Publié dans Le Progrès social n°2650 du 02/02/2008
Depuis quatre ans, les défilés carnavalesques s’exportent dans les communes. La décentralisation de la fête a pour but de permettre à ceux qui n’ont pas de moyens de locomotion le samedi et le dimanche à leur disposition ( les transports en commun se reposent de leur parcours de la semaine) de jouir de la féerie.
Les villes de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre, n’ont plus le monopole de recevoir une foule attirée par la somptuosité des créations costumées, avançant à pied ou sur des chars. Moule, Baie-Mahault, Vieux-Habitants, Saint-François, accueillent les mêmes déguisements que les deux villes les plus importantes. Beaucoup de communes sont gratifiées de « déboulés » très appréciés. L’immuable rituel d’ouverture le jour de l’épiphanie et le défilé du dimanche Gras à Pointe-à-Pitre, celui du mardi-Gras à Basse-Terre est maintenu ; il est le seul élément conservateur d’une tradition qui s’effrite peu à peu.
La constitution d’une fédération du carnaval, puis de deux, ensuite de trois, a donné naissance à des polémiques axées sur l’organisation, la répartition des subventions entre les mas à peaux et les mas à caisses claires, le parcours des défilés. La question a été posée d’une participation financière de la population. Deux euros par personne debout pour le spectacle, un peu plus pour les privilégiés assis sur des gradins. La grogne a différé la proposition de la liesse monnayable. Les quelques gradins payants sont occupés par une foule en bonne santé, en général, ni trop âgée, ni unijambiste, ne subissant aucune bousculade. L’impression de dominer et de mieux voir, comme la cavalerie devant la piétaille, lui confère un statut social dont elle s’imprègne. Sans masque, elle participe au travestissement de l’âme. Grands bourgeois ou seigneurs d’un instant ; les assis sont au-dessus de la mêlée.
Les carnavaliers déploient les figures chorégraphiques devant eux, se limitant à une portion de bitume devenue espace théâtral : jeu scénique qui avalise la couverture d’importance avec laquelle ils se drapent. Ils sont tous sujets de la cour du Roi ou de la Reine. Les courtisans s’obligent à la courbette et à la séduction, combien même ils ne font pas partie des membres du jury.
Cette année, l’idée hasardée d’une manifestation carnavalesque à l’intérieur d’un stade procède de la volonté d’en finir avec la gratuité des défilés ; mais aussi de réglementer, de contenir, de canaliser cette énergie débordante.
Cette éventualité aurait-elle surgie à partir des faits de violence de l’an dernier dirigés vers un groupe ? Que démontrent les statistiques ? Que durant le carnaval les agressions ne sont pas plus nombreuses que le reste de l’année et que les accouchements neuf mois plus tard ne témoignent pas d’une sexualité intense pendant ces quelques jours. Certes, les rencontres en sont facilitées ; l’alcool lève les inhibitions, la gaieté autorise une approche franche et directe. Le masque renforce la confiance en soi. Sous-jacent à l’envie d’enfermer le désir, ce qui ne peut encore s’exprimer là, est le projet d’un spectacle pour touristes, à l’abri des intempéries, servis en premier, places retenues : réception oblige.
Le pointage de la confiscation d’un évènement ayant une fonction essentielle pour la psyché de la population, est indispensable. Que signifie la transformation, pour des velléités économiques, d’une tradition festive qui perdure depuis la nuit des temps ? Les limites d’un stade seraient-elles suffisantes à l’accueil de tous ces gens qui n’ont pas besoin d’emprunter une voiture pour se remplir les yeux de cette créativité étalée ? Les personnes âgées sur les balcons, assises devant le pas de porte, debout sur les vérandas jouissent de la liesse sans avoir à mettre leurs corps en marche.
En outre, est-on prêt à brader tout ce qui s’est construit comme prise en charge de l’agressivité par des associations offrant à une jeunesse la restitution d’un patrimoine souvent malmené ? A leur apprendre à vivre en groupe et à respecter l’autre afin de bénéficier aussi d’un certain respect ? Peut-être qu’il s’agit là d’un malentendu ou d’une mauvaise interprétation qu’une mise au point et un prompt revirement viendront rectifier.
