La curiosité intellectuelle chez l’adolescent est indissociable de ses racines et de sa source, c’est-à-dire de la curiosité infantile. Au fur et à mesure qu’il grandit, le tout-petit découvre un univers qu’il essaie de comprendre à l’aide de tous ses organes sensoriels comme autant d’objets d’exploration. Lorsque cette curiosité de début de vie n’a pas été trop contrariée par des mésaventures, elle est à nouveau active à la puberté.
La curiosité part du corps, de ses changements mais aussi de ses pensées, de sa manière de voir le monde, de ses désirs envers les autres. Plus ils avancent dans la puberté, plus grandit une disponibilité intellectuelle, culturelle, affective, amicale ; ce qui explique que le garçon dans les premières années de collège est moins bon élève que la fille. Sa puberté étant en effet plus tardive, il est moins rapidement curieux de l’extérieur et donc des apprentissages scolaires, alors que la fille a déjà plus de disponibilité.
Classe sociale et apprentissage
La représentation de l’école a des incidences sur les attentes de la société tout entière. Les générations antérieures n’avaient pas accès à l’école principalement dans le monde rural. Quand les parents faisaient l’effort d’y inscrire l’aîné, il était retiré du système très rapidement en raison des difficultés économiques générées par la nombreuse progéniture. Les ménages se sacrifiaient au regard des notes prometteuses de bel avenir, mais déscolarisation et absentéisme pénalisaient la classe sociale défavorisée. Les récits de ceux qui tôt levés à la recherche d’herbes alimentaires pour les porcs, de corvée d’eau, avant d’aller en cours disent l’épuisement et l’indifférence pour les enseignements qui ne parlaient jamais de leur environnement, mais d’un ailleurs inconnu.
Longtemps des enfants ont dessiné des maisons à la cheminée fumante dans un pays où le froid et le givre n’existent pas. La société de la misère avait cette volonté farouche de sortir de sa condition servile, d’échapper au phénomène de reproduction en permettant aux enfants d’avoir un statut supérieur à celui des parents. Le film « La rue cases-nègres’ en est une parfaite illustration. Les premiers guadeloupéens issus du bas de l’échelle sociale qui ont réussi à rentrer à l’université en France, l’ont fait par le biais de l’instituteur qui les aidait en négociant avec leurs parents la diminution des tâches domestiques, économisant ainsi de l’énergie. De fait, la représentation du savoir accolait le milieu social au phénotype (les gens clairs de peau descendants du colon avaient bénéficié d’une scolarité alors que les autres en avaient été privé pour une question de moyens) encore aujourd’hui, la transmission toujours à l’œuvre maintient vivace ces critères discriminants.
La langue parlée à la maison était le créole avec ses contradictions et ses interdits. La compréhension des choses enseignées en classe où le créole n’avait pas droit de cité, augmentait l’impression de complexité des connaissances légitimées dans les livres. La différence entre la maison, le nous et le système scolaire, le non nous, dirigeait bon nombre d’enfants vers l’échec scolaire. Souffrir dans l’apprentissage, se sentir étranger dans son propre pays est une expérience originale où la violence de l’écrit alimentait analphabétisme et illettrisme. Des essais dissidents comme faits de résistance : enseignement du créole à Capesterre au sein d’un établissement, création d’une école privée entièrement couleur locale à Basse-Terre, ont permis à quelques-uns d’acquérir un savoir fut il parcellaire. La déculturation et ses nombreuses empreintes n’ont apporté aucun soutien à ces initiatives, même un journal rédigé par les élèves en guise de travaux pratiques a disparu faute de lecteurs. Trop difficile de lire le créole, puis il fallait penser à l’avenir ! Nulle insistance n’a encouragé cette échappée belle. C’était hier.
L’apprentissage aujourd’hui
Les adolescents évoluent avec la société qui met à disposition des outils pour tous. Mais pourquoi le taux de déscolarisation et d’absentéisme persistent ? On ne cesse de leur répéter qu’il leur faut obtenir des diplômes, qu’il est capital de bien travailler pour la construction de leur avenir, à tel point que l’enjeu de la réussite et de l’excellence semble les paralyser.
