Un met rituel le crabe

Publié dans Le Progrès social n° 2559 du 22/04/2006

« Matété a krab ki wende nou solid kon sa » dit la chanson à la gloire de la commune de Morne-à-l’eau, se donnant pour emblème le crabe de terre. La boîte à crabe a fait son entrée sur Internet dévoilant au monde entier ce qui était l’affaire d’un petit nombre de jeunes en zone rurale et de quelques adultes avec une offre limitée aux bords des chemins et au marché local.

Petit à petit la commercialisation du produit s’est développée, justifiant un dispositif d’envergure : celui de l’élevage. Ce qui signifie que toute l’année, il est proposé à la dégustation avec une baisse sensible, les mois de reproduction. Le carême est la période de son règne où il s’impose sur les tables familiales et dans les restaurants : crabes à barbes, crabes jaunes, crabes de mangrove. Victime de son succès, il attire la concurrence. Les sachets de un kilo surgelé à un prix combat font leur apparition, venus d’un ailleurs soucieux des habitudes gourmandes de la population.

De Bananier à Saint-François, après l’entrée en carnaval, au bout d’une gaulette, les paquets de six, huit ou dix crustacés dont les liens serrés ne permettent aucun mouvement sont offerts à la vente aux automobilistes par des hommes jeunes, alignés sur le bas-côté de la route. Rien ne les rebute, ni le soleil brûlant, ni la pluie, ni le vent. Ils doivent écouler la marchandise : ceux du matin avec un peu de chance terminent avant midi, relayés par ceux de seize heures en synchronie avec la sortie du travail.

La tombée de la nuit enlève les gaulettes. Tous les liens ne peuvent se réclamer de la même solidité. A l’épreuve des voyages en avion, quelques-uns, la nuit, laissent s’échapper les farouches destinés aux migrants, semant la panique chez les passagers à la vue des énormes pinces ouvertes protégeant la fuite, se dissimulant à des endroits introuvables au grand dam des hôtesses de l’air dont le calme est exemplaire.

A quoi bon enquêter, ils n’appartiennent à personne. Ils sont montés dans l’avion en groupe, sans aide aucune, voyageurs clandestins en des temps de grand froid. D’autres attendent que les bagages de soute s’étalent sur le tourniquet pour attirer l’attention des gens agglutinés, les chariots roues à roues, incapables de prendre la poudre d’escampette, coincés entre une valise et un sac, non récupérables à main nue, (surtout pas : cela désignerait le propriétaire), espérant du sort une décision légale. La qualité des attaches, l’art de l’amarre, la taille du crabe, influencent son destin. L’exportation dans les bagages à main ou de soute décrit l’importance du partage festif ; à distance, le met préparé à l’identique se prête à une communion régionale dans la pensée.

Le dimanche de Pâques, la commune de Morne-à-l’eau devient la capitale du crabe. La foule sort de partout, vite il n’y en aura pas pour tout le monde ! Tôt le matin sur la route encombrée, à la recherche d’une place où garer, ayant compté la veille au distributeur les billets, à faire de la monnaie afin de ne point impatienter les suivants, vite repérer la cuisinière de l’an dernier dont les délices ont séduit les papilles gustatives, enfin repartir chargé de barquettes aux saveurs différentes.

Autour de l’unique roi à pinces, le calalou, le riz, les poyos, les dombrés (pardon pour les oublis) se plient aux recettes à sa gloire. Les touristes d’hiver à l’affût de sensations excitantes envahissent la place, voulant goûter à tout, imitant les achats des gens parlant créole, jugés connaisseurs, rosissent de plaisirs promis par le sirop de crabe affirmé aphrodisiaque.

Punch de crabe, sorbet de crabe, adoration d’un nouveau seigneur, les bouches sucent, lèchent, mordillent, cassent, engloutissent sans pudeur sous les regards attentifs et les oreilles dressées de ceux qui fantasment sur les sensations éprouvées.

