La passion du pouvoir

Publié dans Le Progrès social n° 2505 du 26/03/2005

La passion est un sentiment à caractère violent qui entraîne l’individu dans une exagération des actes dont il ne juge plus la cause. Il y a dans toute passion une réorganisation de la personnalité sous le contrôle d’une tendance exclusive ( l’amour, la haine, l’ambition, la jalousie etc.). Sans être en marge de la personnalité, elle l’envahit au point de faire corps avec elle.

Le passionné se figure l’objet de sa passion sous une forme très particulière ; il lui voue un culte, il le transfigure : l’or devient un dieu pour l’avare, le pouvoir un dieu pour l’ambitieux. Le fond de toute passion  c’est la passion de l’absolu et le déchirement intime, le centre de la passion, est ce dialogue entre l’individu et une présence spirituelle presque mythique. Le pouvoir aussi bien que le partenaire amoureux devient un être vivant et sacré à la fois, l’empire à conquérir est un fruit dangereux et tentant ; l’objet cesse d’être un moyen, devient un but car ce n’est pas la crainte de l’avenir qui hante l’ambitieux véritable ni le pouvoir comme moyen de tout diriger, mais le pouvoir comme symbole de possession totale du monde entier assemblé et captif dans l’institution convoitée.

On comprendrait mal la fascination pour le pouvoir si on n’y voyait que la forme classique de l’ambition. Le pouvoir est d’abord un talisman, une relique, une chose sacrée qui habite en permanence avec laquelle se tendent des liens enfantins et primitifs, bloc inentamable et puissant. Le passionné est l’officiant d’un univers occulte, ce qu’il idolâtre, il voudrait l’incorporer à l’intérieur de lui, en être habité. On est seul avec ce qu’on aime. Le sentiment se montre et parle aux autres, la passion se cache et se tait.

Incapable d’accepter une aide quelconque, jugeant autrui trop inférieur, l’œuvre se doit d’être réalisée par lui et pour lui ; c’est dire qu’un partage est impossible. Contrairement au joueur dont la passion est possession exclusive, entière et immédiate, l’ambitieux va comploter, réfléchir, calculer méthodiquement pour atteindre son but. S’il n’a pas d’empressement, c’est qu’il possède l’objet par la force et la puissance de son désir ; sa persévérance est non pas liée à la frustration d’un désir inassouvi, mais à la certitude d’être comblé ; il cherche, assuré du succès qui l’attend. C’est une attitude dont n’est pas absente l’inquiétude dès lors que l’objet de la passion demeure ambivalent avec son lot de joie et d’espoir autant que goût du mal, de la mort, en cet enlacement des contraires, passivité, violence, semblable à un miroir reflétant la confrontation de la folie et de la raison. L’amour de même s’enlise dans ce drame de l’angoisse, se livrer entièrement à l’autre. On a peur de le perdre de ne plus rien avoir.

L’opposition entre l’attachement à l’objet idéalisé et la personnalité qui tente de protester va faire naître l’excuse dans une totale mauvaise foi, s’appliquant à prouver aux autres et à soi même une justification de son obligation. La logique passionnelle s’explique par la fatalité, les intérêts de la société, donnant à voir la passion comme une déraison ou un délire de la raison puisque la personnalité se réorganise en fonction d’un objet qui peut aller jusqu’à faire horreur. Même un certain degré de lucidité ne permet pas de réajustement cohérent : secrètement ressentie, la certitude de l’échec n’empêche pas l’obstination et la répétition.   S’agissant des remords et des regrets, ils ne surgissent quand une certaine lassitude s’installe.

La passion n’est ni obsession ni fixation mentale bien qu’ayant sa source dans l’imaginaire. L’objet désiré, pensé est une résurgence (remontée) adulte de la pensée infantile. Submergé par l’émotion, hypersensible, le passionné devient inapte à vivre en relation avec son environnement, il est souvent solitaire. Son attachement n’est pas moins tourné vers l’objet que vers lui-même, alimenté par le besoin de vivre plus intensément, se forgeant des prétextes pour durer. L’ambitieux fomentera des complots contre lui-même.

La passion disparaît de trois manières : l’épuisement (l’âge, le chagrin, la faiblesse physique, la maladie), la transformation( remplacée par un autre objet ayant une similitude avec l’ambition, un fond commun, l’humanitarisme par exemple dans un besoin de domination), la substitution. La violence de la passion finit par la tuer. Cependant admise par le milieu, il arrive qu’elle dure toute une vie car l’admiration de la puissance autorise l’ambitieux à poursuivre son rêve. Une fois réalisée elle perd de sa frénésie : l’ambitieux ne se lasse pas du pouvoir mais de n’avoir jamais pu égaler l’exercice du pouvoir réel au rêve du pouvoir absolu. Enlisée dans une habitude un peu passive, si un évènement vient y faire obstacle( perte, désamour institutionnel), une ardeur la ranime : l’essentiel est de séduire et de dominer.

Dans quelques cas quand le passionné est privé de l’objet de sa passion, privé de sa raison de vivre, il peut aller jusqu’à tuer le gêneur, non dans le crime agi et commis, mais fantasmatiquement en l’éliminant de quelque manière que ce soit : complot, dénigrement. Ce crime fantasmatique est un suicide «  en tuant l’autre on se tue soi-même. »

La passion du pouvoir est imprégnée d’éléments sociaux qui transformeraient le comportement agressif par la vie sociale qui exalte l’amour de la gloire en favorisant le désir de régner dans un univers désert sans personne, privé de présence encombrante. Le passionné se drape dans une solitude totale ; il n’existe au monde que deux êtres Dieu et lui ; c’est dire que la vie collective ne présente aucun intérêt.

La passion a comme origine l’attachement à la mère. Cette quête incessante démontre une insatisfaction et un désir de retour au sein maternel. Les émotions de l’enfance gouvernent la vie et le but de la passion est de les retrouver. La négation du temps, habitude, répétition démontrent le besoin essentiel d’échapper au futur, c’est pourquoi la passion est inquiète. Accepter le futur c’est accepter le risque et l’angoisse de la mort. La pensée du passé est sereine et apaisante. Le paradis perdu, le désir de retour au sein maternel assujettit le passionné du pouvoir à vivre hors réalité, l’emprisonnant dans un rêve d’éternité.

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