Dans l’école d’aujourd’hui il existe un décalage complet entre la curiosité, l’envie d’apprendre et les méthodes pédagogiques d’un autre temps. Il semble que l’école soit restée immuable dans sa manière de concevoir l’enseignement alors que la génération actuelle l’envisage autrement. Que préconisent les textes à propos des apprentissages ? La théorie de l’éducation prend appui sur trois facteurs qui s’interpénètrent : les contenus, la société, le sujet. Cela suggère que l’apprentissage devrait se concentrer sur les interactions sociales et culturelles qui façonnent l’évolution de l’apprenant dans une société donnée ; cette coopération sociale serait facilitatrice de la bonne construction des savoirs à travers une démarche collective. Ce qui signifie que les acquisitions gagneraient à se référer à la réalité de l’environnement.
Certes, l’école doit rester le lieu d’acquisition d’une certaine gymnastique intellectuelle, de savoirs de base et de connaissances culturelles, c’est sa mission. Mais ce n’est pas pour autant que ces savoirs ne peuvent être enseignés différemment et ne soient plus adaptés à la vie adulte aujourd’hui. Disserter sur le rap pour plaire ou sur un chanteur à la mode ne sert pas à grand-chose. Les adolescents ne sont pas dupes, ils attendent des références adultes différenciées qui correspondent à leur besoin. Ils ont envie de connaître l’histoire dont ils sont issus, y compris l’histoire culturelle : la perplexité de deux garçons devant un tableau représentant la cale d’un bateau négrier et sa cargaison, leur étonnement après explication, doit interpeller. Une expérience de narration à propos de la mythologie antillaise avec deux classes de primaire, des petits entre neuf et dix ans a donné des résultats inespérés. Ils attendaient avec impatience la venue de Pocahontas, surnom qu’ils avaient choisi de lui donner, pour la suite.
Il ne s’agit pas pour autant de jeter les auteurs classiques au feu en plus des savoirs fondamentaux, car ils représentent un double avantage : le travail de la mémoire complétement sous-valorisé, le travail sur la langue, la différence, le contexte historique. Ils apprennent beaucoup sur le net mais n’arrivent pas à organiser les informations pour les rendre exploitable. L’école joue là un rôle essentiel.
Les difficultés à l’apprentissage
Très peu de personnes savent se débrouiller pour apprendre, ce qui veut dire qu’il faudrait leur apprendre à apprendre. En fin de primaire il serait judicieux d’évaluer les facilités de chacun qu’elles soient auditives, visuelles ou davantage fondées sur d’autres modes de mémorisation, afin d’aider selon les compétences individuelles. L’école doit donner accès à des domaines que l’adolescent ne connaît pas, soit parce que sa famille ne l’y emmène pas, soit parce qu’il est happé par l’actualité et n’a pas forcément le temps de prendre de la distance. Cette école a toujours généré des interrogations majeures dans les attentes comme dans les angoisses. Pour certains toute leur énergie psychique se trouve mise au service de parade de cette angoisse et ils ne sont plus disponibles pour le plaisir d’apprendre ou de découvrir. Les principales causes des difficultés sont :
- La différence de langue parlée à l’école et dans la famille qui constitue une trahison. Les enfants sont dans un conflit de loyauté.
- La pression mise par les parents pour la réussite sans qu’une aide aux devoirs ne soit proposée (même la présence muette d’un parent analphabète au côté d’un enfant constitue un soutien), génère stress, rupture, décrochage, échec comme palliatifs à une situation insupportable.
- Les enseignements ciblés sur obtention d’un retour sur l’utilité de leur métier, de leur pratique suscitent de l’anxiété dans l’attente des résultats.
- La problématique identitaire est sous-jacente à un besoin d’identification. Le qui suis-je dans une société où nul héros n’est valorisé, pose la question du modèle ide réussite auquel se référer, dans l’indicible.
Les nécessaires images gratifiantes
Elles sont des images de pouvoir auquel l’adolescent participe quand il les contemple, à laquelle il veut s’identifier. Instance idéale en lien avec le sentiment que le sujet a d’être aimable Plus elles sont conformes à son idéal du moi, plus le sujet se ressent comme aimable et aimé pour lui-même et par lui-même. Cette fonction psychique interne et inconsciente se crée depuis les toutes premières relations de l’enfant avec un objet extérieur, depuis sa séparation avec l’autre. Pendant l’enfance ce sont les parents ou les substituts (vouloir être maîtresse pour les petites filles.) A l’adolescence les parents deviennent des êtres normaux, s’édifient alors d’autres images de modèle gratifiant.
