La mer était vécue comme un élément dangereux qui dévorait des vies, celles des pêcheurs et des aventureux. Elle gonflait ses flots de colère en période cyclonique détruisant canots et habitations, elle était traîtresse aux tourniquets invisibles happant les corps des baigneurs et les conservant dans les profondeurs : disparus en mer sans sépulture ni enterrement, la pire des désespérances pour la parentèle. L’imaginaire ne l’évoquait presque jamais comme nourricière, pourvoyeuse de poissons et de crustacés et quand l’homme s’en allait à la recherche de lambis et de langoustes, l’ignoble avait le pouvoir de lui faire payer de son sang rejeté par les narines, sa témérité.
Les seniors, les dimanches de Pâques et de vacances scolaires, installés sur les plages à l’abri du soleil, pour la journée, disposaient les faitouts remplis de mets cuits et odorants à déguster en famille élargie aux amis. Ils s’avançaient dans l’eau pas trop loin du bord, progressivement, l’apprivoisaient en la passant sur les bras, la faisaient gicler sur les épaules et le cou, se lavaient le visage. Puis s’asseyaient ou restaient accroupis, la bouche pleine d’eau en prévention à l’insolation, ressortaient après quelques minutes et se rhabillaient. Le contact avec elle était bref, rempli d’indifférence : un petit bain rituel avant le repas non renouvelé. De toute façon, ils ne savaient pas nager, n’en concevaient même pas l’utilité pour leurs enfants qui se débrouillaient seuls à faire des brasses, battant des pieds sous l’œil vigilant et inquiet de la mère. La mer « tire », elle a besoin de proies. Nul dialogue n’est entretenu avec elle à l’instar de la rivière dont on aperçoit les rives, frontières sécurisantes, source de vie alimentée par les pluies dévalant la montagne. Elle assainit, enlève la crasse du linge roulé sur les pierres les jours de lessive, nettoie les maisons en cas de grève des robinets et même si elle inonde, la rancune sait se taire car l’eau a une mémoire, elle finit par occuper les lieux d’où on l’a chassé.
Le bain dans l’eau douce se prend en toute sérénité, le pied se pose sur les galets, le regard touche le fond, la main s’agrippe aux roches quand bien même le limon donnerait une impression de déséquilibre. Mais les bords sont là, traçants des limites visibles : « Faudrait-il être imprudent pour s’y noyer ! » Puis la rivière rend les corps, elle les traîne jusqu’à l’embouchure, veillant à ce que la dévoreuse salée ne s’en empare. Habitée par le lamantin, une « maman dlô » séductrice et amoureuse, différente de celle de la mer, elle est de connivence avec « Ti sapoti », lutin pleureur rencontré sur le bord des chemins qui demande au passant où habitent père et mère ; pris dans les bras il devient géant briseur de vertèbres, batifole avec les enfants qu’il entraîne à sa suite au plus profond de la rivière. Le mythe de « Ti sapoti » contient une morale : ne pas se fier à l’inconnu, à l’imprévisible.
La mer borde l’île, elle baigne chaque rivage des communes à l’exception de Saint-Claude au pied du volcan. Si sa représentation est teintée de crainte, de méfiance, c’est que l’imaginaire de génération en génération n’a pu évacuer l’épopée de la traversée. Ces femmes, ces hommes capturés, embarqués vers une destination inconnue, captifs, humiliés, n’ayant pour horizon que cette immensité dont ils sentaient la menace, aucune échappatoire autre que la mort par noyade ou par mauvais traitements, ont détesté cette mer qui leur interdisait toute fuite. Déjà dans le bateau négrier, puis sur l’île, elle cernait l’humain, l’enserre encore dans ses limites imposées et infranchissables. Elle a marqué du sceau de la peur les rêves d’évasion même nocturnes, imprimée la sensation d’isolement qui surgit au moment des cyclones : « Coupés du monde, qui viendra nous porter secours ? »
La prégnance de l’enfermement s’aperçoit dans les pathologies mentales où la phobie de l’avion oblige à rester sur place, à ne point voyager, forme d’emprisonnement où la contrainte vient certes de l’absence de paquebots reliant les ports de France et des Antilles. La question du venir pour ne plus repartir reste tapie dans un coin de la mémoire collective. Qu’y a-t-il, derrière le lointain des vagues, comment franchir l’espace ? La mer lie l’homme à son destin d’îlien, où l’étroitesse de la région le pousse à parcourir à toute vitesse en voiture des kilomètres lui donnant l’illusion de routes infinies, spacieuses, pouvant mener au bout du monde. Le continent autorise des passages de régions en départements, permet des déplacements sur la terre ferme, des allers et retours. Ici rien de semblable, si ce n’est que tourner en rond dans l’île retenu par les bras de la mer.
