fragilisé par un environnement protecteur, le fais ça pour moi, tend à statufier l’avancée en âge dans un immobilisme annonciateur de déchéance psychique et physique.

Soucieux des représentations, comment franchir le seuil sans mal-être interne, comment maintenir l’harmonie avec les autres en fonction des désirs non conformes aux mentalités ?

Aujourd’hui où chacun revendique le droit au bonheur, de quelles entraves celui de la personne âgée serait-il alourdi ?

L’âge du corps culturel

Ce corps ne faisant plus l’objet de fantasmes érotiques est relégué aux confins de la pureté semblable à celui de la Vierge Marie, intouchable, où toute pensée même d’une sexualité maritale est insupportable. Il suffit d’analyser le refus ou la non-acceptation d’un mariage d’une femme de plus de 60 ans. Ses filles estiment et jugent la cohabitation comme contrainte impudique. Au-delà de ce discours sur le corps physique ayant perdu un peu de fermeté, c’est le non-partage du corps maternel avec un autre que le père, lieu d’appartenance familial, partie d’enfant qu’un étranger viendrait ravir et de surcroît spolier (car c’est spoliation que d’obliger un cœur usé à recommencer à aimer) qui est en jeu.

Que demande-t-on à l’un ou à l’autre sexe ? Après avoir été un parent, de coller au rôle de grand-parent respectable, vénérable, de se conformer aux règles non édictées verbalement touchant aux plaisirs charnels qualifiés à tort de pratiques vicieuses. Souvent des femmes de 50 ans non mariées, piégées dans une pluri paternité de la misère disent volontiers An walé kannot. Elles resserrent les liens religieux avec l’église en mettant fin au commerce de la chair.

A rester vénérables, les grands-mères ont droit à des égards publics : les hommes jeunes de la parentèle les invitent à danser sur un rythme tempéré, comme pour ménager l’organisme éprouvé par les ans. A la campagne quand une dame d’âge certain entre dans un léwoz, l’assemblée applaudit et félicite, le second morceau fait dire que la mère a de la santé, et le troisième entend le murmure de désapprobation : l’âge aussi avancé que la nuit ne mérite que le lit. Même après une existence volage, le corps vieillissant doit s’aligner sur les représentations culturelles, se mettre à l’abri d’émotions, s’apaiser, c’est-à-dire se mettre en paix. Sexe et désordre s’associent en s’originant dans la religion et dans le culturel qui tous deux font la différence entre le féminin et le masculin.

La frustration des femmes est double : sexuelle, affective et quelquefois matérielle. La frustration sexuelle n’est pas la pire si on considère le besoin d’équilibre du cœur et du plaisir. Il n’en reste pas moins vrai que la notion de plaisir donc de désir s’accole plus facilement à l’homme, lui ouvrant des perspectives multiples sur le plan des échanges et des futures extases fantasmées auprès de corps plus jeunes. Faisant démonstration d‘une virilité constante, une paternité tardive l’auréole de fierté devant un entourage ébahi par tant d’audace et de verdeur. L’amour filial ne souffre que du comblement de la place de la mère assortie des complications à venir de l’héritage.

La grande tolérance concernant l’écart d’âge pour l’homme devient désaveu total quand se profile cette peur archaïque renvoyant à l’inceste, rencontre sexuelle prohibée du fils et de la mère. Le maternel divinisé est doublement frappé d’interdit quand les promesses de jouissance d’un corps viril se devinent. Porteur de l’utérus, le corps pensé avant tout comme corps de procréation se doit d’être plus marqué par les stigmates du vieillissement. Epuisé de l’intérieur, il ne saurait être désirant ni même désiré.

Pour la femme voici la plus pénible étape, elle y rencontre la faillite du corps, l’aspect négatif de la vieillesse, la dégénérescence biologique : elle devrait nier ce corps, le perdre, mourir progressivement dans son corps avant que de mourir. On attend de la femme des trouvailles interdites ou vulgaires et on ne peut qu’approuver sa réserve qui inspire le respect. Le corps d’une vieille femme n’a plus le pouvoir de retenir en lui une présence, d’un objet et d’un sens dès lors qu’il est voué à l’aveu de la déperdition qui l’affecte ou à l’apologie morose de l’immatérialité. Cette femme vieille n’a plus de sexe, même quand elle a gardé une véritable sexualité. Ce corps n’est plus tout à fait un corps féminin, ce corps n’est plus qu’une âme. Il n’y a pas de corps sans âme, mais le dépérissement du corps donne à l’âme une présence plus évidente. A telle enseigne que prise en charge et vivant dans la maison d’une des filles, le modèle mythique de la mère intouchable reconstitue une chronologie plus qu’une logique, tandis que le vieux corpsmâle suggère que la virilité si faiblarde qu’elle se veuille ne peut se détruire complètement et conserve fût-ce à son insu une vitalité triomphante. L’homme avouerait ainsi à demi-mot la permanence d’un désir sans cesse renouvelé même s’il s’agit d’une ambition aléatoire, celle-là même que l’on retrouve dans les tréfonds des références masculines de la culture. C’est là affaire d’opinion fondée sur un balancement entre révélation et reproduction qui se confond avec l’esthétique du simulacre séducteur. On l’approuve sans réserve dans son entreprise quand même on ne partage pas toutes ses admirations, résolu lui-même à rendre leur rang à la contemplation et aux désirs des sens.

