Le rôle du masque (partie 2)

Dans le carnaval, le masque semble se conjuguer avec Eros et Thanatos ; deux notions du refoulé : le sexe et la mort. Il revient dans la rue, lieu du « comme si de rien n’était », ne pouvant occuper un autre espace d’expression. La tradition du masque et son art théâtral n’est pas d’ici.

Le mas a lanmô symbolise le retour des esprits de l’au-delà, venus tourmenter les humains, démontrant par là que le passage du monde des vivants au monde des ténèbres est possible, dans un sens comme dans l’autre. Toute personne masquée est porteuse d’une marque de diablerie (entendons de désordre) car elle transgresse les règles de la bienséance : savoir à qui on a affaire. Le masque la signale et la cache : qui donc se trouve derrière ? Elle s’exhibe dans un costume fait pour être admiré (ce qu’elle donne à voir) et seul son regard détaille l’autre sans vergogne et à loisirs. Exhibitionnisme et voyeurisme. Regard énigmatique du voyeur : voir sans être vu.

Mais le masque même s’il autorise les débordements individuels et collectifs faisant fi des cadres traditionnels se fait devancer par le corps véritable levier des tabous et des valeurs établies centrés sur le pouvoir masculin et paternel. Les hommes se transforment en femmes, acceptant la rivalité et les enjeux fantasmatiques. Les femmes maîtrisent le désir et prennent l’initiative de la demande comme chez NANA en Guyane où les Touloulous inversent les rôles, jouant à cache-cache : innocence et perversité. Le corps devient le prototype de tout rapport : rapport physique, rapport social.

Il n’y a pas de carnaval sans musique. La musique traverse le corps, passe de corps en corps, et ainsi se remplit de sens cachés, de manières de dire la même chose, un mélange de joie et d’émotion. Le passage par le corps des sons qui touchent au plus intime et au plus secret est une mémoire de gestes oubliés et retrouvés, investis et ignorés plusieurs fois. La jouissance qui accompagne cette émergence est à son degré le plus haut, gratuité, liberté de donner matière à la pluralité des sens, d’incarner l’âme familière du rythme. La cadence de la musique imprègne très tôt l’enfant car il y baigne en permanence. Partout elle l’accompagne dans les maisons et dans les rues. Déjà au moment des premiers pas on l’incite à sautiller au son de la biguine « vidé » ou du zouk. Il n’est pas d’individu insensible à la vivacité et à la gaieté des sonorités que scandent les « ka » en toile de fond.

Rythme familier associé à des images du quotidien contrastées par l’appel à la rêverie jusqu’au vertige, la musique peut être une force d’arrachement à soi, à ses déterminations, à la morne répétition des jours et des tâches. Le corps à la rencontre de la musique accepte d’être transformé par ce qu’elle dit, transformé par ce qu’elle est : une évasion. Rythme et cadence mènent la danse.

La vocation sacralisante de la danseuse est évidente parce que son art s’adresse directement aux sens. Cet art appartient à toutes les civilisations sous les aspects les plus divers. Le caractère rituel de la danse transparaît dans les évolutions automatiques presque non pensées, à peine maîtrisées. L’efficacité symbolique de la danse comparée à un rite sacré et laïque en relation étroite avec les fantasmes : « Ce n’est pas moi qui vibre, c’est la musique qui vibre en moi », fait accéder à un état d’âme qui comble les aspirations les plus profondes. Il s’agit d’une mimique totale du corps capable de suggérer à peu près n’importe quoi : aux extrêmes, la parodie à peine transposée de l’acte d’amour ou les fines nuances du sentiment et même de la spiritualité. Si la musique reste l’art majeur, l’art mâle par excellence, la danse est le mode plastique le plus naturel à la féminité. Elle s’exprime en direct sans autre intermédiaire, sans interférence, voilant ou en détournant une partie du flux créateur brusquement libéré, car ici le sujet, l’objet, l’interprète, l’instrument se confondent. Soutenue par les prestiges de la mise en scène, le rythme, la danseuse s’entoure d’une aura ; elle est davantage brillante et envoûtante qu’aucune autre. Dans un temps, un espace donné, elle concentre sur elle toute la gamme des extases masculines. La découverte ou la redécouverte de soi s’aide du miroir que devient le corps de l’autre.

L’exaltation de la gestuelle, sa charge de volupté occupe une place prépondérante dans le mouvement de ce qu’elle exprime ; la séduction est immédiate. Vivre son corps propre sous un regard supposé désirant renvoie à une activité fantasmatique qui fait émerger une jouissance contenue. Le carnaval apaise ce besoin de reviviscence du corps dont on méconnaît la portée. Sa participation active dans le jeu des fantasmes donne lieu à une poussée émotionnelle accordant une grande possibilité à l’expression libératoire des angoisses et au mode de résolution des conflits.

            Il existe bien un langage corporel ritualisé dans la danse qui repose sur les interactions entre les participants à un évènement et le consensus qui les unit. Le dialogue muet instauré est une recherche de spécificité culturelle où identité et comportement légitiment les liens. La volonté de transgresser les tabous de la sexualité contenue dans les différentes torsions improvisées, scelle une reconnaissance identitaire, le pacte avec la culture, une plongée dans un univers commun. Ce langage du corps en absence de mots est une occasion d’exprimer sous un angle totalement subjectif une image de soi et de son histoire : identité revendiquée, appartenance valorisée. Cette forme d’exutoire vise à replacer les corps dans leurs origines, dans leurs sites, et dans leurs enjeux physiques et vitaux. En cela le carnaval est un régulateur de stress.

A s’interroger sur la profusion des corps nus ou presque, glorifiant le corps « primitif », celui du crû avant l’avènement de la culture, il semble que le fantasme de la vérité originelle est en action dans une nostalgie d’un retour aux origines ; en même temps ce groupe nu condamne la société de consommation et ses excès.

L’homme nu symbolise la déperdition des valeurs : passage d’une société du spectacle et de l’aliénation à une volonté de transparence obligée qui risque d’être obscène. A quoi sert le masque quand tout est montré ? Ici il est à même la peau (suie chez les mas a kongo, terre chez les amérindiens et les Africains), un simple dissimulateur naturel qui ouvrirait la voie à un possible accaparement de la substance vitale des ancêtres. Il s’inscrit dans une démarche de réappropriation d’un passé lointain, comme pour rappeler la force des liens et des racines entre le masque et le corps.

Ce tissage de liens entre la personne et le masque a sa place dans les représentations conscientes et inconscientes car il influence les relations entre le groupe et le masque donc entre la personne et le groupe. Une dramatisation ou un rejet du groupe envers le masque étendu au corps/peau le soutenant en dit long sur les sentiments des uns et des autres dans le pouvoir qu’il a de refléter à chacun l’image du corps de groupe.

En venant actualiser chaque année les réalités d’une identification commune, le masque souligne l’emprise qu’il peut avoir au niveau de l’imaginaire, posant en filigrane la question de l’identité et de l’appartenance. De surcroît, il mobilise des éléments psychiques : habiter un masque conditionne des postures. Coller au personnage qu’on représente c’est comprendre l’esprit du masque, essayer de le vivre au-dedans avant que de le restituer au dehors, c’est faire abstraction de sa personne. La base identificatoire est double : lieu de ce jeu de création et d’interprétation, pour soi et pour les autres.    

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