Résonnance du tambour ka qui pénètre le corps, accélérant les battements du cœur des origines. Appel de la Terre-Mère si longtemps ignorée et encore mal connue. Offrande de la nature, racines feuilles et fleurs confondues. Conquête et réappropriation d’un héritage morcelé, répudié, refoulé, d’un peuple qu’on voudrait sans mémoire et sans âme.
Ô mas qu’oses-tu nous dire de nous-mêmes ? Derrière ces matériaux de la nature ? Quel paradoxe se dissimule de ce qui est montré et non agi, de ce qui est fureur et en même temps acceptation, lassitude, face à un avenir incertain dont il est si difficile de donner forme ne serait-ce que dans le rêve. Tends-moi le miroir, confonds nos reflets torturés. Quel courage t’habite, quelle puissance se dérobe dans l’image humaine qui s’aperçoit quand le regard devient interrogation intime, perception d’un double empreint d’étrangeté. Troublante incitation à être toi car l’art du masque est celui de la métamorphose, du travestissement, de l’inversion, dans l’enthousiasme du mensonge. Serais-tu illusion, serais-tu martèlement d’une vérité réitérée chaque année à date fixe, obsession jamais expurgée à en devenir hantise, serais-tu création du vrai par le détour de l’artifice ? Secrètes-tu une chose cachée depuis la création du monde, de notre monde interne dans un inexprimé ?
Ô mas qu’oses-tu nous dire de nous-mêmes ? Tu parcoures les dédales de nos refus, de nos peurs, de nos rejets mais aussi de nos résistantes fiertés. Confusion des sentiments des aînés, construction identitaire des enfants nourris du modèle où est banni l’accessoire combattu par l’essentiel. Mas bleu, mas suie/congo, mas jaune, vert, rouge, tu démontres que toutes les couleurs englobent une seule race : celle de la race humaine. Et le mas à fouet de jour comme de nuit, raconte l’histoire douloureuse du passé de façon inversée. La victime en s’emparant de l’instrument de la torture/domination surmonte sa terreur, se protège, s’identifie à l’agresseur et dans une gestuelle sans paroles exprime une liberté retrouvée.
Ô mas qu’oses-tu nous dire de notre présent quand tu dévales les rues, les sentiers et les raziés, non-inscrits au programme d’un ordre institué, balisé. Faisant fi d’un horaire figé, tu t’élances à ta guise tel le nègre marron congédiant l’enfermement des parades et des concours gonflés d’une vaniteuse performance. Tu n’es pas l’esprit du mas, tu es le mas. Celui de notre conscience non affamée de consommation, non assujettie au regard de l’autre. Tu es l’expression de notre authenticité. Ainsi désordre et contestation se donnent à voir comme support de la transgression des interdits. Le débridement momentané des corps socialisés, possédés soudain d’un besoin de s’exhiber, suggère que le diable a entraîné la pensée dans un déferlement de sensations en adéquation avec les coups de fouk du bassin. Cette prégnance maléfique est à exorciser par deux éléments purificateurs : le feu et l’eau.
Le feu où se blottit l’encens aux épaisses volutes de fumée acres, est nécessaire à la traversée des carrefours, les trois et quatre chemins, territoire des êtres surnaturels et de Lucifer le prince des ténèbres. De surcroit au cœur de la nuit, au haut du fromager, le soucougnan veille. Alors flambeaux et chaltounés font des humains les conquérants du monde invisible. Nul ne sort indemne de la confrontation avec les forces du mal sans protection. Le double langage hermétique celui de la vie et de la mort s’exaspère dans la représentation du mas à lan mô qui menace la vivacité des corps d’une sanction de rigidité cadavérique : promesse de châtiment qui réprouve la jouissance des libations.