Sa profondeur représente l’inconscient humain, la partie occulte de l’esprit dominé par les pulsions. Cet inconscient occulte est figuré dans les mythes. L’être surnaturel « Maman dlô » est là quelque part dans le fond, sirène au corps terminé par une queue de poisson, elle demande au pêcheur un peigne pour coiffer sa longue chevelure. S’il n’optempère pas, elle l’entraîne et le noie. Elle surgit au Brésil sous le nom de « Yémanja », en France c’est la sirène, appelée « Mami Wata » en Afrique où on lui voue un culte et lui érige des temples. Sa cruauté n’a d’égale que sa beauté. « Maman dlô » est une créature phallique dont la bisexualité est inscrite dans sa morphologie féminine et masculine à la fois. Que veut-elle ? La remise du phallos (objet phallique) ce peigne qui était à l’origine en os, obligeant l‘homme à l’abdication de sa virilité : il assure sa sécurité au détriment de sa puissance sexuelle. Face à cette menace, force-lui est d’établir un pacte dans le plus grand des paradoxes : une rencontre de la liberté et de l’aliénation. La séduction de cette créature est une pseudo séduction dans la mesure où elle n’a pas besoin de partager le plaisir qu’elle trouve dans sa constitution originale en signalant sa bisexualité. « Maman dlô » est le prototype de l’être ambigu qui met en péril le renouvellement des générations, c’est en cela qu’elle est la plus inquiétante.
A l’image de la mer est associée aussi « Man Coco » dont la visite de son antre ressemble à une descente aux enfers. La table où elle dîne la nuit avec Lucifer est rebattue par la vague déferlante, elle seule peut affronter le Diable si redouté, à condition de lui livrer des âmes. En période électorale, la volonté de devancer les adversaires dépasse toute couardise. La rencontre se fait dans son « Trou » pour un pacte avec le vilain par son intermédiaire. Le trou de « Mam Coco » est une légende récente très éloignée de la croyance en les êtres surnaturels comme « Maman dlô » qui font partie du panthéon magique.
Dans ses effets protecteurs, la mer avait la réputation d’annuler le mauvais sort, la déveine, l’acte de sorcellerie, en partant à l’étranger : « Socié pa ka jambé dlo ! » Cela ne signifie plus rien aujourd’hui, vu le nombre d’antillais migrants qui accuse les maléfices d’avoir pour origine la volonté destructrice des îliens. Le foyer de la sorcellerie en grande partie demeure dans la caraïbe, même si le « Kô krasé » au moment des congés bonifiés s’abandonne aux mains de la frotteuse, réparatrice désignée des dommages subis lors de la période d’acclimatation. Le bain démarré, du 31 décembre, rituel perpétué depuis la nuit des temps, remplit une fonction purificatrice. A minuit, l’embouchure, enlacement de l’eau de rivière et de l’eau de mer (eau saumâtre) reçoit les corps de femmes et d’hommes venus se débarrasser des scories de l’année écoulée, au moment de l’heure de marge, laissant derrière eux les tourments et embrassent l’année nouvelle avec une dynamique porteuse d’espoir de bonheur. Les embouchures n’étant plus sécurisées, seule la mer continue la tradition. Le mas maten et autres carnavaliers, au lever du jour, pénètrent l’élément salé en se frottant de feuillages, comme dans un pacte d’une promesse tenue de protections, carnaval après carnaval. Puis le gadézafé y conduit les groupes, lys blancs à la main, bouche frémissante sur une prière, afin de retrouver l’équilibre d’une vie malmenée par les autres. Une consigne : sortir de l’eau sans regarder derrière soi.
