Publié dans Le Progrès social n°2567 du 17/06/2006
L’amitié est une valeur/refuge qui se partage un long temps voire toute une vie. Elle naît de petits riens, d’une rencontre, d’une proximité de l’enfance, parfois à l’âge adulte où elle se découvre dans l’adversité. Elle jalonne les années faisant fi des séparations, de l’éloignement, des silences. Jamais elle ne tombe dans l’oubli. Les femmes s’y complaisent avec les femmes, les hommes avec les hommes en règle générale. Mais les liens entre personnes de sexe opposé sont possibles quand le désir s’est émoussé faute d’avoir pu s’exprimer ou après une aventure amoureuse rapide sans éclats ou rupture fracassante.
L’amitié est durable parce qu’elle est amour désexualisé ou sans sexualité. Le sentiment s’ancre dans la confiance illimitée, la permanence d’une présence en cas de besoin. Pas de jugements, de commentaires intempestifs, de commérages, poisons destructeurs d’une longue entente. Pas de trahison non plus. La main secourable, l’épaule offerte, la maison ouverte soudent les existences des meilleurs amis. Cette description à bien y regarder est le prototype d’une relation idéale entre personnes parfaites, d’humeur égale, d’une grande transparence de pensée.
Cependant les humains se distinguent par leur dissemblance, leur ambivalence, leur vision du monde. On comprend mieux dès lors pourquoi l’amitié se construit en fonction des attentes, des croyances et des intérêts avec pour base la sécurité affective, la capacité d’aide et d’entraide, la force psychique qui s’originent en chacun dans une distribution harmonieuse. Une seule personne ne détient pas toutes les qualités puisque l’autre s’inscrit dans un rapport de complémentarité ; ce qui en grande partie motive le choix. Par delà les considérations de classe sociale, de personnalité, de différence ethnique, l’amitié n’échappe pas à la notion de degré. Se dire ami n’implique pas un contrat moral inaliénable, celui de la sauvegarde de l’affection, pas plus que l’accompagnement espéré. « On reconnaît ses vrais amis dans la détresse » affirment ceux qui ayant touché le fond ont fait en même temps l’expérience de l’isolement. Se sont-ils posé la question : « Quel ami ai-je été moi-même ? » Le décalage de perception du sentiment fausse au bout de quelques temps la relation parce que la manière de concevoir les choses n’est pas la même. On attend de l’autre ce qu’on croit pouvoir lui donner dans une situation identique. L’erreur aussi d’évaluation du lien – un ami désigné qui n’a pas conscience d’en être un- ne remplira pas ce rôle. La pensée unilatérale est empreinte d’illusion. Les amitiés se font et se défont au gré des évènements, des circonstances, des changements de style de vie, de l’âge. Si elles sont légères, elles ne laissent pas traces d’amertume.
L’ambivalence de l’humain énoncée plus haut s’aperçoit à travers des comportements contradictoires qui en disent long sur l’inconscient. La même personne pourvoyeuse de bienfaits n’hésitera pas une seconde à déstabiliser la construction affective de sa meilleure amie. Elle lui veut du bien, lui rend service en décrochant le téléphone et d’une voix désapprobatrice affirme : « Je viens de voir ton mari avec sa maîtresse. Il s’affiche avec elle, quelle honte, tu ne vas pas accepter cela ! » Le service rendu a déclenché les chevaux galopants dans la poitrine, le cœur bat la chamade, la tristesse succède à la rage. La gent féminine énamourée n’a pas de réponse appropriée, puis c’est la meilleure amie, elle l’informe, le fait pour son bien. Parfois les années passées dans le doute, la crainte d’une confirmation ont maintenu un équilibre marital sans heurts. L’amie très chère avide du déroulement futur dénonce une vérité cachée. La discorde met en relief la fragilité du mariage, des failles apparaissent suturées auparavant par des non dits, des silences. Le ver est dans le fruit. Aucun conjoint n’aime s’entendre raconter ne serait-ce qu’après le divorce, les frasques d’un ou d’une volage. Le dévoilement tardif de l’humiliation ravive la honte d’avoir été prise pour une imbécile à fortiori la réalité actuelle. Cependant la gratitude habite la femme souffrante écoutée par l’oreille attentive de son amie lui dispensant moult conseils, celle qui n’a connu que des déboires avec un homme à femmes et parti sans avoir été mis à la porte. La proposition d’une surveillance à distance, véritable détective privé, et la restitution des détails sans en oublier un, la hisse à une place importante. Elle fait couler les larmes, les sèche, épie, raconte, vit enfin des moments passionnants et surtout fait le plein de « frais » à raconter à la kyrielle de copines, modulant sa voix, tantôt plaintive, tantôt rieuse. Elle peut être dévouée pourtant, accourant à la maladie d’un enfant, accompagnant à l’hôpital ou se rendant à la pharmacie avec l’ordonnance, veillant avec la mère inquiète.
