Publié dans Le Progrès social n°2588 du 18/11/2006
Avoir un corps et l’habiter c’est d’abord et avant tout prendre conscience de l’existence de celui d’autrui dans un rapport de distance et/ou de proximité. La valorisation actuelle de la parole a minoré la perception d’une gestuelle commune à un groupe se passant de mots dans la communication non verbale. Mais le corps prend sens à partir d’une série de signaux communs aux membres d’une société et pouvant être décryptés. L’étranger, celui qui est hors groupe, ne partageant pas cet héritage, ne peut valablement comprendre ce qui se joue là, à peine perceptible, dans un champ clos de la relation duelle, renvoyant à l’origine culturelle.
Le corps s’exprime, il parle à celui qui le regarde, occupe une place d’importance dans les échanges entre les individus, corps en mouvement d’acquiescement ou de désapprobation, jamais figé dans l’indifférence. Les mimiques du visage sont de compréhension aisée : le front plissé souligne la gravité du moment et la sévérité naissante quand il ne marque pas l’effet de concentration soutenue, ouïe en alerte, mémorisant les mots afin de les restituer le moment venu. Les plis du front ne procèdent jamais d’un sentiment de bienveillance. Quand le regard à demi ouvert l’accompagne, les iris lançant des éclairs, l’installation de la colère prend racine, elle enfle jusqu’à accentuer le pincement du nez. A ce stade le petit désobéissant a intérêt à fuir, l’adulte à modérer ses paroles, l’enquiquineur à se taire. La patience est arrivée à son terme. Les signes avant-coureurs des querelles s’inscrivent sur la face ; la connaissance de leur gradation permet de trouver des stratégies de désamorçage de l’hostilité, à moins qu’une volonté d’attiser la réaction violente à des fins de projet de sortie non autorisée ne l’anime. Les hommes désireux de franchir le seuil sans justification emploient ce stratagème, évitant toute explication au retour, au petit matin, indifférence affichée, tête haute, l’air vexé par l’acrimonie de la veille. Par réaction la bouderie féminine s’installe, des jours durant, lèvres closes avancées, tordues dans tous les sens, yeux ne s’attardant jamais sur la présence de l’autre. Ils dorment dans le même lit dos-à-dos jusqu’à ce que l’un des deux cède. Les enfants préfèrent le refuge des chambres : il vaut mieux ne pas servir de bouc émissaire.
Le regard toise, mesure de haut en bas, assure la personne visée du dédain extériorisé, lui signifie son infériorité dans une posture de défi. La jalousie et la rivalité le justifient. Il gomme l’individu, le raye de la mémoire, ne lui accorde aucun lien, aucun affect, le renvoie au néant : il le tue rituellement. Par contre, il s’adoucit à la vue d’un nourrisson, s’émeut et s’embue à l’occasion d’un mariage ou d’un enterrement, retrouve sa dureté dans la frustration pour se parer d’étoiles, bouche ouverte sur un sourire sublimé par la séduction ; mais dans ce cas les cils ne palpitent pas comme en Europe, véritable appel en direction du mâle, mais le désir fixe un instant seulement l’image, baisse pudiquement le regard et recommence. Explication : « Vous me troublez. » L’élu s’approche vers un corps qui se dérobe, tourne le dos, guette de trois quart la manœuvre. Au hardi à savoir agencer son comportement afin de ne pas perdre le bénéfice du signal. Trop rapide, il risque de se faire remettre à sa place. Ces notions de base ont encore cours aujourd’hui où la hardiesse des jeunes femmes se véhicule dans la parole masculine comme des éléments facilitateurs de la relation sexuelle. Il faut comprendre que l’approche reste codifiée malgré la libéralisation des mœurs et que le premier temps de la séduction conserve ses règles. L’observation de la bouche quand le corps se dandine après le sifflement admiratif ou le compliment verbalisé, renseigne sur le plaisir ou le déplaisir de la fille. Une bouche tordue, lèvres pincées est une fin de non-recevoir, tandis que le sourire dessiné et le regard en arrière détaillant rapidement le flatteur, autorise l’approche. Dans les deux cas, le corps se balance de gauche à droite de manière langoureuse. Il dit : « Regarde, tout ça n’est pas pour toi. » Et dans le deuxième cas : « Cours après moi que je t’attrape. » Le mouvement de balancier est en harmonie ou en dysharmonie avec la pensée gravée sur le visage mobile, très mobile, où se lisent l’effroi et la surprise dans des circonstances particulières.
