Publié dans Le Progrès social n° 2508 du 16/04/2005
Le toucher est indispensable à la vie. Volontaire ou involontaire, obligation est faite à chacun et tout le temps de poser son corps sur le corps de l’autre( se serrer la main, se frôler, s’appuyer sur) dans toutes les sociétés. Au toucher il y a un commencement, il y a aussi une fin. De la première à la dernière caresse, tout au long de la vie, l’humain est confronté au rapport de proximité et de distance de la présence de l’autre, du corps de l’autre ne serait-ce que par le regard ; car il y a empiètement entre voir et toucher, le regard étant déjà palpation des choses.
La première rencontre, le nourrisson sur le corps de la mère à peine sorti de l’utérus dans un partage d’émotions, ventre contre ventre, interroge l’avènement de la procréation.. Le contact avec le sein dans sa fonction de nourrissage sera déterminant pour sa constitution psychique.
Le toucher s’inscrit sur des registres variés, de la légèreté à l’agression. Par exemple la chatouille crée la surprise, un effet de saisissement, faut-il encore que le sujet se laisse aller à ses états internes et participe à la volonté divertissante du geste. Le baise main séducteur ou d’une bienséance diplomatique est lisible selon les circonstances qui le convoquent, tandis que le crachat( la salive étant une partie du corps) signifiant le mépris ou la séparation peut selon un rite d’agrégation permettre l’intégration donc signer l’appartenance du nouveau-né. Lors de la présentation du nourrisson chaque membre de cette tribu de l’Afrique de l’Ouest lance un crachat dans sa direction. La bourrade, le pincement, la tape, le coup de pied marquent le défi, la provocation, l’affrontement. Le corps est vécu silmutanément avec celui d’autrui à travers l’émotion qu’il exprime et qu’il suscite. La société y imprime ses interdits, limites à ne pas franchir, en fonction de la constitution de son histoire : toucher avec le pied est ici synonyme de rejet alors que l’érotisme le place au sommet de la sensation forte ailleurs.
Qui touche, et comment touche t-on ?
Les soins de puériculture signent une ligne de partage entre les sexes. La mère s’attarde sur le corps du garçon préoccupée par la prévention du phimosis alors que la fille n’a droit qu’à une toilette rapide et délicate eu égard à son anatomie. Déjà s’élabore une fonction du corps compris entre le désir et l’expression du désir qui ouvre sur la présence corporelle d’autrui. Elle est habituelle cette séduction précoce doublée de la sexualisation involontaire du corps de l’enfant soumis aux soins maternels. De plus le jeu d’excitation de l’ensemble du corps, surtout la peau, jeu de caresses stimulantes, suçotements, lècheries, bisous craquants, forment la procédure des sensations de plaisir. Cette satisfaction va être remémorée et laisse une trace inscrite comme une attente ou un appel du retour d’une satisfaction identique. Sa disparition fait que chaque enfant vit son corps différemment selon la singularité de ses expériences personnelles de frustration. Les soins de puériculture sont le prototype d’excitation du corps du bébé par la mère, et sa manière de toucher, de bercer, de sucer, les silences, les gestes lents ou rapides, établissent une correspondance entre la transmission et le reçu. On ne donne que ce qu’on a reçu. Elle fait don à l’enfant des sentiments issus de sa propre vie sexuelle. Si elle se rendait compte de l’impact de ces premières sensations de plaisir sur le devenir sexuel de l’enfant, elle en serait ébahie, mais elle l’ignore totalement. De cette séduction va naître l’excitation génitale féminine et la capacité à jouir du garçon de manière satisfaisante.
Le toucher correspond à une éthique avec une valeur proclamée indiquant une conduite à suivre retrouvée plus tard dans le fait que les hommes aiment toucher. Ils s’y autorisent avec les enfants et les femmes qui, elles, se contractent sous la pression de leurs doigts. Ils évitent de mettre la main sur leur homologue masculin ; la culture a conservé une expression destiner à figer le geste en leur direction. Les femmes touchent les enfants, les autres femmes en signe de réconfort, d’encouragement, elles touchent aussi les hommes en prenant le risque d’une réplique ou d’une proposition verbale pour les plus hardis, ou d’une déroute pour les timides et les traditionalistes troublés par une hardiesse castratrice.
Le toucher réveille des évènements dont le corps a gardé le souvenir. Vivre son corps n’est pas s’assurer seulement une maîtrise ou affirmer sa puissance, mais découvrir sa servitude, reconnaître sa faiblesse. La peau connaît et donne le plaisir de la caresse. La pulsion sexuelle a une force considérable capable de drainer toute l’énergie psychique. La culture l’a compris et s’est attelée à la restreindre et à la canaliser en créant des institutions sociales dont le but est de réguler cette énergie en lui assignant un statut moral par un principe de conservation et de reproduction engagé dans le concept de la famille, un statut économique avec la règle du respect de la propriété d’autrui pour admettre la réciproque d’une propriété du corps et enfin un statut psychologique instituant la notion de normalité. A bien regarder, la plus grande partie des actions humaines est motivée directement ou indirectement par la pulsion sexuelle. Les femmes et les hommes essayent de se rendre attrayants par le truchement des vêtements, des soins corporels esthétiques, de la coiffure ; ils travaillent pour acquérir un statut et un pouvoir dans une volonté d’être admirés et aimés.
Un évènement mental peut être mieux compris s’il est considéré en lui-même tel qu’il est vécu ou ressenti ; la dynamique de l’attention ou de la mémoire est en jeu. La conscience n’est pas passive, elle reflète ce que les sens disent à propos de ce qui se passe à l’extérieur comme à l’intérieur du corps ; elle le fait de façon sélective, elle leur impose une réalité. La conscience est imprégnée du vécu, de la somme des choses vues, entendues, senties, espérées. Quand la femme se raidit sous les doigts de l’homme c’est qu’elle interprète son intention. L’intention est une information élaborée à partir de buts sociaux intériorisés, elle attire l’attention sur certains faits en orientant l’esprit vers un stimulus/danger. Un homme qui touche sans autorisation est un mal élevé dira une grand-mère à son bâton de vieillesse. Du côté de l’homme il manifeste cette intention appelée besoin, désir, pulsion pour donner une indication sur ce qu’il veut faire : établir le contact. La conscience de l’un et de l’autre s’ordonne selon des informations culturelles. Chacun a la liberté de contrôler sa réalité subjective.
L’exercice du toucher peut être agréable, pénible, révoltant effrayant, neutre, plaisant ou extatique selon la façon dont il se rapporte aux buts des individus. Il peut devenir un rituel vide de sens ou l’équivalent d’une dépendance. Il est l’indice du milieu socio culturel dans lequel il s’origine. Les citadins ne touchent pas de la même manière que les ruraux, les classes sociales défavorisées n’atteignent pas le degré de sophistication de sa pratique. Les Esquimaux, les Russes, les Italiens et les Japonais ne touchent pas de façon identique. Les égoïstes n’aménagent pas le temps nécessaire à la localisation des excitations et des réactions appropriées. Aujourd’hui l’habileté tactile semble être une revendication puisque le corps est mis à l’honneur en tant que corps érotique alors qu’avant la société reposait sur son refoulement.
Le toucher est indispensable à la vie. Sans stimulation corporelle le petit d’homme ne saurait jouir plus tard dans les temps de l’amour. Combien même il est universel, il porte l’empreinte du singulier : la culture modèle et façonne les comportements.