L’enfant-roi

Publié dans Le Progrès social n° 2483 du 16/10/2004   

En cinquante ans, le taux de natalité est passé de 5,6% à 2,8%. Les grandes familles de 11 ou de12 enfants ont quasiment disparues. L’emploi des femmes, la revendication du bonheur, les nouveaux styles de vie ont contribué à cette baisse des naissances, faisant de l’enfant le centre d’intérêt des parents. Une fille, un garçon, l’idéal à atteindre, à aimer tendrement, à éduquer selon le modèle perçu à la télévision en accord avec des points de vue personnels augmentés de ce qu’on veut donner à voir d’une réussite sociale.

Adulé, aucun interdit n’est énoncé pour contrarier l’enfant. Dès qu’il commence à se dresser sur ses jambes, il peut tout faire, il va partout : aux invitations à dîner où il met la maison sens dessus dessous, sautant sur canapés et fauteuils sans qu’aucune réprobation ne vienne l’arrêter, joue dans l’assiette du parent juché sur sa cuisse à minuit passé, monopolisant les espaces de convivialité avec la bénédiction muette de ceux qui l’ont emmené au grand dam de l’hôte inquiet pour ses bibelots en danger.
L’enfant-roi se remarque à ses vêtements de marque ; il n’a que quatre ans mais « ne se sent à l’aise que dans ceux- là, d’ailleurs c’est lui qui les choisis. » Sa nourriture est au demeurant simple : jamais de légumes ou de crudités, pas de poisson, de l’eau rarement, pas de fruits mais une banane trois fois l’an. Il possède dans sa chambre un ordinateur, un téléviseur qu’il regarde en solitaire à volonté jusqu’à une heure avancée de la nuit ( ne le soufflez pas à sa famille.) Il n’a que douze ans mais les repas doivent accepter son portable posé sur la table des grands-parents. « Mamie tu rouspètes, tu n’es pas moderne, je ne viendrai plus chez toi. » « Maman tu sais les jeunes d’aujourd’hui! » Le rappel de la fragilité de la préadolescence laisse la grand-mère sans voix, elle qui a élevé des filles et des garçons sans problème particulier dans cette tranche d’âge.
Toute activité commencée est supplée par une autre ; il en va ainsi des instruments de musique du piano à la guitare en passant par la flûte traversière sans avoir le temps d’en connaître l’emplacement du La.

Le bulletin scolaire est mauvais : « Les enseignants sont nuls, ils n’aiment pas mon enfant. » L’élève est menaçant ? « C’est le prof qui l’a provoqué. » Il insulte son père, il invective sa mère, « C’est l’âge ingrat ça va passer. Souviens-toi quand il était petit nous dialoguions des heures avec lui. »

Voila une caricature volontairement exagérée. Ce portrait d’enfant n’existe pas. C’est impossible.

Le mode d’élevage des enfants varie d’un milieu social à l’autre. Les pratiques de corrections violentes ont cédé la place aux réprimandes et au dialogue. Cependant, un enfant n’a pas besoin de longues diatribes lui expliquant ce qui est admis ou interdit, des mots courts, simples suffisent. Chaque famille possède ses ruses alimentaires qui permettent d’intégrer les produits indispensables à l’équilibre nutritionnel, la patience aidant. L’imposition de règles, de limites, l’inculcation de valeurs morales se retrouvent dans ces groupes, là où l’enfant est considéré comme un être en devenir, en situation d’apprentissage, en personne perfectible à accompagner.

