Mercredi des cendres et la mort

La revanche de la classe défavorisée consistait après une vie d’humiliation et de domination, à atteindre un niveau équivalent à celui du groupe financièrement plus élevé lors de l’enterrement. La certitude d’être une personne respectée et connue se jaugeait à la magnificence de la cérémonie mortuaire et au nombre de suiveurs de corbillard. Bel lentereman rétablissait une justice au moment de la rencontre avec l’au-delà, comme si l’égalité décidée face au jugement dernier devait être la preuve que tous les humains ne sont que des humains. Les plus démunis avaient cotisé à la mutuelle Mare-Gaillard dont le soutien aux familles s’était surajouté dans un esprit de solidarité. La mort se préparait : l’édification du tombeau, le vêtement apprêté dans l’armoire, maintenu en état de propreté, le drap/linceul lavé de temps en temps effaçant le jaunissement des années. Bel lentereman était un processus de réparation combien même le cercueil prenait la direction du cimetière des pauvres. Aujourd’hui, l’élévation du niveau de vie, la proposition d’incinération due au manque de concessions funéraires, l’éparpillement de la discrimination de territoires réservés, n’ont pas entamé dans l’imaginaire le souhait d’avoir un bel enterrement, ni une foule à la veillée composés de gens de qualité à la mesure de l’importance sociale du décédé. 

Mercredi des cendres, le matin, la mort subite de la figure de proue de VIM a précédé celle de vaval que l’on brûle traditionnellement au coucher du soleil, après un défilé dans les rues des villes retentissant de voix scandant : vaval ka kité nou. Les tenues des carnavaliers blanches et noires, (opposition de l’astre éclatant, le soleil, au passage de la lune noire), violettes comme celles des pleureuses une année d’une rare élégance, chapeaux assortis, sont des marqueurs de deuil et de désolation. Le rituel de purification par le feu du roi carnaval, complice de cette folie du peuple, met un terme aux réjouissances, aux disgressions, signant là une posture de franchissement du seuil du carême. Fin de la fête. Une recherche de similitude a inondé les pensées, des liens ont été établi, des questionnements ont fait flamber les esprits embourbés pourtant dans l’immense tristesse de cette mort brutale. Pourquoi maintenant ?  Pourquoi ce jour-là ? Il serait mort le jeudi ou une semaine après, la douleur aurait été aussi vive mais ne serait pas mis en évidence un symbole dont est exclu le hasard. Et pourtant la mort est destin selon sa représentation : elle est programmée par Dieu depuis le jour de la naissance. On ne meurt pas avant son heure. Une seconde idée affirme que la volonté terrestre dépasse le dessein divin quand à la demande d’un ennemi, le décès est provoqué par le truchement d’un acte sorcellaire. La culture accepte aisément le paradoxe. 

Mais le plus approchant est certainement la mort destin, décidée par Dieu à l’analyse de ce qui a été le plus exprimé. Les Dieux seraient -ils jaloux, ont-ils succombé à la tentation de la sanction pour effet de fascination. Trop talentueux, trop médiatisé : l’imaginaire catholique met en avant le corporel et le sensible, cultive la question de la faute et de la rédemption, une capacité à troubler les codes moraux, autant de caractéristiques qui abordent l’humain par son versant obscur. La fascination ne devrait avoir comme objet que l’institution religieuse pour le croyant même si elle est empreinte de plus en plus de doute et de suspicion, mais malgré cette suspicion, on se doit de témoigner d’une attraction pour le christ et pour lui seul. La rude concurrence joue un rôle dans cette histoire commune et dans cette perte. Quel est le fait à déplorer : la perte du passé ou la destruction de l’avenir ? Ne pas être aller jusqu’au bout de ses ambitions/projets, de Rage à Dissonance, en passant par le Pwen jusqu’à VIM, c’est laisser une trace de l’épopée et renoncer à l’apothéose. L’idée de la vérité non révélée d’une similitude entre la mise à mort de vaval et le décès du meneur du groupe, s’étale dans une affaire collective, où le récit est un texte dont l’écriture sera restituée sous forme de légende. Les thématiques liées à l’efficacité de la parole que quelques-uns soulignent déjà comme prophétiques à la réécoute de ses passages médiatiques, ne peuvent que déboucher sur un Grand Récit qui donnera sens à l’histoire partagée et à nos histoires fragmentées. Encore enfouie dans le domaine de la fantasmagorie, cette observation succincte contribue à ébaucher le cheminement inconscient de l’imaginaire du croyant privé de son autre objet de fascination, objet humain cette fois, celui qui aimait tant le carnaval au point de faire le choix d’une fessée en restant parti quatre heures pour raison d’achat du pain, ce qui ne l’empêchait pas de recommencer. 

