Le sein dans sa dimension culturelle

Publié dans Le Progrès social, n° 2644 du 15/12/2007

Le sein est perçu comme un élément essentiellement féminin et il ne viendrait à personne l’idée qu’un père puisse porter le sien à la bouche de son enfant. Le masculin pourtant en est pourvu. Il n’est pris en compte qu’en cas de cancer : affection rare  chez l’homme. La culture lui assure une suppléance nourricière quand la mère fait défaut : « Kan ou pé pas tété mamman ou ka tété papa. » Mais qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit plus du gîte et du couvert que du liquide pourvoyeur de vie. Car la fonction première du sein était et reste encore le symbole de l’être maternel. La «  petite grossesse » est décelée par les regards fureteurs, à l’augmentation de la poitrine avant que le ventre ne s’arrondisse. Durant la gestation, la consommation de bière noire à base de malt, conforte la femme dans son rôle de future nourricière. La montée laiteuse tardive autorise une mixture à base de queue de morue salée et de lentilles que la parturiente avale sous l’œil attentif de sa mère ou de sa représentante. A la campagne dans la classe sociale défavorisée, l’unique aliment de l’enfant était le lait maternel. L’introduction à trois mois, de bananes jaunes écrasées et d’igname dans sa nourriture, ne le privait pas pour autant de succion. La croyance maintenait vivace l’affirmation de l’allaitement/contraception, justifiant un sevrage tardif ; plus pour les garçons que pour les filles. La qualité de la présence maternelle était accrue auprès du petit garçon, car le corps était appréhendé  dans sa disponibilité et son aisance pratique. Les mains s’attardaient à la prévention du phimosis, au nettoyage des moindres recoins du prépuce, au jeu jusqu’à l’érection qui préparait le garçon à la séduction. Le corps féminin lui, était saisi dans sa vulnérabilité par la promptitude de la toilette intime de la fille/bébé. Elle apprenait combien était gênante cette faille fragile et secrète de son anatomie qu’il fallait protéger. Au bout de trois, quatre ans, obligation était de supprimer de ces bouches avides cette partie de la mère, presque à son corps défendant puisque le lait continuait à mouiller les soutiens-gorge. Une pierre au soleil en recevait des gouttes, tombées des seins pressés. Ce rituel semblable à la magie analogique devait assécher le liquide nourricier. Le renforcement se faisait à l’aide d’un collier de pois d’angole passé autour du cou. Quand le vert des graines virait au marron, elles devenaient sèches ; par analogie le lait tarissait. Point n’était besoin de médicaments comme aujourd’hui, durant cinq jours posant la question du risque de maladie.

Il semble là que le plein et le vide soient conditionnés par deux symboles masculins. La queue de morue élément phallique s’ajoute aux lentilles, favorisant la montée de lait, les graines de pois d’angole participent à son assèchement. Ainsi, être mère ne saurait occulter des parties de l’homme qui permettraient à la femme de réaliser son dessein vis-à-vis de l’enfant. Sa démarche participative ne s’établit pas sur le plan du réel mais se tapit dans les limbes du symbolisme. Grâce à son engagement non visible, elle bénéficie dans le premier cas de la force et de la vitalité retrouvées à travers cette parole d’enfant béké malingre devenu adulte costaud : « an tété nègresse. » A la limite rien ne peut lui arriver de mauvais  tant le souffle de vie reçu le rend indestructible. Auparavant les servantes des habitations créoles fournissaient le sein quotidien à deux enfants : au sien et à celui de madame. Cela était partie intégrante des tâches ménagères tout en évitant l’épuisement de l’indolente accouchée. La bonne mère se reconnaissait au corps potelé du nourrisson, comme l’épouse dont la croupe arrondie signalait d’abord l’abondance due à un riche mariage, mais aussi la fin du célibat. Les seins ronds, jugés généreux, du temps des grands-mères étaient considérés bons à l’emploi, sous-entendu à l’allaitement. Tandis que le tété bouteille long et malingre avertissait d’une inutilité : soit parce que la femme  avait déjà eu une vie remplie d’une nombreuse progéniture, soit parce qu’elle était amaigrie par la maladie. La flétrissure des seins n’était assimilée à l’âge que pour opérer une séparation entre les générations. Le bal a fem a tété tombé réservé aux dames mariées ou non tenait loin des corps respectables les jeunes séducteurs, barbots ou gigolos, comme pour prévenir les exactions possibles du désir et des débordements. La musique aussi était adaptée : la valse créole, la biguine, le tango et le boléro n’activaient pas le sang des veines. Les femmes libres à tétés tombés avaient le loisir de faire connaissance avec des contemporains. La prudence morale ne savait pas que les hommes âgés n’aiment que les jeunettes. La conscience de se diriger vers la mort  oriente le choix d’une compagne bouillonnante de vie. Mais à l’époque, les personnes devaient rester dans un cadre correspondant à leur groupe : classe sociale, classe d’âge, catégorie ethnique.