Au bénéfice de l’identité

Se charger de la vieillesse demeure un devoir profondément ancré dans les comportements et celui qui ne s’y conforme pas risque l’opprobre et la malédiction. Il est susceptible de s’attirer les foudres divines. On souscrit encore au respect des aînés.

La dégradation physique est acceptée comme inéluctable, comme processus inévitable, quelquefois accueillie comme une bénédiction quand le vieil humain a bon pied et bon œil. C’est que l’ancien a traversé toutes les épreuves, riche d’expériences, il accède à la connaissance de la vie jusqu’à devenir un sage, celui dont la parole est sollicitée, écoutée, aux conseils judicieux. Il est le détenteur de pratiques traditionnelles, de savoir-faire qu’il transmet volontiers. Dénué de passion, il temporise les ardeurs, en rappelant qu’il est le dépositaire de la mémoire, d’un passé qui explique le présent. Cette puissance suggestive du temps vaincu rechercherait comme d’emblée le mystère du rassemblement des choses et des êtres en un monde où tout prend un sens dans l’histoire multiséculaire inscrite dans les traces de la société.

Le lieu de la vieillesse serait un espace/évènement en guise de terre bâtie, l’espace de la vie ou comme oubli du temps, comme coexistence où tout est là, où tout est consommé : le vieillir comme sens de l’être. Il y a dans l’acceptation du vieux corpsune préférence pour l’instantanéité menacée de cessation. Se plaire à la dernière extrémité par crainte de la mort.

La compréhension de l’entourage donne existence et statut à celle ou celui dont les forces ont diminué mais à qui on permet une intégration à travers des apports réciproques, des échanges de services (garde momentanée d’enfants, confection artisanale, écossage de pois d’angole.) A la campagne vieillir chez soi est une réalité visible, en l’absence de parentèle, les voisins mettent en œuvre un dispositif de solidarité qui diffère le placement en EPAHD.  Les veuves ou les mères célibataires pourvoient leur devenir en élevant un enfant de fille ou de fils afin d’avoir un bâton de vieillesse.

Selon les âges ou les tempéraments, on invoque l’usage qui reste le privilège d’un groupe où l’accent est mis sur nourrir pour être nourri à son tour. Les rites familiaux permettent aux personnes âgées de ne pas se sentir à l’écart, participants directs et actifs, ils collaborent aux festivités, rencontrent la famille éloignée, hissées à un rang digne de leur âge. Ces considérations sont de nature à asseoir leur identité, et les nommer à une place reconnue. La révélation d’un circuit de solidarité offre un statut à celui qui arrive à l’orée de la disparition, un certain confort de vie où rejet et délaissement n’ont pas droit de cité. Il balise les inquiétudes, les angoisses et les frustrations à travers la reconnaissance que lui accorde le groupe en l’acceptant en son sein. D’ailleurs certaines confidences recueillies disent le bonheur de côtoyer des jeunes insufflateurs de vie combien même ils dérangeraient un calme ordonnancé par une ardeur fraîche et vivifiante. La rencontre des générations sans être forcément idyllique passe d’abord par l’acceptation des grands-parents en faisant fi de l’impétuosité qui n’ignore pas la présence du corps traité avec déférence et tendresse.

Le parallèle avec le corps hors du lieu de culture porte un éclairage sur l’importance identitaire. Menacé et tellement loin de ses bases, la relation intime avec l’environnement qu’il soit naturel ou artificiel, s’impose au corps vieillissant du migrant, traversé par une solitude totale de celle qui à partir du corps finit par traverser l’âme. Car c’est dans le corps que commence toute la différence, c’est dans le centre du corps que l’on se sent ou non relié à l’esprit, je ne dirai pas de la terre mais du monde. Cette omniscience terriblement aiguë d’une existence déplacée, ne cesse d’être un drame ; le corps devient une source intarissable d’angoisse. La conscience du corps ancre son objet dans le réel balisé de données spatiales et temporelles. La représentation du corps est constituée d’éléments issus de l’imaginaire et du symbolique. Dans l’exil se perçoit l’enjeu de la confrontation à travers les réactions multiples qui le caractérisent. Toute la fantasmatique du corps/mémoire, du corps/historique surgit au moment où la rencontre avec l’autre débouche sur un questionnement où un retour à soi est nécessaire. Le corps sexué est un agglomérat de paramètres culturels si l’on considère que ‘humain est avant tout un être de culture.

