Publié dans Le Progrès social n° 2534 du 22/10/2005
Voyager c’est partir et revenir. Celui qui quitte sa terre natale à la poursuite d’un rêve, semblable au conquérant ancien dont l’apport de richesses dans les caisses de la royauté gouvernante devait améliorer les conditions de vie de la population, espère à son retour avoir droit à quelques égards : reconnaissance d’une parentèle entretenue par delà la mer des Caraïbes, niveau de vie au-dessus de la moyenne dans une maison construite pendant l’absence, sentiment d’avoir acquis un savoir enviable. Impossible d’envisager l’échec condamnable d’abord par soi même, impossible de le montrer aux autres ceux qui sont restés, craignant l’opprobre de ces sourires narquois, de ces mots chuchotés, de ces sous-entendus. Mais s’en aller dans la clandestinité, juste quelques personnes dans le secret, avoir gratté ses fonds de tiroirs pour le passeur et mourir anonyme en groupe est une catastrophe. La mer a rejeté quelques corps inanimés sur les côtes de la Grande-Terre. Une femme enceinte portant une autre vie, un être en gestation poussant en elle, et blotti dans son utérus, décrit l’horreur à notre porte dans la plus grande indifférence. Oh Haïti tes enfants !
On a longtemps qualifié ces personnes embarquant à l’aventure, d’immigrés de la faim, rappelant les « boat people » dérivant au gré des courants sur des bateaux identiques au radeau de la méduse, repêchés autant que faire se peut par des capitaines compatissants. Individus sans papiers donc sans identité, dénutris, accablés par l’inanition, secrétant l’espoir d’une terre généreuse, pourvoyeuse d’abondance. Mais pas seulement. Le désir de partir de chez soi de ceux qui traversent les déserts, se risquent sur la mer, ce proche et ce lointain, constitue un phénomène non pas nouveau, puisque depuis toujours l’homme tend à élargir son territoire, mais démontre l’universalité d’une volonté farouche de fuir le pays d’origine, de s’en éloigner au péril de sa vie. Rien ne les arrête : ni les barbelés, ni les fusils et les chiens, ni les océans déchaînés et hostiles. On ne s’improvise pas clandestin.
L’immigration est réglementée par le contrat de travail. L’autorisation à pénétrer sur un territoire a une durée limitative conditionnée par les besoins en main d’œuvre, la capacité d’acceptation d’un nombrer de naturalisation, l’origine de l’immigré. Il est difficile de franchir la route à l’inverse à la fin du contrat de travail pour des raisons affectives ( l’empathie a ses lois), le besoin de sécurité (on s’habitue facilement au mieux-être), de conditionnement : l’adaptation est un critère de réussite sociale. L’entrée en clandestinité est moins exacerbée quand elle n’est que le prolongement d’une situation de fait. Elle tourne parfois au drame comme dans ce cas d’une jeune femme à la recherche de l’homme pour lequel elle est grosse, rencontré à Port-au-Prince, parti sans donner d’adresse, traînant son désespoir chez une compatriote et accouchant sans possible avenir pour elle et le nourrisson au trousseau inexistant, sans perspective de lait nourricier après l’assèchement des seins. Aucune possibilité d’emploi : le travail au noir est puni par la loi. Pas d’emploi, pas de logement. Elle vit dans une insécurité optimum. Le billet de retour est périmé. L’impasse. Seule l’aide humanitaire lui permet de survivre. La dépression guette. Cette manière d’arriver en clandestinité n’est pas vécue comme un comportement hors la loi.
La conviction d’une existence à légaliser, l’acceptation de la présence, le partage du même air pendant un certain temps, la participation à l’économie, procède d’un ancrage imaginaire au pays d’accueil du travailleur émigré. Il n’en est pas de même pour l’arrivant se jouant des frontières maritimes et de ses interdits, non attendu, non désiré, à l’assaut d’une terre inquiétante la nuit, empli de l’anxiété de la transgression et aussi de bravade : celle d’atteindre un but envers et contre tout. La faim à elle seule ne justifie pas le risque de plus en plus grand de la noyade ou d’une reconduite à la frontière : le retour de la honte. D’autres paramètres entrent en jeu. D’abord la faiblesse du lien envers les racines. L’être clandestin ne semble pas avoir d’attachement réel avec les membres de sa famille, ni un sentiment de forte appartenance. Sa vision distante du groupe l’autorise à ne pas s’impliquer dans les affaires de la cité, ne donnant un avis, un point de vue qu’en cas de questionnement, ne proposant jamais d’ouverture dans une direction définie. Si l’agression permanente d’une guerre civile, qui ne dit pas son nom, est évoquée, elle sert à dissimuler la confusion des origines. Déplacer le mal-être individuel sur le malheur collectif comme si la sensibilité exacerbée ne pouvait admettre ces conduites abruptes où personne n’est à l’abri d’une balle intentionnelle ou perdue, est un mécanisme de défense. Il a tendance à se sentir coupable de ne rien attendre de l’autre, de ne pas s’identifier à lui, de faire le choix de fuir sa propre réalité : celle de se sentir étranger dans son propre pays. Les traumatismes d’enfance revenant en rêve, les non-dit de l’indifférence, le sentiment du désamour, ces choses enfouies à un moment reviennent comme une hantise. Fuir droit devant acceptant le prix à payer, priant Dieu ( celui de miséricorde) de permettre d’arriver à bon port. La reconnaissance toujours espérée passera par ce chemin de réussite : exister par le biais d’une vie meilleure, avancer en gravissant l’échelle sociale. Le rêve du clandestin dessine les contours d’une pensée obsédante : une réhabilitation affective à laquelle il ne renonce jamais.
La mer n’a pas gardé dans son immensité salée le secret de ces corps rejetés par le ressac, dévoilant l’échec du projet et du rêve. L’inutilité du départ : un double désastre. Les yeux morts n’ont rien vu de la terre de désir, le décès solitaire sans rites ni sépulture immédiate sont une punition, penseront ceux de là-bas. L’embarquement massif et les pertes en vies humaines des Mongs au temps des « boat people » ont ému des responsables politiques. Ils ont- trouvé asile sur la terre de Guyane formant des communautés augmentant la production de riz et déversant des tonnes de maracujas sur les marchés avoisinants.. Le défrichage de la forêt dans le calme et en silence a laissé place aux villages où la culture vivrière et l’artisanat acquièrent des lettres de noblesse à piquer la curiosité des touristes.
Peut-on rester les lèvres closes sur la désespérance qui continue sous nos yeux ? Peut-on recouvrir d’indifférence le sort fait aux clandestins ? Suffit-il d’aller leur dire en Français ou en créole, sur leur sol, en porteur de bonnes paroles, que cette route maritime met en danger leur vie. Le suffit-il ? Ceux qui sont reconduits reviennent dès qu’ils ont amassé un magot équivalant au prix du passeur.
La réponse à l’immigration clandestine est uniquement politique. Pour ce faire il faut des décisions d’échanges avec les îles environnantes qui génèrent des ramasseurs de miettes de bonheur. Il faut aussi :
- Penser une coopération allant dans le sens des besoins
- Mettre en place les outils nécessaires au développement
- Aider à la reviviscence de la paix sociale en abandonnant l’idée de la seule protection armée des frontières aux piètres résultats
- Eriger enfin un pacte d’entraide durable afin qu’aucune femme porteuse d’un bébé dans le ventre ne vienne échouer morte sur les côtes de la Guadeloupe.