L’homme et son œuvre

De prime abord ce qui se donne à voir est un attachement passionnel au carnaval, un objet de préoccupation exclusive, une idéalisation sans limite, un côtoiement empreint de mysticisme. L’amour captatif présente cette prétention à l’absolu qui constitue un des trois éléments caractéristiques de la passion. Qui dit passion, dit possession, cependant initiées dans un double mouvement. Je te tiens mais tu me tiens aussi. Consentement mutuel à la soumission. D’un groupe l’autre, il applique les mêmes métaphores jusqu’à superposer les images dont il a seul la maîtrise.

Le créateur à travers les thèmes et les costumes va convoquer la surprise où se contredisent désapprobation, critiques acerbes, admiration, curiosité, jactances courroucées, jamais indifférence. Il passe de l’origine de l’homme dépouillé de ses attributs sociaux, l’ancêtre ravivant la mémoire, à la justification du monde des ténèbres qu’il cherchait à décrypter, à l’existence de déviations sexuelles tues, femme dominatrice, homme soumis (version d’une réalité moderne insoutenable comme les péchés capitaux cependant réels.) L’interpellation de l’hypocrisie généralisée et ses faux-fuyants dérangeaient l’univers de mensonges auquel s’agrippait quelques-uns. Tendre le miroir, donner à voir le dissimulé mais surtout autoriser la femme à aimer son corps en le montrant ce qui équivaut à l’acceptation de soi, ont été de réelles gageures. La résille posée sur la peau est restée invisible aux regards des esprits chagrins dans une totale ignorance des fonctions princeps du carnaval qui sont la transgression de l’interdit, la dérision, l’inversion pour ne citer que ceux-là. Les réseaux sociaux s’en sont donné à cœur joie. Au frontispice de la culture est écrit qu’on ne dit pas de mal des morts. La psychanalyse vient renforcer l’injonction par le concept de culpabilité. Le chef une fois mort n’est plus craint, n’est plus haï, mais admiré et révéré du fait même de sa force. Le bon père est le père mort.