La grande permissivité peut constituer un handicap ; l’absence de frustration donc la mauvaise intégration de l’interdit génère un sentiment de toute puissance. L’agressivité n’ayant pas droit de cité à l’intérieur va exploser hors la maison, rendant méconnaissable le joyau parental. Comment exprimer son mal-être quand sous couvert de gentillesse et de câlins personne n’écoute : « Ce n’est rien, ce n’est rien tu es heureux, tu as ce que tu veux ! » Comment dire que le rôle de lolita a amusé au début mais qu’on ne voudrait plus être déguisée en permanence ( dites lui à l’oreille qu’elle est par procuration ce que la mère n’a pu être), qu’on aimerait bien grimper aux arbres et écorcher ses jambes qui ne sont pas des objets précieux, même si elles doivent faire plus tard trembler hollywood.
L’insupportable carcan de l’inexprimé va emprunter la voie d’attitudes répréhensibles, véritables signaux d’alarme et de détresse en même temps, contrariant les projets d’avenir grandiose. Des enfants sont déposés le matin devant les collèges l’haleine empestant l’alcool, d’autres désertent les cours, d’autres encore sont de vrais hérissons, attention ça pique.

Les jours de découverte, la déception de toute une vie  éclate en accusation  généralisée : « C’est  la faute aux mauvaises fréquentations ou à la sorcellerie. Un enfant si comblé, si bien éduqué ! » Les mots sont lâchés : l’influence, les autres. L’incrédulité face aux actes difficiles à accepter au point qu’ils ne peuvent qu’être indépendants de la volonté d’une progéniture admirable, doublée de cette propension à situer le mal à l’extérieur, évite l’émergence de la culpabilité. « Ce n’est pas moi, c’est autrui. » Autrui est mauvais et jaloux. L’élaboration psychique du refus de la culpabilité innocente l’enfant mais aussi le parent indemne d’erreur par ricochet. La tendance à la victimisation évite une remise en question. Quand tous les enfants subissent de mauvaises influences, qui sont les initiateurs ? Encore l’énigme du «  qui de l’œuf ou de la poule. »

Surmontée l’irritation puis la peine, la perspective d’une consultation « psy » est envisagée, non pas dans une visée thérapeutique mais plus dans un but éducatif. N’y a-t-il pas autre chose à comprendre ? A essayer de décrypter ce comportement sans agiter le spectre du « psy » comme une machine à redresser, une menace : « Si tu recommences je t’y traîne. » ? Ce sont ces mères ( les pères ne viennent qu’après convocation), quand l’enfant s’attache au thérapeute, qui mettent fin à la prise en charge dans ce persistant non dit : «  Tu n’aimeras que moi. »

La grande souffrance, celle qui aurait besoin d’être traitée par un « psy », c’est la chute libre de l’enfant-roi, laissé pour compte après un divorce et subissant l’installation de l’amant de sa mère, grossier, alcoolique, violent qui se conduit en maître et seigneur dans le fief qu’il croyait sien. Le pire est le silence maternel. Déjà l’intrusion de son territoire par un étranger correct est une déconvenue, habitué qu’il était à édicter sa loi. Il devra s’adapter et surtout perdre ses privilèges. N’acceptant pas le partage, l’adolescence aidant, la violence des sentiments avec sa cohorte d’idées meurtrières va se convertir en agressivité retournée contre soi ( fractures multiples, actes de mutilation, tentative d’auto destruction) ou en dépression sous une forme acceptable culturellement, ( agitation, plaintes somatiques.) La possibilité d’un repli vers une figure de référence bienveillante, grand-mère, marraine, cautérise les blessures à vif en cas où le père préoccupé par une nouvelle vie se soucierait peu de la continuité du trône de l’enfant-roi. Grandeur et décadence sur le plan affectif autorisent l’exigence de vêtements et d’objets à la mode de plus en plus chers comme pour combler le manque et faire payer le parent d’une manière quelconque. La souffrance n’a pas de prix.

Dans un autre registre, quand il n’est sujet à aucune destitution, l’enfant-roi dans sa vie d’adulte aura du mal à accepter les échecs ( sentimentaux, universitaires, professionnels) dont il rendra les autres responsables « Tous des imbéciles. »

Longtemps il reste accroché à la bourse de ses parents, bastion d’une assurance de leur amour indéfectible, preuve tangible d’une dépendance réciproque.