La bouche en « cul de poule » hissée jusqu’aux narines refuse la nourriture, la proposition, l’effort, la pression de la main sur l’épaule. Les muscles se tendent sous le toucher de l’homme, ressenti comme une intrusion, sans autorisation préalable, le corps cherche une échappatoire, une dérobade tandis qu’un sourire poli se dessine et se montre à l’ami du père qualifié de « vicieux. » Le corps peut être en contradiction avec l’expression faciale quand il tombe dans le piège d’une situation ambivalente. Parfois la parole le coince dans l’ambiguïté de la politesse et de la cupidité. De quoi doit-on tenir compte ? De ces mots refusant l’argent de l’hébergement familial ou de la main tendue vers le chèque rempli et signé ? L’aveugle ne se perdrait pas en hésitations calculatrices. L’appât du gain du voyant se testera en donnant la primauté au geste, faisant fi de la dénégation.
Le dévoilement de l’origine sociale apparaît dans l’allure, la posture, la manière d’appréhender l’espace, de s’asseoir. L’habit est un apparat dont l’inscription dans une catégorie financière peut n’être qu’un leurre. Le corps révèle aussi la personnalité. Raide, pesant, celui du timide va essayer de se poster dans les coins des lieux de réception, se tenant assis interminablement dos voûté, mal à l’aise. La grande assurance le promène partout sans craindre la butée des obstacles à franchir, pas martelant le sol, pied haut levé, menton en avant, ventre rentré, regard circulaire. Il assure le jugement des yeux environnants, s’en moque et jouit de la curiosité dirigée vers lui. Il est prêt à blâmer la frontière imposée par la famille qui à l’écoute du désir d’un enfant de devenir énarque lui rétorque : « Tu as de grand goût. » Désinvolture oblige, il calcule la distance avec l’entreprenant, rentre dans la région interdite du phobique qui surpris se recroqueville ; il est l’envers de l’individu incapable de décision rapide dont la chaussure a du mal à laisser le sol, pointe posée d’abord dans un glissé lent et léger, qu’on entend à peine arriver. Epaules légèrement affaissées, il se tient dans un entre-deux, ni dans les recoins, ni au milieu de la foule, cherchant à accrocher une connaissance pour lui tenir compagnie. Il ne sait jamais à quel moment quitter les lieux toujours par peur de ne pas être à la hauteur. Attiré par l’insistance et le retrait des yeux séducteurs, il ne fera l’entour de l’autre corps qu’après mille pirouettes avant de s’apercevoir que ces fesses « fais des dettes je paierai » sont déjà appuyées sur une hanche immobile dont le cou se contorsionne de temps à autre. Corps en marche, en mouvement, posé, assis couché il entame un dialogue avec les gens et les objets qui souffrent de la brutalité de cette main qui les empoignent au point de les briser à défaut de dire le ras-le-bol des tâches répétitives dans un rapport d’agressivité à la personne à laquelle ils appartiennent. La main chaude, chaleureuse est un véritable accueil puisqu’elle garde l’autre un instant en s’y prenant à deux pour ce faire. Celle par contre qui écrase les jointures des doigts est la propriété de l’anxieux étalant une force inexistante comme pour se rassurer sur sa capacité à faire, à réaliser. C’est encore elle qui exprime le désarroi dans un mouvement saccadé, bras allongé jusqu’à mi-cuisse. Le corps est acceptation ou rejet, il est un véhicule de communication. Cependant il interroge la capacité du groupe à échanger avec ceux qui ont vécu ailleurs, adoptant d’autres attitudes, oublieux des signes de l’enfance comme la projection de crachat qui est le summum du mépris.