L’argument majeur qui suscite une réflexion sur le travail social ici et maintenant a pour base la mutation opérée depuis quelques années des pratiques qui se complexifient en fonction de la demande et des besoins nouveaux de certains usagers. Il ne s’agit pas de dimension technique voire éthique des actes mais d’un enjeu de taille : celle d’une gestion du lien social.
De nouveaux publics (chômeurs sans domicile fixe, travailleurs précaires) changent la donne parce que leur attente concerne plus les aides matérielles que sociales. Pour les travailleurs sociaux, il s’agit désormais moins de remettre les usagers sur les rails de la croissance que d’essayer de retisser les liens qui se délitent et maintenir la cohésion du corps social. L’intervention sociale d’aide à la personne se généralise en direction d’un public relevant du sanitaire (les personnes âgées devenues dépendantes qu’il s’agit de maintenir à domicile, les malades mentaux en rupture d’hospitalisation, les toxicomanes refusant la prise en charge). Pour tous ceux-là, l’accompagnement social nécessite l’écoute de la souffrance psychique auquel n’est pas préparé l’intervenant.
La volonté de soutien s’articule autour d’un travail relationnel qui relève de connaissances spécifiques débouchant sur la restauration du pouvoir d’agir de la personne aidée. Les procédures employées rendent secondaires les qualifications professionnelles car elles ne rassurent pas sur les bienfaits du but à atteindre. L’évaluation d’une pratique suppose que l’on puisse en déterminer la finalité. Dès lors se pose la question de la représentation du travail social dans sa nouvelle définition et par ricochet la question de l’identité du travailleur social.
La représentation du travail social
En Guadeloupe, la pauvreté n’était pas marginale. Elle était tout simplement un produit des lacunes des processus économiques et sociaux et d’un état de fait. Les personnes sans emploi excellaient dans la « débrouillardise ». Emplois saisonniers, jobs, obligeaient la solidarité à voler au secours des plus démunis. Certes, cette situation de vie précaire, conditions d’existence des familles en permanence à la lisière de la misère, n’était pas acceptable.
En termes de pauvreté, l’insécurité concernait des groupes sociaux et non les pauvres. L’Etat protecteur a mis en place un système de protection sociale et d’assistance. La cible du service social était les familles nombreuses sans revenus. L’enquête sociale est née, permettant d’évaluer le niveau moral des personnes. Le travail qui était une denrée rare avec le développement social annoncé est devenu une valeur centrale et s’est propulsé symboliquement à la base de l’organisation sociale.
Désormais s’est établie une ligne de partage entre les indigents et les non indigents. La représentation du travail social change de nature dans la mesure où les pauvres traditionnels, les « assistés » sont sensibles à la stigmatisation liée à leurs statuts. Cependant les autres, ceux qui ont un travail précaire et des ressources insuffisantes, tentent de résister à la dégradation morale même s’ils se sentent disqualifiés, en recevant des bons alimentaires améliorant le quotidien. Quand pour une raison ou une autre l’attribution des bons alimentaires est suspendue, ils se mobilisent et vont trouver l’élu local ou le responsable des aides sociales. Fini la passivité des temps anciens et la notion de bon pauvre.
En même temps, apparaissent les nouveaux pauvres, fragilisés par la perte de l’emploi, basculement de nouvelles tranches de la population vers la pauvreté à cause des retombées locales de la crise économique. Cette catégorie va redéfinir le problème mais aussi la conception de l’aide et de l’action sociale. Les approches psychologisantes de la pauvreté ne peuvent qu’être mises au rebut tout autant que les termes d’inadaptation sociale.
Les nouveaux pauvres ne sont plus des inadaptés mais des chômeurs, des travailleurs intérimaires ou des ménages endettés. Ils transforment la relation d’assistance. C’est un modèle de participation qui se fait jour surtout auprès du jeune public. Les éducateurs spécialisés se doivent d’expérimenter des actions d’insertion par l’économique.
La représentation des travailleurs sociaux comme celle des élus s’inverse : l’aide apportée sera rentable, pense t’on car elle va en direction de gens décidés à s’en sortir. La demande financière doit trouver des solutions originales. L’attribution de cette allocation engage le récipiendaire à s’inscrire dans une démarche d’insertion dont l’objectif est de lui redonner sa dignité par le travail ou une activité d’insertion. Le RMI fait apparaître des allocataires de types différents. Considéré comme une allocation définitive, il a donné lieu à une dénomination corporatiste : le rémiste. Combien même il a constitué une amélioration considérable des conditions de vie des bénéficiaires et assuré les besoins essentiels de certaines familles. Les liens familiaux se sont consolidés puisque un grand nombre ne faisait plus figure de pauvre souscrivant à la générosité des nantis de leur environnement.
