Pourquoi brûler le Christ ?

Publié dans Le Progrès social n° 2542 du 17/12/2005 

En cette période de chrétienté suprême, le mois de la naissance du christ pour les catholiques, un avènement sans cesse remémoré, deux églises sont profanées d’un bout à l’autre de l’île ; une au Gosier, l’autre à Matouba, dans la même nuit.

La profanation des cimetières, des tombes, des temples et des églises n’est pas nouvelle puisque de temps en temps la circulation de la parole évoquant le sacrilège, provoque un geste de protection. Les aînés se signent. Ce qui interpelle c’est la répétition des actes et la progression du blasphème. On a brûlé le crucifix sur l’autel : on a osé. Stupéfaction et effroi de la population, les limites sont dépassées.

La compréhension du geste se situe à trois niveaux : celui de la toute-puissance, celui de la réalité sociale, celui du conflit affectif.

Le symbole de la toute-puissance – lui seul décide du destin du croyant, de son bonheur ou de sa mal-vie – a été touché. C’est bien de cette toute-puissance dont il s’agit dans un acte où la désacralisation apparaît comme un moyen de retrouver l’identité : «  Qui suis-je, moi qui n’ai aucune prise sur mon destin ? » La vie n’appartient à personne, elle est irrémédiablement liée à cette puissance invisible mais tellement présente, que la brûler concourt à une libération, à une rupture des liens, à un désir de contrôle. Mais «  l’avenir est à Dieu ! » Parole obsédante pour un esprit enfiévré par les troubles de la personnalité en cohésion avec la définition du mot profaner : toucher au sacré pour s’en libérer. Le respect envers les objets cultuels est aboli ; la crainte de cette figure de domination est inexistante et cela d’autant plus que la négation de l’immortalité du symbole renvoie à la réalité du simple mortel égal à tous ceux qui vivent sur la terre : façonnement du même et du semblable. Dans ce rapport de rivalité, le plus fort décide ici et maintenant du destin de l’autre. Brûler le crucifix et mettre Dieu dans une situation de faiblesse, en faire une proie, consiste à le rabaisser à la condition du profanateur, à inverser les rôles. Il n’est plus intouchable. Le sacrilège par lequel une personne s’empare d’un symbole, d’un espace pour en faire un objet de mépris, de violence ou de dérision est un acte à l’adresse d’une communauté qui le ressent comme une injure teintée souvent de peur. De cette peur surgie des réminiscences de messes noires ou de pratiques maléfiques accomplies sur l’autel. Le pacte avec le diable à l’intérieur de l’église semble être une provocation. Ce ne sont que des allégations. La pensée qu’un monstre puisse se trouver dans le groupe d’appartenance est insupportable. L’offense faite au christ est une offense faite aux hommes.

Il ne s’agit que de la suppression pure et simple du second commandement (précepte du décalogue) «  Tu ne profaneras point le nom de Dieu. » Non seulement son nom mais sa parole sont profanées à travers l’inexistence de sa condition divine. L’agresseur le ravale à un degré inférieur ou se hisse à sa hauteur devenant ainsi un dieu avec pour unique adorateur lui-même dans la contemplation de soi. Qu’importe l’ignorance du premier précepte : « Tu ne te feras pas d’autres dieux. » Ne pouvant atteindre lui l’immortalité, il proclame par son acte que désormais tous les dieux sont mortels. L’autel reçoit le sacrifice. Après avoir été crucifié, l’immolation par le feu de la représentation du corps sur le support des croyances révèle le fondement initiatique de cette profanation. L’initiation demeure une possibilité de faire croître sa propre croyance. Mais de quel ordre serait-elle ? D’un besoin de réassurance identitaire, d’un grand refus de la religion telle qu’elle se pratique, d’un constat d’une caution de l’injuste sur le plan sociétal ?