La sémiotique apprend à reconnaître les signes, les signaux communs aux groupes homogènes, reflets d’un langage du corps relatif au groupe d’appartenance. Dans le cheminement d’exil, le corps présente plusieurs postures selon la prégnance du milieu socioculturel de départ. Livré au regard dévalorisant (rencontre d’une violence doublée d’une perte de l’illusion), il va émettre un certain nombre de signaux. Ce sentiment d’agression, moment où le face à face se produit, d’une histoire arrivée à son point de rupture, à sa limite, pose l’embarrassante question du sens et de l’utilité de déplacement du corps, au point que, taraudé par le doute, le migrant dissout son existence dans une absence de parole sur le corps et ne la rétablit que dans le registre du corps souffrant. La blessure replace le désir dans ses limites humaines et corporelles versé dans le corps d’oubli. Ce regard autre est une option fondamentale quant au sens de la vie. On a une telle passion de son identité ou plutôt une telle angoisse de la perdre.

Le temps de la sérénité

Le départ à la retraite débouche sur la perte d’identité sociale. Le retraité devient ex professionnel, ex employé, détenteur d’un savoir-faire potentiellement transmissible mais souvent inusité. A relever le défi de la valorisation de l’humain, c’est ensemble que nous devons porter réflexion sur les dispositifs à mettre en place dans le cadre institutionnel, dans le cadre privé, afin de la promouvoir encore mieux. L’idée de faire jouxter une maison de retraite ou un foyer de personne âgée avec une maison de jeunes, pourrait multiplier les possibilités de rencontre entre les générations en permettant d’une part la diffusion du savoir et en maintenant d’autre part la curiosité sur l’évolution de la vie.

Le chassé-croisé, émetteur/récepteur, procure beaucoup plus de plaisir que la simple transmission à sens unique qui déjà apporte sa dose de satisfaction. A ces échanges gratifiants, facteurs de sérénité, s’ajouterait la conscience de la dimension du temps. Après toute une vie passée à côté de la maîtrise du temps (la gestion du temps est au principe des société fortement industrialisées, tandis que le temps dans l’arc caribéen est un temps social c’est-à-dire que la perception de la dimension temporelle est autre), l’économie de l’énergie physique oblige la personne âgée à s’aménager des plages de repos dont la conséquence et l’appropriation de nouveaux styles de vie, moins stressants, moins contraignants, plus conformes au rythme personnel. Dès lors le temps retrouvé, utilisé de manière judicieuse fait barrage à l’ennui pourvoyeur de pathologies quelques fois sévères. Seul ou à deux, la construction de projets et leur mise à réalisation a des répercussions sur l’état psychique dont est tributaire la santé physique.

L’exemple de cette femme illustre bien le propos. L’harmonie du couple suscitait l’admiration quand l’époux décida de lâcher le fil de la vie. Elle avait alors 78 ans. « Elle ne tardera pas à aller le rejoindre » dit-on. Elle pleura certes, comme il se doit, prit le deuil, quitta le deuil rapidement. Elle frappa à la porte d’un club de troisième âge – ne voulant point le décevoir s’il avait la possibilité de la voir de là où il trouvait-, sourit à la vie, découvrit des îles avoisinantes entourée de personnes de sa génération. Ne pas comprendre un traître mot pendant la visite à Trinidad l’agaça. Elle décida d’apprendre l’anglais. A Barbade, elle s’adressa aux gens de l’hôtel qui lui répondirent. Aujourd’hui, dotée d’un grand âge, 98ans, elle désire se rendre à Cuba. Mais sait-elle qu’on y parle espagnol ?

La vieillesse devient synonyme de crainte et de refus aujourd’hui parce que confrontée à la dépossession de soi qu’organisent scientifiquement les commerces du soin de beauté et leur publicité en cultivant sous couvert de mieux-être pour tous un narcissisme jamais satisfait, d’où surgit un étrange malentendu qui va transformer la relation au corps décadent en indifférence ou rejet selon les lieux, alors que certains sociétés traditionnelles conservent peu ou prou une qualité d’échange qui permet de se faire une idée plus complexe de la vie et de la mort.

Réussir sa vieillesse serait ce tour de force réalisé en dépit des préjugés tenaces concernant l’activité sexuelle, ce serait aussi intensifier la qualité des relations sociales pour une plus grande harmonie, ce serait enfin vivre le corps de transformation en transformation le regardant comme sien malgré les traces du temps. Beaucoup de résolutions en gésine à l’aube de la soixantaine qui attendent d’être mises en pratique.

Mais réussir sa vieillesse ne serait pas tout simplement réussir sa vie ?

Fait à Saint-Claude le 19 juin 2019

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