L’affirmation de pouvoir évoquer un souvenir d’enfance à partir de deux ans demeure une chose non vérifiable dans l’état actuel des connaissances scientifiques. A quel âge peut-on en livrer un récit précis ? A partir de 5ans selon les neurosciences qui expliquent que le cerveau du tout petit n’est pas en mesure d’enregistrer les évènements comme celui de l’adulte. Par contre, l’enfant peut être en proie à une sensation floue de déjà vécu à l’écoute d’une histoire familiale sans pour autant en avoir une image précise. Les photos et les narrations parviennent à lui construire de faux souvenirs qu’il peut faire siens.
Se remémorer son enfance est plus complexe qu’il n’y paraît parce que l’humain possède plusieurs mémoires.
- La mémoire à court terme qui permet pendant quelques secondes de retenir ce qui vient d’être dit.
- La mémoire à long terme composée de deux items :
1)- Une mémoire procédurale gérant les automatismes (gestes habituels, savoir-faire) qui participe à la reproduction de ce qui a été appris et cela des années plus tard.
2)- une mémoire sémantique qui mobilise les connaissances accumulées durant des années.
- La mémoire épisodique, elle, offre une capacité à revivre le passé, à visualiser les évènements vécus. En lien avec la mémoire sémantique elle constitue la mémoire autobiographique qui engrange les informations et les souvenirs spécifiques depuis le plus jeune âge ce qui permet de construire le sentiment d’identité et de continuité. Elle flanche quand survient la maladie d’Alzheimer qui en altère les mécanismes.
Processus des souvenirs
Les souvenirs récents sont gravés dans l’hyppocampe (une partie du cerveau) et se muent en souvenirs durables. Les odeurs, les sons, les formes, les informations, les émotions, la perception du temps qui passe sont enregistrés en temps réel, puis écrits dans un langage régi par un code neuronal. Cette première étape appelée encodage a besoin de stimuli c’est-à-dire d’une attention accrue. En absence de stimuli suffisamment puissants, la remémoration des choses sera presque nulle. On le constate dans le DADA (défaut d’attention due à l’âge). Chez les sujets âgés, la tâche entreprise est délaissée au profit d’une plus urgente. L’action commencée n’est jamais achevée, et tout au long de la journée le passage d’une chose à l’autre sans avoir gérer définitivement aucune laisse un sentiment d’incomplétude doublé d’une grande fatigue.
Plus un évènement est raconté, plus il reste inscrit de manière durable dans le cerveau. Le phénomène s’explique par la réactivation des cellules en place dans l’hyppocampe qui soumis à une grande sollicitation se renforcent. Une mise en réseau se relocalise à différents endroits en particulier en surface, pour faire de la place aux futurs souvenirs qui s’actualisent dans des registres émotionnels (l ‘amygdale), cognitifs (le cortex pré-fontal), perceptivo sensoriels (le précunéus). C’est le stockage.
La remémoration du souvenir concerne en premier l’hyppocampe qui a le pouvoir de rassembler les composantes éparpillées et de les organiser en un ensemble cohérent. Cependant si certains éléments ne sont pas suffisants à la remontée du souvenir un indice supplémentaire peut être requis. Et c’est ainsi que malgré le sentiment d’apercepter et de sentir toutes proches les images dans la mémoire, jamais elles ne surgissent, « on brûle » mais elles ne se présentent pas au conscient. Quelques jours après, parfois sans être convoquées, elles s’imposent de façon limpide. Une odeur, établit une correspondance avec le fond de faitout de la grand-mère/ confiture, qu’elle laissait gratter à tour de rôle aux petits-enfants, charriant des visions de plaisir d’enfance. C’est le rappel.
Le processus des trois phases de la mémoire, encodage, stockage, rappel est freiné avant l’âge de trois ans. Plus il grandit, plus l’enfant arrive à maturation de ses structures cérébrales donnant assise aux souvenirs. L’association de la connaissance des faits (mémoire sémantique), et des souvenirs personnels (mémoire épisodique) est primordiale. Par exemple l’éruption de la soufrière dont on connaît la date, parce qu’elle est rappelée constamment (mémoire sémantique), renforce le souvenir personnel de ce que l’on faisait ce jour-là, du lieu où on se trouvait à ce moment-là, les sentiments ressentis, démontre l’aptitude à lier expérience personnelle et connaissances chronologiques. La connaissance du passé ne dépend pas seulement de ce qui est raconté, mais aussi de ce qui a été vécu dans la forte corrélation du lien entre ces deux éléments.