Le RMI avait pour but d’offrir un minimum vital et de déployer une perspective d’insertion. Le RSA reluisant de neuf, se présente comme un complément de revenu pour les travailleurs pauvres et un revenu minimum pour ceux qui ne travaillent pas. Le RSA inaugure un nouveau régime de mise au travail : la précarité assistée. La dimension professionnelle est priorisée ; toutefois le RSA a pour corollaire un grand paradoxe : celui de ne pas financer le chômage mais le sous-emploi.
L’intervention sociale a une prétention d’importance, elle veut rendre les assistés autonomes. Dans cette perspective de remaniement des politiques sociales, l’activité et la responsabilité sont une contrepartie de la protection sociale. Les personnes sont supposées édifier elles-mêmes leur parcours de vie. Comment faire et quoi faire ? Le travail social et les travailleurs sociaux se démènent dans une incertitude, un doute où la croyance du savoir et du pouvoir bascule en quelque chose d’informe, hors des règles et des découpages ordinaires.
A ces premières assises, les élus locaux sont invités à donner leur point de vue après chaque rapport institutionnel. Certains approuvent, justifient les choix ou vont plus loin dans leur promesse de regarder dans la même direction. Peut-on récuser ouvertement les priorités sans offrir l’image d’un manque de concertation ? Peut –on courir le risque d’une collusion publique en ce jour mémorable d’une réflexion sur le travail social ? Car c’est de cela dont il s’agit.
Et pourtant ! Face à l’Etat considéré comme une organisation lointaine et rigide, les travailleurs sociaux seraient à même de dire la réalité de la société dans ses dissemblances. Face aux élus locaux obnubilés parfois par leur réélection, ils devraient se faire la voix de ceux qui n’ont pas de voix, ceux qui sont dans l’incapacité d’une revendication quelconque : les étrangers, les handicapés. L’appel aux associations pourrait être interprété comme une atteinte à leur professionnalité. Et quand monte en puissance le discours sur la compétence, c’est dans l’Etat que la garantie de qualification est recherchée. Allégeance et réticence pour l’un comme pour l’autre décideur des lois non adaptées, ou de concurrence inexprimée, les conflits de représentation ne manquent pas depuis que les conseillers généraux des départements ont hérité pour l’essentiel de la responsabilité des politiques sociales alors que leur culture politique ne les a pas préparer à gérer les problèmes sociaux communaux.
Maintenant la mise en place de collectivité territoriale amené à intervenir directement sur les conditions de travail des professionnels, les départements et les mairies peuvent faire fonctionner en régie des établissements gérés dans le passé par des associations privées. La méfiance des travailleurs sociaux est alimentée par la crainte du favoritisme envers les personnels et les modes de gestion. Mais en profondeur, ce qui est en cause c’est le risque pressenti de la perte d’influence d’une culture professionnelle.
Les travailleurs sociaux
A l’origine le travail social était composé de trois catégories de personnel : les assistants sociaux, les éducateurs, les animateurs. D’autres dispositifs récents en rapport avec les difficultés croissantes d’un autre type d’usagers ont implanté des « nouveaux métiers de l’intervention sociale », notamment autour des projets d’insertion et de la politique de la ville. L’implantation de ces intervenants sociaux trace une ligne de tension entre compétence et qualification qui pourrait être un incitateur à mobiliser les différentes ressources des uns et des autres.
Les professions d’assistancecomptent en plus des assistants sociaux, toute une gamme d’auxiliaires sociales : travailleuses familiales, conseillères en économie sociale et familiale, mais aussi les aides ménagères et les auxiliaires de vie qui connaissent une perpétuelle croissance liée à l’augmentation du nombre des personnes âgées. L’amalgame ne délimite pas le statut. Entre intervenant social et assistant social, la division du travail social subit une extension dans le cadre des « nouveaux services »
Les professions éducatives limitées jusqu’alors au registre de l’enfance inadaptée, sont conditionnées par le dispositif institutionnel. Elles comprennent : les éducateurs de la protection judiciaire, les éducateurs conseillers à l’insertion et à la probation, mais aussi des éducateurs augmentés d’aides médico-psychologiques qui les assistent dans la prise en charge d’adultes handicapés, nouvelle extension justifiée par de nouveaux besoins. Se pose dès lors l’assignation à une place pour chacun et surtout le renforcement de la formation initiale permettant action et supervision.