Le propre de l’humain placé en face de ses erreurs est de se vautrer dans la dénégation. L’offre d’un stade où danser après la contemplation de tant d’ingéniosité et de beauté, oui bien sûr! Plus grand qu’une salle de bal ordinaire, il permettrait au plus grand nombre de faire vibrer leurs corps à la manière de ceux entraperçus durant l’après-midi. Se défouler, oublier le quotidien, donner libre cours à son imagination et rêver : enfin rêver. Le carnaval appartient au peuple ; on doit le lui laisser.
Son organisation a donné naissance à des associations culturelles, à un ordonnancement de la circulation routière, à des balises de sécurité. Cette codification sous-tend des règles et des normes auxquelles on ne saurait déroger, avec comme conséquence une socialisation du désordre : entendons par désordre, l’ordre inversé ( chacun pouvant s’attribuer un statut et un rôle autre que dans le quotidien.)
Les déboulés ne sont pas impromptus : annoncés, ils conservent la priorité sur les véhicules. L’unique protestation consiste pour au moins deux groupes de ne pas suivre le parcours officiel. Refusant d’occuper un rang précis, de s’aligner sur l’heure d’un programme, ils se démarquent des autres, soulignant leur volonté de résistance à l’ordre établi.
Conservatrice de la tradition, une catégorie de mas non consciente de ce qu’elle peut véhiculer, totalement éloignée d’une représentation contestataire, échappe à l’énoncé de ce schéma : celle des TI MAS. Surgissant au coin d’une rue le samedi et le dimanche matin, à l’heure où les carnavaliers se regroupent pour se préparer, les ti mas arrêtent le passant ou l’automobiliste.
Au minimum deux, cinq maximums, ils sont vêtus de haillons, de robes de vieilles femmes, la tête attachée à la manière des corsaires ou des matadors. Les chaussures informes, semblent prêtes à rendre l’âme ; elles ne déparent pas le tableau de la pauvreté et du dénuement le plus complet donné à voir, jurant avec la somptuosité des costumes des défilés. Le masque recouvrant les visages sont souvent des faces rigolardes d’enfants joufflus ou d’hominidés. Le fouet, apparu assez tardivement, prolonge la main menue des très jeunes.
Le comportement trace une ligne de démarcation entre les différents âges et la classe sociale. Les habitués sont moins hésitants, ils braquent un doigt imposant sur la vitre qui refuse de descendre, se mettent sur le capot du véhicule, ne prononcent pas un mot, se couchent en travers du passage bétonné, pendant qu’un de leurs comparses tend la main. Les novices font le simulacre d’un ballet solitaire ou à deux, justifiant la manne attendue.
Qui sont les ti mas ?
En général ce sont des garçons, rarement des filles. Celles qui suivent le mouvement par défi ou en guise d’initiation à la bande ne recommencent pas l’année d’après. Enfants des quartiers avoisinant la ville, ils fréquentent le même établissement scolaire. D’autres sont issus des squats ou des ghettos, où manger à sa faim relève de la prouesse.
Depuis peu, des majeurs viennent gonfler les rangs des ti mas, sans fusion, ni entente avec les enfants. La bataille pour le territoire n’a pas lieu peut-être parce que les enjeux n’en valent pas la peine. Le bruit est un atout utilisé contre le manque de bon cœur. A tambouriner et à claquer le fouet, ils produisent l’agacement des pièces jaunes qui sautent du porte-monnaie.
Le mécontentement de la population porte accusation contre l’agressivité des ti mas. Dérangés par cette manière d’imposer au lieu de quémander, certains expriment le vœu de la disparition de cette mascarade du désordre. Ce qui gêne en réalité est l’impression diffuse d’une jouissance de totale liberté qui les implique dans le geste d’avoir à payer ce auquel ils n’auront jamais accès : l’envahissement des lieux de circulation communs sans aucune autorisation ; l’esprit essentiel du mas.