Ni écrit, ni raconté, le souvenir sombre dans l’oubli. Il peut aussi subir des altérations, des images nettes et un décor flou et vice versa. Le journal intime démontre combien les faits consignés au présent sont fiables. Les personnes en les relatant des années plus tard, se rendent compte de la perte d’une partie de la réalité, quand une comparaison avec le journal met en évidence les lacunes ou les agencements inconscients. Raconter aux enfants le passé comporte un bénéfice : il leur permet de donner relief à une chronologie familiale, de s’y situer, de se raconter aux autres, de s’ancrer dans un groupe d’appartenance en donnant assise à une identité. Pour les parents, c’est maintenir vivace les souvenirs.
La mémoire restitue des images chargées d’émotion à l’évocation ce de ce qui a été vécu, qu’il s’agisse d’une expérience douloureuse ou d’un traumatisme dont la gravité est souvent variable, en fonction de divers paramètres tels la sensibilité personnelle, l’évaluation de la densité, la place dans la chaîne de la filiation. Deux personnes apparentées, ne ressentiront pas un évènement de la même manière et ne le raconteront pas non plus de façon identique. Il arrive que la remémoration submerge d’émotion le narrateur en envahissant sa conscience, des années plus tard, parce que aucun baume n’a adouci la blessure, maintenant vivace le ressenti. Une dame de 80 ans, pleure encore à l’évocation des rejets perpétués plusieurs années durant, envoyée de maison en maison de parents proches, sortie tôt de l’école, privée de connaissances, maltraitée sans raison apparente, une épine dans l’âme, elle a réussi à construire une famille nombreuse qui n’a jamais rien su de son histoire qu’elle se racontait à elle-même afin de ne pas l’enfouir dans l’oubli. Le présent n’a jamais donné satisfaction ni plaisir.
La recomposition, réunion des traces éparpillés dans le cerveau, rôle de l’hyppocampe, réactualise les traces existantes. Les ajouts, les ratures, les oublis peuvent s’inviter à ce processus, à la manière de la rédaction d’un texte. C’est alors qu’intervient parfois une modification qui transforme le souvenir par ce phénomène de l’influence du présent sur le passé. Les connaissances actuelles colorent d’un regard neuf le souvenir, parce que son destin a déjà trouvé une inscription dans le futur. L’environnement va le remodeler par un doute exprimé, raconté d’une autre manière par des personnes présentes lors des faits, confronté à des contradictions de témoins. De l’ancien surgira un souvenir nouveau épuré ou agrémenté, de toute évidence modifié.
Les tous premiers souvenirs subissent un remaniement puisque le jeune âge dont la capacité d’expression est limitée, se trouve soumis à l’influence des adultes qui élaborent les interactions sociales. Les souvenirs sont sensibles aux suggestions d’autrui ainsi qu’à leurs orientations et aux questions dirigées. C’est ainsi que des faits non vécus peuvent être englobés dans les représentations de l’existence.
Les faux souvenirs
La mémoire autobiographique est sélective et perfectible. Souvent elle peut autoriser l’accès aux informations qui correspondent aux intérêts, aux croyances et aux désirs présents quand de façon inconsciente, le sujet complète les brèches causées par l’incapacité à rassembler la totalité des fragments du souvenir dans le cerveau, qui sont complétées par des connaissances autobiographiques plus générales. La répétition du processus va construire un faux souvenir qui n’a rien à voir avec l’original Partant de cela une question est à approfondir : les souvenirs qui ne subissent pas de transformations sont ceux qui reviendraient dans des situations identiques au premier, de même que ceux qui ne sont jamais évoqués ? Les faux souvenirs peuvent être en butte à la suggestion et être induits. Dans le cas d’une prise en charge psychothérapeutique, quand le thérapeute suggère que le malaise ressenti par une patiente relève d’un viol ou d’un abus sexuel parce qu’elle exprime un sentiment de gêne en présence de son père, ce dire relève de l’infâmie et de l’incompétence. Cette suggestion va torturer la mémoire où rien n’afflue et rendre une relation plus perturbante qu’elle ne l’est.
La mémoire n’est pas toujours fidèle. Elle subit l’influence de critères tels de nouvelles conditions de vie, un changement d’environnement géographique, une mise à distance de la parentèle. N’ayant pas d’utilité majeure, elle s’engonce dans l’oubli, procédant parfois à une réactualisation des souvenirs.
Les incidences sur le devenir
« Ils ne sont pas un simple retour du passé. Ils constituent notre identité. » L’adulte n’est que le prolongement d’une histoire d’enfance dans laquelle il s’embourbe ou au contraire il puise la volonté d’un dépassement de soi. Les souvenirs sont inducteurs d’une appartenance à un groupe, à une famille, un repère qui structure une filiation, une inscription dans une histoire. Une personne en situation d’amnésie ne saurait décliner son identité. A partir de ce passé, l’avenir s’édifie dans un registre teinté d’éléments de la mémoire infantile, puisque durant toute l’existence, les souvenirs s’invitent dans les dialogues avec soi et avec autrui. Ils recèlent de précieux renseignements relatifs à la personnalité, aux aspirations, aux désirs, donnant à chaque être une touche personnelle : le sujet unique.