Mais malgré l’appellation unifiante d’action sociale, le travail social demeure au sein des pratiques professionnelles très cloisonné. La signature d’une convention dont la teneur nous est ici dévoilée entre l’ordre des avocats de la Guadeloupe et la direction territoriale de la protection judiciaire et de la jeunesse est l’exemple d’un partenariat facilitateur d’encadrement du mineur et de sa protection. La DTPJJ propose une aide permanente à la décision par des mesures dites d’investigation, telles l’évaluation de la personnalité des mineurs, s’engage à mettre en œuvre les décisions des tribunaux pour enfants dans les structures de placement et de milieu ouvert, assure le suivi éducatif des détenus, contrôle et évalue l’ensemble des structures publiques et associatives accueillant ceux qui sont sous mandat judiciaire.
De son côté, l’ordre des avocats prend l’engagement d’une participation aux actions d’information et de sensibilisation, sous forme de stage de formation civique ou de citoyenneté en direction de la jeunesse en la renseignant sur ses droits et ses devoirs. Cette alliance du judiciaire et de l’éducatif devrait être porteur d’échanges féconds concernant la responsabilisation de cette couche de la population et de son devenir. L’interaction éducateur/avocat est susceptible de générer un bénéfice à double voie, dans une valorisation réciproque des savoirs.
Les professions d’animations’étendent à quatre secteurs : création, promotion, diffusion d’activités culturelles, spécialisation animation jeunes enfants ou troisième âge, prévention de la délinquance (insertion sociale et professionnelle), développement local dans la politique de la ville. A cela est venu s’ajouter des petits boulots qui relèvent du travail social en terme large : soutien et accompagnement scolaire, éveil de loisirs des enfants, aides à domicile des personnes dépendantes, aides aux démarches administratives. On les désigne en termes d’action de proximité ou d’activités de présence sociale. La définition des tâches désormais s’embrouille, directement liée aux contextes locaux de mise en place du dispositif. Ces emplois souvent propulsent les employés des deux côtés de l’action sociale. A la fois agents et bénéficiaires d’une aide.
L’organisation historique à triple volet est structurée, car soutenue par les organismes publics dépendants de l’Etat ou des collectivités territoriales. Mais elle semble pâtir d’une concurrence qui ne dit pas son nom et parfois d’une confusion à l’intérieur des structures à vocation d’insertion, dont l’objectif est ambigu : à la fois économique et social, où la frontière est difficile à tracer. La légitimité d’une reconnaissance revendiquée se retrouve en filigrane dans les échanges.
Une autre difficulté évoquée est celle de l’implication collective des intervenants afin de coordonner leur mission respective, dans un but de lutter contre le cloisonnement interdisciplinaire. Aujourd’hui il semble indispensable d’articuler tous les paramètres (sanitaire, psychique, social éducatif) pour travailler ensemble autour d’une problématique commune.
Seule la filière de la santé mentale est le plus souvent sollicitée selon les réponses du questionnaire mis en ligne sur le site de la DJSCS de la Guadeloupe. Les attentes du travail social désignent une priorisation des actions en direction des personnes jeunes et des plus âgées (la ville du Gosier souligne les besoins d’hébergement des seniors et l’insertion des autres).
Le travail humanitaire d’urgence est un frein à une organisation planifiée : hormis l’écoute et l’accueil les besoins sont d’ordre vital : manger, se soigner, se mettre à l’abri sont des situations quotidiennes à Saint-Martin où le manque d’infrastructure, principalement les foyers d’hébergement pour les mineurs sont inexistants.
La réalité de la Guadeloupe dont le taux de chômage est de 57,6% pour la tranche d’âge des 15/24 ans, représente 30% de la population sans diplôme. Le nombre de bénéficiaires du RSA a évolué de 6,82% et de 23% pour Saint-Martin. 23,6% de la population guadeloupéenne est couverte par la CMU contre 6,6% au niveau national.