Ce revenant franchit la limite de la séparation des mondes, rendant caduc le rituel d’expulsion. Il met en danger l’ordonnancement des choses. Dopé des forces du mal, il guette les proies dans une volonté de destruction. En cas de possession, la personne sous l’emprise du diable se fait démon qu’il faut contrôler. D’innombrables récits disent le danger causé par le désordre que la mort introduit dans l’ordre des choses, la mort étant souvent conçue comme résultant d’une série de désordre.
Dès lors, la fonction des rituels est de palier ces désordres et de restaurer l’ordre. Être sous emprise autorise à perdre le contrôle de ses sens, surtout ceux du désir et du plaisir charnel. Les éclats suggestifs d’une extase qui se donne à voir et à entendre, attisant les fantasmes des spectateurs dans une pensée de débauche, s’apparente à la corruption et au délit d’influence. La mort rôde rappelant le feu du bûcher pour les péchés commis d’images exaltantes d’excitation des regardants, méritent bien des parfumages supplémentaires « Roye tout ti diab dewô ! » : l’activité majeure est d’ordre érotique.
La reviviscence sexuelle est à mettre au compte de la renaissance de la société, elle est en quête d’une pan identité et d’une initiation à un monde nouveau reconstruit dans le retour aux origines mythiques qu’instaure la fête. Le temps est celui du rite et de la cérémonie. La recherche du plaisir est un moyen de nier sa finitude, elle assume le contact avec le divin. Le renversement de l’ordre cosmique de l’existence s’effectue de façon orgiaque dans la tradition du carnaval avec son symbolisme de mort/renaissance. Ces corps exhibés excitant le désir, bassin parodiant l’acte d’amour, échappent à la socialisation, à la rigueur morale. Ils montrent l’inexprimé dans un bouleversement des conventions matrimoniales, familiales, politiques. Les carnavaliers sont porteurs des désirs de l’espèce, ignorant des individualités et des hiérarchies sociales. Cependant, le désordre est synonyme d’une promesse d’ordre nouveau.
L’eau, liquide pourvoyeur de vie est un élément de purification par identification à l’eau bénie. Elle constitue la persistance des symboles rituels chargés d’efficacité au travers desquels on élimine les pouvoirs sorcellaires en purifiant par le bain, des personnes qui se sentent libérées des influences maléfiques. Le bain démaré en groupe du premier jour de l’année, est une protection renforcée contre les accidents, les conduites déviantes, les agressions. On renforce les défenses. Les mas se rendent à la rivière, à l’embouchure ou à la mer après les défilés : ils se trempent frottant leur épiderme avec des feuillages. Un signe de croix furtif, indice de crainte de la noyade, devrait préserver et vouer son âme chrétienne à Dieu avant disparition soudaine. S’immerger dans le même bain, dénote l’établissement des liens solides de solidarité due à l’acte de purification en commun. Acte qui participe au gommage du libertinage, d’abandon des valeurs du quotidien de son groupe d’appartenance. L’eau aide au délestage des inversions qui sont fauteurs de troubles. Le lavage de la souillure efface les difficultés et les péchés des croyants.
La carnaval secrète un principe de réalité quand il dévoile le congédiement de l’histoire des peuples, ses manipulations, sa pollution, sa dégénérescence. Voukoum rassemble des éléments primordiaux de la contestation.
- La désobéissance : il ne s’aligne sur aucun groupe, aucun horaire. Il est le représentant du désordre.
- La résistance à la dépendance dans l’absence de dépenses somptuaires
- La construction identitaire avec cette tentation de recherche des origines et de revalorisation culturelle.
- L’estime de soi : pas de faux-fuyants, acceptation de sa psyché/soma, refus de séduction, absence de masque dissimulateur.
Le corps nu est la démonstration de l’humain dépouillé de ses oripeaux sociaux, sans artifices de richesse et de gloire. Il ne cesse de crier désespérément la tristesse du paradis perdu. Il est la représentation de la vertu faisant un procès au vice, au diable de la modernité et de la consommation. Une modernité à exorciser.
Ô mas qu’oses-tu nous dire de nous-mêmes ?
Fait à Saint-Claude le 25 Janvier 2021