L’enfant-roi se retrouve dans toutes les classes sociales à des degrés plus ou moins importants. Dans les familles défavorisées où les biens matériels sont à minima, la grande tolérance des attitudes de non-respect envers autrui et les choses en disent long sur les frustrations ressenties par des personnes qui ont manqué de l’essentiel et qui n’ont jamais pu accepter leur condition. Elles prennent là une revanche sur une vie de déveine, se donnant l’illusion d’être au même niveau que les gens nantis, adoptant leurs supposés principes éducatifs. Tout laisser faire constitue un acte de réparation : on répare ses doutes et ses blessures d’amour-propre, on espère en retour un amour sans condition comme dans le cas de cette mère élevant seule deux garçons qui surprend en vacances son aîné adolescent en train d’acheter un bijou et laisse échapper cette phrase : « Il ne m’a jamais rien acheté et il passe des jours entiers à chercher un cadeau pour une fille avec mon argent. Cà alors ! » On revient au « Tu n’aimeras que moi. » Car il s’agit bien d’une subtile quête d’amour de l’adulte dont la crainte est d’être abandonné. La procédure est identique à celle de nourrir pour être nourri à son tour. L’obligation de donner ne justifie en rien une réciprocité combien même des lois régiraient les devoirs parents/enfants des deux côtés. Il arrive que des comptes bancaires soient ponctionnés afin d’assumer la prise en charge en maison de retraite de personnes âgées. Il n’existe pas de loi obligeant à aimer.

La classe moyenne dans sa course à la consommation fait démonstration de son pouvoir d’achat. Ce qui est donné à l’enfant-roi est ramené au cours des conversations, véritable étalage de bien-être matériel synonyme de supériorité dans un monde où l’argent est considéré comme l’indice de la puissance. Faire montre à travers l’enfant de signes extérieurs de richesse sous-tend l’établissement de rivalité vis-à-vis de l’entourage. Mieux que, plus cher que, la lutte des pouvoirs inconscients met en scène des sentiments tels la jalousie. Posséder ce que l’autre a mais en plus grand, en plus beau, assimile le rejeton à un objet avec lequel on affronte autrui, une arme en quelque sorte. Il devient le symbole d’une réussite sociale dont on attend une confirmation par le biais d’une scolarité brillante. Pris dans un engrenage dont il tire bénéfice, il ne sait pas qu’il n’a pas droit à l’échec. Mis sur un piédestal ; il devra y rester au risque d’entraîner le parent dans la défaite. Ces jeux d’apparat les rendent indissociables l’un à son insu, l’autre dans une détermination à faire démonstration d’une supériorité masquant le sentiment d’infériorité tapi au fond de l’âme : un baume sur les blessures.

A s’entendre dire tout le temps oui, sans une possible contradiction autorise l’enfant à inscrire le parent au registre des faibles ; il n’hésite pas à le pousser dans ses retranchements. Cette conduite aura des incidences sur sa relation amoureuse. La moindre résistance déclanchera des attitudes de séduction jusqu’à ce qu’il arrive à ses fins. Prélude à une instabilité affective, il change de partenaire parce qu’il ne se sent jamais assez aimé.
Quelques enfants-roi sont conscients de l’incapacité à aimer du parent qui demande à cette avalanche de biens matériels de camoufler leur manque. Des objets froids, l’absence de chaleur humaine, un corps présentoir, jamais de mots tendres, vont pousser à rechercher un peu d’affection au point d’en quémander comme ce petit garçon aux yeux tristes provoquant l’occasion de manger à la table de la famille du copain dans une ambiance conviviale où la parole de chacun compte, acquiescement d’une existence individuelle et groupale.

Un enfant a besoin de repères, de sécurité, de protection et d’amour. Sa demande matérielle incessante vient parfois exiger ce qui lui est refusé de l’essentiel. Qui se souvient des mots du petit prince ?

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