Les travailleurs sociaux sont en présence d’une population dont les comportements ne sont pas facilement décryptables en absence de solidarité familiale et d’une exigence de droits immédiats. Ils sont confrontés à l’augmentation de la charge et à l’intensité du travail, mais ils doivent composer le plus souvent seuls entre les prescriptions et la réalité des situations. D’où la nécessité de mise en place de programme de formation axés sur la connaissance des dispositifs d’action sociale, l’analyse des pratiques professionnelles et la connaissance anthropologique des publics. De surcroît, ils sont dans une complexité de liens avec la transformation de l’Etat social qui définit tout à la fois le cadre de leur intervention et le sens de leur pratique,(dans les cas de validation des associations) en plus de leurs conflits de représentation avec les décideurs locaux qui sont leurs employeurs proches ou lointains.
Travail social : ce qui fait sens !
La crise et la recomposition des politiques sociales autour des collectivités locales ont diversifié les statuts, fait émerger des nouvelles compétences, et des niveaux de formation. Le fossé s’est accru entre des gestionnaires pourvoyeurs de techniques de management d’entreprise et des intervenants agissant sur la pauvreté et l’exclusion, c’est à-dire le retour du sujet et à porter l’attention sur la personne singulière.
Mais de quel sujet parle t-on ? De celui qui dispose de quelques atouts professionnels mais dont les liens sociaux sont fragiles ? Allocataire jeune, fatigué par des stages à répétition, par des emplois précaires et des périodes de chômage, obligé de vivre dans leur famille, de licencié économique victime du marché de l’emploi. Ou bien de celui dont l’accès à l’emploi est improbable mais dont les liens sociaux sont vivaces, femme seule ayant des enfants à charge, personne handicapée ou personne âgée en attente de retraite. Ou encore de celui dont la situation est caractérisée par une forte désocialisation et un handicap tant professionnel que social. Après un déclassement sur le marché du travail le gouffre de la déchéance l’a aspiré le privant de logement, de droits sociaux, d’humanité.
La pluralité des univers de référence entraîne une saturation des repères et une dissémination des types de pratique, générant un sentiment de désenchantement. A quel point les institutions sont elles prêtent à mesurer l’ampleur des dégradations des supports sociaux traditionnels et d’en mettre d’autres à la place ?
Les réponses à la souffrance ne sauraient reproduire un calque à l’infini. Il faudrait faire preuve d’invention, de créativité : créer du sens en mettant en place une politique de la reconnaissance en donnant la parole à l’exclu trop souvent ignoré. Donner la parole c’est donner des droits. C’est admettre que les administrations ne sont plus là pour dominer mais pour servir d’où la nécessité de mettre en place une politique à la hauteur des besoins en matière d’accueil des personnes défavorisées dans les services publics. Mais tout se passe comme si il y a certaines fois une réelle difficulté à concevoir l’intervention sociale en termes de relation de service.
L’assisté devenu usager malgré ses « ayant droits » reste assujetti, se pencherait-on sur lui avec sollicitude pour examiner ses besoins. L’Etat en tant que dispositif d’intégration sociale ne peut se soustraire à l’obligation de mise en œuvre de l’intérêt général. L’intérêt général détermine le type d’action publique à privilégier, dans quel but et au profit de qui. L’usager demeure un sujet à prendre en charge mais pas un simple spectateur.
Les Etats Généraux de 2009 en filigrane dénoncent en quelque sorte les modalités de prise en charge de l’intérêt général en générant des espaces publics où serait coproduite, à différents échelons locaux, l’action publique. On voit y poindre la notion de représentation de l’usager. La loi de rénovation de l’action sociale permet de parler d’une modification de l’approche de l’usager. Le texte fait référence à des sujets de droits et à des personnes, dans sa volonté d’individualiser, de personnaliser, d’humaniser les rapports entre professionnels et bénéficiaire des services offerts.
La méthode d’intervention passe par l’affirmation des droits fondamentaux qui prennent naissance dans le principe de la dignité. Ces droits fondamentaux garantissent la protection de la personne dans son intégrité physique et morale. Puis arrivent les droits de nature économique (droits sociaux) visant à satisfaire les besoins de l’individu dans sa vie matérielle (droit au travail, au repos, à l’hygiène, à la sécurité ; à l’assistance et au logement).
En Guadeloupe, malgré les difficultés accrues par le manque d’infrastructures et sans moyen matériel significatif, le travailleur social a toujours mis sa compétence au service de la population, mais l’enjeu de la loi de rénovation est une incitation à améliorer sa pratique, à faire encore mieux en tenant compte de l’influence de la culture dans les comportements.
Guadeloupe, Gosier, 26 juin 2014
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