La vision du féminin se cristallise dans une volonté d’égalité où l’incitation à occuper la place dégage l’horizon étriqué du territoire masculin. Les carnavalières de son enfance étaient des femmes de mauvaise vie d’où était absente la respectabilité, alors comme par défi ou souci de réhabilitation il a propulsé le surgissement de l’altérité au sein même de l’identité. Difficulté d’autant plus exceptionnelle si l’on pense qu’en général même si les autres peuvent voir et toucher notre corps, nous sommes les seuls à pouvoir en avoir une conscience immédiate et intime qui nous permet de tracer instinctivement la frontière entre nous même et le reste du monde. C’est l’altérité qui surgit au cœur même du je et qui l’oblige à se poser la question duqui suis-je. Le travestissement suggère au corps d’intégrer les passions qui l’animent, les sensations qui l’habitent, les émotions qui l’envahissent. Le corps devient le lieu d’une rupture existentielle et fait basculer le je dans un autre univers, celui d’une identité en pleine recomposition, mais le sens de Mas prévient l’intrusion du déguisement le sommant à être sans droit, sans familiarité, sans accoutumance. Le temps et l’espace sont déterminant. Le temps pour comprendre que le je doit lâcher prise sur le corps, l’espace pour accepter ce qu’on donne à voir et le transformer en illusion : (c’est moi sans être moi). D’un certain point de vue la position du corps entre la nature et la culture n’est qu’intermédiaire : d’une part les corps vivent, mangent, dorment et éprouvent de la douleur et du plaisir indépendamment de leur construction sociale, d’autre part ils sont inscrits dans un milieu social et culturel et leurs mouvements sont aussi le fruit de l’éducation et de la culture. Les problèmes naissent chaque fois que l’on refuse l’articulation du naturel et du culturel et que l’on se focalise soit sur le corps biologique génétiquement déterminé, soit sur le corps social culturellement construit. Peut-on réellement construire le corps soit au simple fruit d’une organisation génétique, soit au pur produit d’une construction sociale et culturelle ? La métamorphose des personnes durant le carnaval interpelle sur l’emblème d’un avenir ouvert aux ambiguïtés et aux différences par la fusion dans un même corps de l’organique et du mécanique qui contient une promesse illégitime qui peut mener à la subversion. Le travestissement s’enfile sur un corps modifié, réinventé sans cesse, mais encore apparaît-il comme une manière de réécrire le texte de tous les corps dominés, exploités, naturalisés. Diminuées pour un instant les oppositions binaires- corps/âme, matière/esprit, émotion/raison dans un effondrement du réseau symbolique structurant le moi occidental. La magie de la création pouvant conduire à une évolution positive.

La symphonie porcelaine révèle le passionné à lui-même. La psychologie nous apprend que les émotions de notre enfance gouvernent notre vie et que le but des passions est de les retrouver. Habitudes et réminiscences constituent les sources des passions et elles-mêmes se constituent pour nier le temps. Nier le temps, c’est consentir à recommencer, à engager une recherche constante dans le renouvellement. La répétition témoigne d’un besoin essentiel d’échapper au devenir. Consentir à la répétition c’est là l’essence de la passion. La symphonie porcelaine est un bel exemple du refus du temps dans la mesure où son édification s’est réalisée rapidement évitant l’attente du futur et son état d’impatience et d’inquiétude devant un avenir toujours incertain : accepter le futur c’est accepter le risque de l’angoisse. La conque à lambi, instrument d’alerte et annonciateur de malheur dans le temps, magnifiée par Martial Rancé, s’est hissée à l’honneur de chaque bouche féminine avec comme particularités une unique note par femme. A chacune un son unique. Un concept génial avec cet orchestre à vent qui désigne des talents individuels autant que collectif. Quelle distribution a guidé l’attribution du do ou du ré ? L’oreille, la demande, l’observation, le hasard ? Toujours est-il que la symphonie porcelaine marque une étape dans l’univers musical de la Guadeloupe. Démonstration est faite d’une volonté d’ascension de la femme en lui donnant une responsabilité qui ne dit pas son nom, lui reconnaissant des talents dans un monde où l’égalité des sexes se cantonne encore aux mots politisés. Promouvoir l’art musical en l’associant aux femmes est un don d’une telle délicatesse qu’il ne pourrait qu’être imité tant il assoit sur un piédestal le pionner en cette matière. 

La Guadeloupe sait l’importance de la perte, elle a pleuré Rudy BENJAMIN dans une exaltation de nuits musicales où les gens venus de partout avaient du mal à intégrer la réalité. Le rassemblement a suivi les règles inscrites au frontispice de la culture : bel lenterman. La symphonie porcelaine en héritage, raconte une transformation : le passage de la rudesse d’une conque strombophone à la délicatesse d’une porcelaine, fragile, sublime, comme un bijou. Elle est l’instrument d’une symphonie équivalente de douceur et d’apaisement. Une étape a été franchie.

Fait à Saint-Claude le 25 février 2024

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