D’une situation l’autre, les conduites sont fonction de son histoire personnelle, de sa représentation du couple, du rapport à sa mère et à son père. L’affection pour une personne appréciée n’est pas forcément dénuée d’un besoin de destruction ne serait-ce que dans la banalité d’une phrase comme celle-ci : « Qu’est–ce que tu as grossi ! » La beauté étant synonyme de minceur, le constat d’une prise de poids ramène à l’amenuisement d’un symbole dont on tire gloire ; c’est le constat d’une perte de contrôle donc d’une diminution de l’assurance.
Puis il y a là volonté à dévaloriser, à mettre l’autre à un égal niveau ( celle qui parle est souvent une grosse), ou à un niveau inférieur ( « je suis plus mince, je te domine ») : l’équation de rivalité est induite par celle qui n’arrête jamais les régimes et envie celles qui ignorent les calories et les balances.
Ajouter à cela la volonté de saper le moral. L’inquiète s’interrogera sur les 500 grammes qui peut-être tendent sa jupe à la hauteur des cuisses, l’anorexique en sera troublée ( « Non : pas un gramme de gras »), la déprimée pensera jeter les antidépresseurs. Seule l’assurance d’une tête solide interrogera sur le poids de la langue perfide : « 150, 160 kilos, trois fois mon poids, tu devrais maigrir un peu ce n’est pas bon pour la santé. » La parole a coupé le souffle de bonne amie, elle ne recommencera pas de sitôt, mais elle recommencera. Première à remarquer que cette nouvelle coiffure n’est pas une réussite avec la gentillesse d’offrir un pudding tiède à la banane, le préféré, première à ne pas voir le magnifique ensemble admiré par tous, première à pleurer de concert le caniche à enterrer et arrivant le lendemain avec un autre plus beau et plus coûteux afin de consoler un cœur en peine, elle dont le compte bancaire est toujours au plus bas. Sa disponibilité pour les services à rendre, sa gentillesse exemplaire comme la tienne dit-elle, font qu’elle ne saurait rester hors d’une sphère d’affection.
Des amis en toute sérénité arment le bras en courroux. Couteau, fusil se prêtent afin d éliminer le gêneur ou l’agresseur. Pour mettre fin aux tourments, celui qui veut du bien rabaisse l’autre à un statut de criminel, décide du retrait social d’une vie, l’élimine par enfermement anticipé. Il s’engage dans une jouissance par procuration, trop lâche pour accomplir ce forfait, réglant ses problèmes oedipiens par personne interposée ( la disparition assassine d’un parent ) et du même coup se venge d’un ami contre lequel il a un ou plusieurs ressentiments à son insu.
L’amitié n’est pas une donnée simple à l’instar du désir. Elle s’aventure dans des méandres d’une telle complexité qu’il vaut mieux ne pas les décrypter pour sa survie. Elle est nécessaire à une vie en société, parce que l’engendrement d’une méfiance à l’égard des humains, de tous les humains ne serait pas supportable. Sa force réelle réside en la capacité de tester le capital affectif de chacun, sa tolérance et ses aptitudes d’adaptation à l’autre.