Cependant, le rapport à l’immensité salée est contrasté. Aujourd’hui conscient des limites qu’elle impose, le prestige de ses produits, même infestés par la proximité du littoral lui confère une certaine aura de fécondité, rappelle son analogie à la mère nourricière pourvoyeuse de vie. Liquide amniotique, eau immobile en apparence, liquide séminal, eau en mouvement, voilà les symboliques de la mer et de la rivière qui ne sont pas en contradiction. La rivière rassure, elle ne cause aucun effroi, tandis que la face positive de la mer est évincée par la malfaisance qu’elle entretient : l’avènement des algues brunes, les sargasses, contraignant à une double réclusion ceux qui habitent Marie-Galante, les Saintes, la Désirade. Les algues arrêtent l’activité des pêcheurs parce qu’elles s’enroulent dans les hélices et les moteurs des embarcations. Elles les privent de nourriture : c’est une mort programmée par inanition. Loin pourtant de ce temps de traversée où elle était un cimetière engloutissant les corps décédés, la modernité, l’enserre encore dans un cadre aux contours incertains. Elle demeure un mystère plus grand que l’île où le premier geste accompli après l’accostage, a été d’enterrer les morts du jour. Le poids de la tristesse de la première rencontre avec la terre ferme a été évacué car la survie était à ce prix.
L’utile réalité de cette mer franchie par des bateaux à la soute bourrée de containers dans lesquels tous les biens de consommation sont agglutinés, ceux relatifs à l’entretien du corps (aliments, produits d’hygiène), ceux relatifs à l’agencement de l’habitat, ceux relatifs aux moyens de transport, ne s’évoque pas, tant la considération de la dette est grande : « Elle nous doit bien cela ! » De plus en plus, l’approche festive tente une réconciliation avec la course des « yoles », la route du rhum, imprégnant l’imaginaire d’une dimension nouvelle de rêve de gloire, de compétition, de liberté. L’arrivée de la 12éme édition de la route du rhum a été endeuillée par deux morts. La crainte de la noyade est évoquée de manière imperceptible. Le fantasme de la tueuse dévoreuse de vie se décrypte dans les récits de la population, transmis de génération en génération. Disparu, sans sépulture, la mémoire a retenu l’affrontement de l’humain et de l’être surnaturel, maman dlô, la perte de puissance, la remise en question de la virilité du masculin face à la bisexualité de l’étrange habitante du lieu. Peur ancestrale non exprimée qui à l’analyse démontre que nos champions olympiques excellent dans les disciplines où le corps est en contact avec la terre ferme. Les championnats de France de natation ont vu le sacre de guadeloupéens talentueux, mais la médaille d’or olympique n’a pas encore été obtenue dans cette discipline sportive.
Apprivoiser cette immensité salée serait nécessaire en la rendant accessible, en la resituant dans une fonction protectrice teintée de bienveillance. Les métiers relatifs à la mer, l’élevage en viviers, l’amplification des jeux nautiques, le développement de la plongée sous-marine pour tous, les cours de natation dès le jeune âge, sont quelques pistes à explorer. A la Réunion, le nombre de noyade reste très important parce que les clubs de natation sont quasi inexistants. La relation à la mer est relative à sa représentation. Le troisième skipper de l’arrivée de la Route du Rhum de cette année a décrit une vision cauchemardesque : voulant réparer une pièce de son bateau qui fonctionnait mal, à proximité de la bouée de Pointe-à-Pitre, la plongée dans l’eau a occasionné une décorporation appelée voyage astral. Il a vu son double. L’explication rationnelle ou ésotérique du phénomène n’a pas grand intérêt ; ce qui est à retenir c’est la survenue du phénomène à un moment précis.
La Route du Rhum procède à une inversion. Les bateaux chargés de fûts du liquide tiré de la canne à sucre partaient de Guadeloupe en direction de la France. Aujourd’hui, le départ de Saint-Malo, route en sens contraire, est une manière de prendre du recul avec le système de domination, de donner du sens aux relations désormais inversées et normalisées. Cadre de création à distance des hiérarchies sociales et raciales ordinaires, l’évènement s’est transformé en produit strictement spectaculaire, sorte de dé-ritualisation, aux seules fins de promotion touristique. Tapie dans les recoins de la mémoire, l’histoire de cette route, peut générer chez chaque participant, en relation avec sa vision personnelle du passé, un état de soi particulier, inhabituel, allant jusqu’au dédoublement de soi.
La mer est familière, on l’aperçoit tous les jours et partout. Elle ceint l’île d’une teinte variable selon le temps, mais elle conserve une part d’inconnu qui accrédite la méfiance à son encontre. Être un ilien, suppose de l’intégrer individuellement et collectivement afin d’établir une relation de confiance.
Fait à Saint-Claude le 18 novembre 2022