Quelques souvenirs surgissent comme mus par un rapport d’indépendance à soi, dans une confrontation à un évènement heureux ou traumatique sans qu’ils puissent être maîtrisés. D’autres s’invitent à des moments propices : le décès d’un proche, la naissance d’un enfant, un tête-à-tête à la rencontre d’une certaine nostalgie. En général lors des rites familiaux, leurs évocations scellent un sentiment d’appartenance où le rappel des valeurs communes, des faits collectifs, sont partagés par tous rappelant l’évidente force d’un ciment familial. Ils occupent une large place dans le continuum d’une vie et des relations familiales. Faire émerger des images communes à la fratrie différenciées par les ressentis individuels, référence au groupe, en même temps expression intime et personnelle, ordonnance un passé semblable et différent, car chacun à une lecture différente des faits selon sa propre perception de l’époque. L’enfant peu ou prou investi par la mère en raison de son sexe, de son phénotype, d’un lien avec un père au statut social enviable, d’une reconnaissance dans une inscription nominale, ne vivra pas les faits comme un aîné dont le regard est déjà plus aiguisé. Le sujet est rarement l’enfant de la même mère et du même père parce qu’il naît à un moment différent de la vie de ses parents. Chaque enfant a une mémoire personnelle en fonction de sa place dans la fratrie, de la relation affective avec un parent, de la bulle de préférence dont on l’entoure.
Les moments de solitude favorables à l’introspection, retour sur le soi/vérité, réveillent les souvenirs dans le surgissement des sensations du passé. L’avancée en âge dispose des collections d’objets d’antan dans les espaces visibles afin d’y déposer un œil quotidien, conserve les photos et les lettres à montrer les jours de réception après le repas, quand les invités sont priés de passer au salon. Ce comportement signe le désir de relire son histoire en la transmettant, de la soumettre à l’épreuve de l’écoute. Souvent le récit est déclenché par une demande avide : « Mamie c’était comment de ton temps ? » Voilà le temps qui revient en s’installant dans la transmission, temps heureux ou pénible exorcisé dans des écrits bibliographiques ou dans les films, comme pour prendre tout le monde à témoin. La cinéaste Corinne TARDIEU dit de son film la tête de maman : « C’est un mélange d’impudeur et de pudeur. D’impudeur car on se nourrit de son vécu, sans avoir peur de s’en servir, et de pudeur car on s’en sert en remettant une distance. Le film a eu sur moi un effet salvateur. Il m’a aidé à basculer dans l’âge adulte et à faire le deuil de ma mère. »
Fonction des souvenirs
Le souvenir d’enfance est une trame historique qui conditionne la manière d’être au monde de chacun, le rapport entretenu avec autrui, les peurs, la nécessaire accession à la construction du soi (le soi s’assortit du moi et de l’idéal du moi), le dévoilement des capacités et des aptitudes dans un but d’atteindre les objectifs fixés. Repères indispensables à l’orientation de la vie, il est un moteur dans le meilleur des cas mais aussi un frein qui immobilise. Quand l’émotion dont il est imprégné s’inscruste durablement dans l’intime, l’impact a un effet nocif et ne dépend que d’une réelle volonté de s’en débarrasser ou d’en amenuiser le sens. L’oubli n’est pas toujours un choix délibéré comme dans le trauma insupportable, où des années sont scotomisées sans espoir de récupération. Souvent il est enfoui et non pas perdu comme pour éviter une surcharge des sentiments. Un tri s’effectue dans une gestion harmonieuse de la psyché. Le clivage est une opération inconsciente qui établit une relation avec l’humeur et sa capacité d’absorption de la charge émotionnelle. La qualité de l’état psychologique autorise la remontée des souvenirs heureux, comme si le bonheur refusait de se laisser envahir par un tourment délétère. Se reconstruire procède à un travail de réappropriation de soi qui oblige à une mise à distance des mauvais souvenirs. Cependant il n’en demeure pas moins vrai que ces derniers doivent être verbaliser afin de les exorciser, en se délestant du poids de l’insupportable. La Soulagerie est le lieu ou l’indicible peut être entendu, un terminal où le fardeau s’allège en se transformant et en se dépouillant de sa menace perturbante.
Le souvenir d’enfance a une résonnance identique dans toutes les cultures, il est du registre de l’universel. Les témoignages de personnes d’horizons divers viennent attester de cette évidence.
Fait à Saint-Claude le 11 décembre 2019