En général, leurs principales idoles sont de quatre types et se situent dans le registre de :
- La beauté : l’engouement pour la miss France et la première dauphine de miss monde arrivées en Guadeloupe en dit long sur l’identification des filles.
- Le gagneur même s’il est hors la loi et transgresse les lois parce qu’il ne cède pas sur son désir.
- Le grand frère à qui on peut dire ses difficultés.
- Le sage qui connaît le sens de la vie, conseille en laissant libre alors que l’enseignant ordonne.
Les idoles ont une fonction psychique fondamentale dans la mesure où elles permettent l’éloignement de la référence familiale et donnent accès à une référence sociale. Ces idoles n’ont pas elles-mêmes de valeurs propres, c’est l’usage qu’en feront ceux qui les incarnent et la société qui les porte. Ils peuvent se personnaliser pour chaque sujet. C’est la personnalisation du modèle qui crée la forme des identifications sociales, référence pour se conduire dans la société et dans ses relations avec les autres. Le bad boy a eu son temps de gloire. Le modèle a une double fonction, il est créateur de la construction de soi et du lien social. Lien social de reconnaissance et d’identité qui cimente le groupe des jeunes, lien de reconnaissance et de connivence qui alimente la base des liens intergénérationnels mais aussi leurs oppositions.
Ici quelques échecs se justifient par une identification au Nèg mawon. Malheur ou nécessité, le nèg mawon ne saurait apprendre. Il ne peut que se rebeller contre le système en place, cristallisant toute la révolte adolescente.
Les conditions de la réussite
L’élève occupe une place centrale dans le système scolaire. Sa capacité à planifier, à développer des stratégies personnelles d’apprentissage, sa détermination à engranger des connaissances fussent-elles d’une grande complexité, requièrent une estime de soi consciente. La motivation renforce les aspirations et favorise l’adaptation. Certains disent éprouver du plaisir à travailler des exercices et à accomplir des activités. On se rend compte qu’il faut que d’autres facteurs interviennent et renforcent cette détermination individuelle.
L’établissement participe à cette envie d’apprendre. Quand il développe l’esprit de compétition, il encourage la perspective de réussite et d’excellence. La classe qui a gagné un prix de recherche en robotique au Canada, a ressenti une fierté collective qui se lisait dans les regards lors du passage à la télévision. Belle émulation à prendre conscience des potentialités dans l’envie d’initier d’autres projets en préparant d’autres concours.
L’enseignant est partie prenante de la réussite. L’intérêt que suscite les cours relève de la technique pédagogique doublée d’une propension à convaincre. Se crée une complicité, voire de la connivence dans la relation propice à établir une atmosphère sereine, agréable, facilitatrice d’échanges constructifs. S’établissent ainsi des objectifs d’apprentissage communs, adaptés au rythme de la classe, des dialogues féconds, une écoute réciproque. La bonne volonté ne suffit pas, les méthodes d’enseignement doivent s’intégrer à la formation des professeurs. Connaître sur le plan anthropologique la population d’adolescent dont on a la charge, c’est s’assurer de mener à bien l’objectif de départ : la construction de leur avenir. L’élève est motivé s’il trouve un intérêt à ce que dit l’enseignant.
Le milieu familial n’est pas à négliger dans cette édification du savoir. Se cristallisent des difficultés quand les interactions avec les parents sont inexistantes. Ils refusent de s’entendre répéter que leurs progénitures posent problèmes, troublent l’ordre établi, sont les derniers en permanence, lors des réunions de parents, devant les autres : summum de la dévalorisation. En revanche, leur implication à la hauteur de leurs aspirations, tisse des liens entre l’institution ou son représentant soucieux de la bonne image qui rejaillit sur le classement des établissements.
L’école a une mission instructive et éducative, c’est dire qu’elle partage le registre de la socialisation avec la famille. Elle a vocation à encadrer les comportements qui sont mis à rude épreuve à cause des nombreuses personnalités qui se côtoient au quotidien, dont les normes et les valeurs diffèrent. Une homogénéisation des règles devient nécessaire afin d’éviter les conflits. Quand les interactions multiples sont bien gérées, elles sont source d’une identité sociale adaptée aux contraintes de l’environnement. L’adaptation est un facteur catalysant les apprentissages qui s’enrichissent de critères sociaux et culturels, d’où la nécessité d’un nouage avec la vie en société. Si l’enseignant joue un rôle dans la transmission des savoirs, il ne doit pas négliger le savoir-faire des adolescents afin de les former dans leurs individualités. Ainsi l’école ne doit pas perdre de vue qu’elle est un lieu propice au développement intra personnel qui passe par un processus interpersonnel. La première expérience scolaire peut être déterminante dans le devenir d’un enfant. La réussite scolaire n’est pas seulement liée aux bons résultats, mais se trouve tributaire d’interactions sociales constructives.