Les lèvres tremblotent sur les casiers charnus aspirant la chair moelleuse à souhait ( l’excellence de la cuisson), motivant des grommellements de gorge, narines palpitantes, yeux filtrants à travers les fentes des paupières, les joues, le front, le menton bénéficient de cet apport magique, au point que la face tout entière s’en trouve transformée.

Manger du crabe par delà la jouissance qu’il procure est un art. Les néophytes se remarquent d’emblée : d’abord ceux qui y goûtent pour la première fois, mâchant les casiers brutalement pour en avaler le suc, délaissant les pattes, ne s’attardant que sur les mordants ; puis ceux qui fourragent dans les casiers avec un couteau pour y extraire la chair et la porter à la bouche sans sucer la carcasse, pressant les pattes avec les doigts, perdant la moitié de sa matière, la sauce coulant sur la paume de la main, ne la recueillant pas à coups de langue.

Tout espoir n’est pas perdu : l’amour du crabe se cultive au fil des années. A vingt ans, il est rare d’apprécier une nourriture traditionnelle, périodique, quand le quotidien fait la part belle aux plats simples et rapides, à peine variés. L’intérêt de la dégustation arrive à un âge où la bonne table est sienne, chez soi et que cuisiner selon son goût devient défi lancé à la table parentale ou continuité des pratiques culinaires familiales.

L’identité d’un peuple ne peut être dissociée de ses habitudes alimentaires. Le phoque glacé n’obtiendrait pas l’adhésion totale des palais antillais. Le matété de crabe ne presserait aucun inuit (eskimo) un dimanche de Pâques sur une place bondée d’impatients. Devenu fer de lance de la population de Morne-à-l’eau, il lui forge une histoire (serait-elle légende) de solide santé – la rue des centenaires-  de force physique, sous entendu psychique aussi, et des repères identitaires : la loyauté, l’estime de soi, l’esprit d’indépendance, la combativité.

Dans les entreprises, on raconte que les mornaliens se reconnaissent et qu’ils sont solidaires. Les racines s’énoncent avec fierté. Le crabe est né à cet endroit et l’individu fortifié de sa présence en sort grandi. Sa célébration a donné à cette commune un label local semblable à celui du guide Michelin pour les plus grands restaurateurs. La réputation du crustacé a débordé ses frontières impulsant la préparation du calalou dans les familles tenues de lancer des invitations afin d’en partager l’abondance. Plus le calalou est copieux, plus il a du goût.

Le caractère rituel de ce plat s’est accru influençant d’autres lieux en passe d’imprimer un cachet au terroir jamais mis en valeur. Spécialité oblige, les ouassous, les colombos, les poissons, les chodos, endossant leur vêtement d’apparat, se mettant sur les rangs de la comparaison des délices festifs et profanes.

L’aliment accompagnant une fête religieuse subit sa ritualisation, sa tendance répétitive, sa célébration, son sens, sont des attaches au sacré avec comme finalité le rite communiel. La réunion des personnes ayant des croyances identiques, le partage d’un don de nourriture, le soutien supposé des participants : nourrir a une valence affective ( on mange ensemble pour ne pas s’entredévorer), autorisent le tissage des liens. Les mets rituels sont le chodo des communions et des mariages, le gâteau fouetté et à étages, le moltani des cérémonies religieuses, le repas du sanblanni du 2 novembre, le boudin noir, le jambon, le ragoût de porc pois-d’angole-igname-en bas-bon de Noël, le crabe à toutes les sauces de Pâques, le calalou de Pentecôte.

Un peuple qui conserve ses traditions culinaires en l’adaptant au mode de vie de sa population, s’assure la garantie de sa mémoire. Il doit se donner comme projet de construire un socle inaltérable sur lequel les générations futures pourront lire leur origine gravée, car aucun humain, aucune société en état d’amnésie ne saurait décliner son identité.

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