Brûler le dieu impénétrable, essayer de lui donner un autre sens, le purifier de son acquiescement silencieux d’une réalité sociale où l’inégalité ne cesse de se montrer, exorciser par le feu sa complicité quand «  il est partout et qu’il peut tout » ? Tout ou rien n’est ce pas la même chose ? Qui le sait ? Le symbolique et le réel s’entremêlent. Et dans cette étreinte de l’embrasement, Jésus devient l’objet central de la quête et l’instrument de cette quête. Quête de justice, de reconnaissance, de valeurs morales, de dignité aussi autant que de tolérance et d’amour. L’ambivalence de cette relation à Dieu démontre que par le passé le profanateur a interrogé ses sentiments envers ce Dieu/père dont il a attendu en vain un signe, une aide. Persuadé d’avoir frappé à une porte close sans s’être assuré de la méthode donnant droit à l’ouverture, l’interpellé est devenu persécuteur. L’obsession du «  rien pour moi » dans la réalité économique et affective décide de l’effacement dans l’acte de purification de tous les manquements supposés. Cette profanation n’est pas une mise à mort, mais un sacrifice de la puissance de celui qui ne s’en sert pas à bon escient. Pourquoi lui accorder un privilège qu’il ne mérite pas ?

Il n’oublie pas la communauté chrétienne qu’il veut fustiger d’une certaine manière en jouant sur l’émotion des membres ; sa décision de vandalisme est programmée pour le mois de décembre. Concourant à déstabiliser les croyants en désintégrant les symboles, portant leur inquiétude au plus haut degré, eux pénétrés par la crainte de dieu, il se moque à travers le défi lancé à la face de l’île : « Je vous suis supérieur car je suis devenu invincible. » Le texte de loi sanctionnant la profanation stipule des peines d’emprisonnement selon la nature des délits. Loin de ces considérations, il s’accorde un anonymat dont il tire bénéfice semblable au criminel qui suit à la télé l’enquête à l’issue incertaine, las de rester caché, livre des indices, désireux d’une reconnaissance doublée d’un besoin de punition. On ne transgresse pas les interdits sans en payer le prix.

Comment arrive t-on à la profanation de sanctuaire ? La décision de pénétrer un lieu de culte relève d’une personne qui recrute ses compagnons dans sa bande ou parmi ses copains de longue date, désoeuvrés partageant alcool et « pétards », prêts à tenter une nouvelle expérience, véritable challenge du dépassement de soi. Cependant la problématique du décideur s’ancre dans une relation directe à soi même et à sa propre image. Dieu est un vis-à-vis obsédant et fascinant faisant partie de sa biographie. Englué dans un rapport amour/haine il estime n’avoir qu’une alternative : le détruire ou se détruire. Il puise sa conviction dans un entourage qui n’aime que dieu et que lui seul, négligeant le prochain et l’amour dû ( l’amour d’une mère devrait être acquis) ; naît alors l’obligation d’effacer de l’existence celui qui résonne dans tout l’espace de la maison, occupant les moindres recoins, cité à tout bout de champ, l’idéal hors de portée, vénéré, glorifié, modèle poussant à l’exaspération d’une déconstruction. A bas bruit s’installe la révolte et le refus de céder aux invectives de punition divine. Les êtres de chair et de sang sont sujets à l’erreur, à l’échec, au doute : ils supportent mal la comparaison avec une perfection non matérialisée. Avec quelles armes la combattre, dans quel champ se situe l’affrontement ou bien comment accepter d’être privé de cette considération dévolue à cet autre, se taire, ne rien dire, souffrir en silence ? L’absence de choix pour quelques-uns fragilisés par une attente inacceptable de manifestation de sentiments les pousse à s’attaquer au corps du christ.

Les profanations s’analysent à partir des caractéristiques des lieux et des objets spoliés. Elles ont des significations multiples. Elles sont commises le plus souvent par des personnes présentant des troubles de la personnalité et plus rarement des pathologies mentales graves. Cependant le facteur d’influence est à redouter.

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