Publié dans Le Progrès social n° 2495 du 15/01/2005
21 novembre 2004, dimanche matin 7h40 : un séisme d’une magnétude de 6,3 sur l’échelle de Richter secoue la Guadeloupe, en particulier le sud Basse-Terre ( Terre de bas, terre de haut.) Deux autres répliques, de force moindre suivront.
Des personnes regroupées sous des abris de fortune passeront plusieurs nuits ensembles, incapables de regagner leur domicile, en proie au stress post traumatique ( cf Progrès Social « Catastrophes naturelles, traumatismes et prise en charge » n° 2484 du 23 octobre 2004.)
Le cyclone qui est aussi une catastrophe naturelle, est un phénomène connu, apprivoisé. Il est presque domestiqué. Porteur d’un prénom familier, il est annoncé plusieurs jours à l’avance, suivi à la trace avec une carte montrée sur l’écran de télévision. Il donne le temps de se préparer ( consolidation des maisons, stock de nourriture), de l’attendre en supputant les chances d’une déviation de route, de conjurer le mauvais sort par des prières. « Georges arrivant à une vitesse de 350 kilomètres/heure s’est détourné de la Guadeloupe en 1998 grâce aux prières concertées des femmes » affirment certaines. Cette organisation rituelle a pour but de juguler l’angoisse.
Tandis que le tremblement de terre ne prévient pas, ne frappe pas à la porte, surgit n’importe où, à n’importe quel moment. Il surprend car il cesse, recommence, marque une pause, reprend, mettant à rude épreuve les nerfs et les sentiments. Le souffle difficile à situer s’entend du dedans et du dehors, envahissant tout espace sécurisant. Aucun moyen actuel ne peut le combattre. Il jette à la rue des gens habitués à avaler un café avant que de franchir le seuil du matin, sans respect pour la beauté et l’élégance des femmes à peine sorties de la nuit, instillant la crainte de continuer une douche interrompue, désorientant une grande partie de la population. Il arrive par effraction sans crier gare. Il est en cela un voleur d’émotion, fomentant le désordre interne qui s’étend à l’entourage. Le séisme est révélateur des personnalités : il va induire des comportements surprenants pour l’individu lui-même. Un mari a boudé trois semaines durant ne desserrant pas une seule dent parce qu’il s’est enfui dans le jardin en criant pendant que sa femme allait réveiller les enfants encore dans leur chambre, les conduisant à l’extérieur. Nul mot accusateur n’a été proféré, nulle moquerie non plus. Mais la honte s’est assise avec ce qu’il considère comme sa lâcheté sur son statut de père protecteur et d’homme fort.
Chaque douche est prise en tremblant, à la hâte, négligeant certains recoins par la femme dont la baignoire a tenté de se dérober sous ses pieds. Le moindre bruit la fait haleter ; elle conserve l’impression de secousses permanentes. Une autre se niche la nuit sur la véranda dans un sofa, laissant le lit de la chambre au seul mari. On peut imaginer l’état psychique de la mère de la petite fille morte, demandant une consultation quinze jours après le drame.
Le 26 décembre, les images du tsunami ravageur ont réactivé les angoisses : « Cela pourrait nous arriver. » Approximativement 220.000 morts et des souffrances innommables. Quelques-uns uns se sont considérés survivants, d’autres ont senti accroître leur peur, leur système d’alerte interne s’étant mis à fonctionner 24 heures sur 24. Le lendemain, lundi, un PMU était bondé à une heure matinale de travail. Certains grattaient avec frénésie, misaient, pariaient. S’enrichir avant une nouvelle catastrophe ? Non ! Conjurer la mort et sa peur. Avoir la conscience d’être en vie, d’être protégé par ses croyances quelles qu’elles soient, méritent qu’on se fasse plaisir, qu’on jouisse jusqu’au bout du sursis accordé : la joie et la frénésie avant l’intrusion du syndrome du survivant empreint de culpabilité. On sait qu’en cas de traumatisme une activité compensatoire fait baisser le seuil de l’excitation/tension.
D’une manière générale, d’aucuns s’accorde à penser que démonstration est faite de l’égalité des humains, de tous les humains, en regard de leur fragilité face à la nature destructrice, que les comportements devraient se modifier dans le sens de l’humilité et de la solidarité, que chacun devrait vivre en harmonie, que…que…que, mais les que ne montent pas le morne. L’oubli réparateur, – il serait difficile au quotidien de penser à sa mort-, permet de reprendre ses habitudes avec moins de sérénité, de conserver son mode de fonctionnement et surtout de se mettre à distance d’une finitude non espérée. La foi religieuse autorise l’acceptation passive de la fatalité : « Vas où tu veux, meurs où tu dois.» Il n’existe désormais pas de terre de sécurité de par le monde, on est tous logé à la même enseigne.
Le 21 novembre, passée la journée d’urgence de la crise, après un débriefing ( prise en charge médicale et psychologique), la réintégration des domiciles aurait dû être possible. Cela n’a pas été le cas, pas tout de suite. La peur s’est accrochée, elle n’a pas quitté l’intime pour cause d’absence de mots immédiats exprimés en groupe ou en individuel. Certes, les médicaments ont apporté un apaisement vite dissipé avec la prise de conscience de la réalité. Les répliques effectives et leur menace incessante, ont fait naître l’effroi qui doit être géré en fonction des circonstances. Des méthodes adaptées d’accompagnement sur une plus longue durée permettant la réappropriation des lieux d’habitation en les mémorisant chaque jour un peu plus, engendrant la naissance du désir, l’apprentissage d’une relaxation individuelle à pratiquer quotidiennement afin d’atténuer la charge émotive de l’attente du pire, la prise en charge des adolescents ( ces éternels oubliés), celle des enfants qui sont aussi sujets au stress augmenté de celui des parents : l’innovation par le jeu ( identification de l’agresseur et son terrassement), par la danse ( défi et évacuation de la crainte), ont fait défaut par manque de temps peut-être. Certes il fallait un déploiement de spécialistes chevronnés en la matière, une relève à assurer, donc une organisation et une mobilisation des « psys» à continuer. La Guadeloupe possède aujourd’hui les moyens d’assumer des prises en charge de qualité. L’accident d’avion de Saint-Barthélemy l’a démontré.
Que faire ? Comment vivre avec le séisme ?
- Demander de l’aide quand le mal-être est permanent, surtout si une
première intervention médico-psychologique n’a pas apporté la quiétude escomptée. Sont implantées dans la plupart des communes des centres médico-psychologiques qui dispensent des soins gratuits. A Terre de Bas, il suffirait d’organiser une permanence psychologique au bénéfice de cette population en souffrance.
- Entreprendre une activité restée au stade de projet et la concrétiser (sport, art,
études), afin de spéculer sur un avenir meilleur.
- S’organiser pour assurer sa sécurité ( évacuation, consolidation de l’habitat,
stock alimentaire.) En Allemagne obligation est d’avoir dans chaque habitation un placard de survie contrôlé une fois l’an par un agent de l’administration. Cette pratique donne sens à la réalité par le biais de la prévention
- Apprendre à expulser la surcharge émotive en groupe ( jeux de société,
réception), ou en individuel ( relaxation, sport.)
Ces mots d’Aragon nous rappellent que « Rien n’est précaire comme vivre, ne rien commettre est passager » ; en avoir conscience c’est déjà apprécier jour après jour la dimension de la place et du rôle de chacun en évaluant l’utilité de sa vie.