Les années soixante, le mannequin twiggy et le téléviseur nouvellement arrivés, ont montré une femme androgyne, regardée de face qui semblait être de profil, sans hanches ni sein. L’image a frappé les imaginations de filles qui refusant le modèle materne, optaient pour la préservation de la poitrine, devenue soudain objet sexuel. Le lait maternisé devait prendre le relais des seins bandés, gonflés de liquide nourricier contenu. Tire-lait, crèmes et pommades, comprimés asséchant avaient pour mission de préserver cette partie du corps à montrer dans un autre contexte que celui du maternel. La survenue timide du monokini, le haut enlevé, affûtait les rêves d’un galbe à l’épreuve de la maternité. Des jeunes femmes ont pleuré de déception quand des mères autoritaires ont essayé de mettre les bouts non faits de leurs petits seins devenus volumineux dans des bouches serrées de nourrissons. Le nouveau-né semblait offrir une résistance comme pour combattre le mal par le mal ou peut-être par complicité avec la jeune maman afin d’endosser sa part de responsabilité. La difficulté c’était lui, sa présence. Après avoir déformé le ventre il comprenait et compatissait au refus d’acharnement  sur le haut. Plus de vision dans les jardins de corsages ouvrant ou se soulevant à des fins d’alimentation. Les seins se portaient  dans des balconnets agrémentant les décolletés. La sveltesse retrouvée rétablissait l’image du symbole sexuel. Les douches froides, les gels raffermissant venaient en aide aux nouvelles accouchées à la poitrine dégonflée par le retrait du lait. Le rétablissement du droit de l’enfant au sein, de façon scientifique, prouvé par les apports protecteurs et immunitaires de la mère, a relancé la relation privilégiée de ce moment intimiste. Le sein est sorti des wonderbra pendant cette période, sans difficultés, pour le réintégrer par la suite. L’amour opère des miracles quand il ne frustre pas. La maternité n’empêche pas le plaisir d’être regardé ou désiré : elle n’entame pas le narcissisme. Avant peut être comme après.

Aujourd’hui les seins s’aperçoivent dans tous leurs états. Ils ont acquis une sensibilité qui n’existait pas il y a un demi-siècle. Ils s’introduisent dans les écrans des portables et des sites pornographiques, ils se mettent en valeur par le biais de la chirurgie esthétique. Le geste de défense aux regards a aussi changé. En Europe la surprise voile le sein alors que les mains cachent le sexe en Afrique. Ici, une main sur chaque région à dissimuler opposait un refus à l’œil impudique. Actuellement

les deux mains sur le triangle du sexe en dit long sur ce sein symbolique ( entendu dans le sens du registre auquel il appartient) qui est à découvert, en toute aisance, et promulgue une volonté d’étendre cette liberté à d’autres territoires.

Si le sein coupé de LOKEY, esclave noire de Saint-martin symbole de la résistance qui  marchait la poitrine dénudée, rappelle la barbarie du bourreau, il souligne que ce besoin de mutilation venant des hommes marquait leur convoitise. A observer les travestis durant le carnaval, les seins occupent beaucoup d’espace.

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