Comment accompagner ?
Ne laisser personne sur le bord du chemin devrait être une priorité de la scolarisation. Pourtant l’échec est une réalité qui relèvent de divers facteurs. Identifiés, ils pourront donner lieu à un accompagnement personnalisé. Dès lors que les parents n’investissent pas l’école, leurs représentations vont influencer les postures. La désignation de l’enseignant comme agent d’un environnement hostile dont on ne doit rien attendre, ne soulève aucun enthousiasme : il s’agit de passer du temps à l’école jusqu’à l’exclusion cependant empreint de sentiment contradictoire. La rancœur alimente la frustration autorisant le saccage des locaux où d’autres ont bénéficié du savoir.
Une tentative de dialogue avec les parents dans le but d’ajuster un idéal serait d’écouter les difficultés qu’ils avaient rencontré dans le passé avec l’institution de leur enfance, de susciter leur l’aide afin qu’ils ne reproduisent pas par procuration leur échec et leur dépendance financière dû au non-emploi. Il est vrai que le modèle de parents chômeurs ne partant jamais au travail, ancre l’idée qu’une vie oisive est possible, intégrant la notion de précarité dans un avenir incertain.
Le brouillage des messages est facteur de confusion. De plus comble du paradoxe, ils insistent en disant que l’assiduité au collège est indispensable. Pour les adolescents, le monde du travail est d’une grande complexité ; ils ne partagent pas la vision de l’adulte attaché à une entreprise jusqu’à l’âge de la retraite, ils rêvent de grands espaces à forte mobilité et aux salaires à la hauteur de leurs ambitions. Mais se conserve la représentation abstraite du travail. Pour évoluer, ils ont besoin de mettre en œuvre des intérêts et des compétences différents de ceux des adultes, sinon ils se sentent tout à fait inadaptés.
Le rôle éducatif de l’adulte est d’apporter une régulation et d’éviter les excès, en leur laissant un espace d’investissement propre. Accompagner c’est tenir la main, puis lâcher la main. Renvoyés à eux-mêmes, n’ayant à en vouloir à aucune instance extérieure, le malaise génère une agressivité retournée contre ce corps mal perçu, mal aimé. Les tentatives de suicide, les mutilations scarificatoires, la boulimie, sont les expressions d’une violence contre la société qui mettrait des freins à leurs désirs pensent-ils. Les contenants éducatifs constituent une protection, une balise suggestive même si par défi est adoptée une attitude contraire, demeure des points de repère et d’appui dont usage sera fait un jour. L’exemple de cette jeune fille de 14 ans en perpétuel désaccord avec sa mère jugée bourgeoise, se moquant des fleurs renouvelées chaque semaine sur la table de la salle à manger, à son tour mariée, dispose un bouquet de roses blanches chez elle, la couleur préférée de sa mère, chaque dimanche.
Conclusion
L’école est encore trop élitiste, à défaut d’enseigner elle pourrait aider à forger les identités. L’utilisation de manuels scolaires classiques ne sauraient empêcher l’introduction de connaissances où les élèves pourraient se référer à des images valorisantes qui leur ressemblent sur le plan du phénotype. Encore trop rares sont les expériences qui mettent à l’honneur en classe les écrits de caribéens, leurs hauts faits, leurs réussites, suscitant la curiosité au point de vouloir les rencontrer et d’amorcer une identification. La détestable habitude de ne parler en bien que des morts, souligne la crainte d’une rivalité non justifiée. La formation anthropologique des professeurs s’agissant de la nouvelle population à qui ils ont affaire, est nécessaire car les comportements et la représentation du système scolaire se sont modifiés.
Une réflexion de grande envergure sur l’école en Guadeloupe, buts et objet, mériterait de s’inscrire dans l’avenir. Le pourcentage de réussite en fin de lycée, ne saurait gommer celui de l’échec vraiment très élevé.
Fait à Saint-Claude le 22 janvier 2020