La cyberdépendance

Publié dans Le Progrès social n°2598 du 03/02/2007

Les époques ont toujours offert aux jeunes des divertissements en relation avec l’engouement du moment, qu’ils soient culturels ou technologiques. Les années soixante après  l’avènement du rock ont été témoin de la frénésie du style Yéyé où la danse et la musique ont très largement prédominé, entraînant les corps dans les boites de nuit  à l’insu des parents sévères et désapprobateurs. Les idoles de cette période faste en créations diversifiées essaient quarante ans après, de faire vibrer quelques nostalgiques du passé.

Le nouveau millénaire a imposé les jeux vidéos et l’ordinateur, plus récréatifs pour les premiers, plus formateur et logique pour le second. Les premières consoles nécessitaient un poste de télévision dont le partage avec les autres membres de la famille limitait son utilisation, à moins d’en bénéficier d’un individuel dans la chambre. Déjà à six ans la dextérité des doigts tapote les manettes que les mains adultes ne parviennent à contrôler sans s’y être exercé plusieurs fois. Une, livrée de temps en temps à leur gaucherie – stratégie pour se concilier les faveurs de l’impatient, lui faire profiter de cette sensation de plaisir mais surtout faire démonstration d’une supériorité de la connaissance ludique – arrête toute velléité à pénétrer cet univers de fureur guerrière et destructrice. Les combats faisant rage sans aucun sexisme, les femmes aussi luttent dans les arènes ou dans les dédales, les enfants et les adolescents sont dans la fascination du jeu virtuel. Le plateau télé généralisé au repas familial du soir est une banalité admise et acquise. Mais la rotation de plusieurs heures assises, négligeant les va et vient du fauteuil au frigo, a permis de penser l’organisation, somme toute commerciale, de l’économie de pas. Le joueur accro peut s’offrir une sorte de paletot à poches multiples et emplacements étudiés de manière fonctionnelle. Le coca cola, les cacahuètes, les chips, les boules de gomme et autres victuailles à grignoter tiennent ensemble sur les pans de la poitrine. Un équipement facilitateur de l’obésité. Noël et sa féerie complètent la panoplie, occasion trouvée d’essayer ces cadeaux offerts par la parentèle proche et bien-aimée. Chaque soir avant le coucher, une heure durant, le week-end un peu plus, filles et garçons franchissent des obstacles, accompagnant leurs personnages préférés afin d’éviter le feu des bombes et de la mitraille des adversaires/ennemis. La rapidité des mouvements, la couleur en surbrillance, le bruit, les entraînent dans un espace clos, loin des choses terre-à-terre, à la poursuite d’un but : celui de gagner, d’une performance toujours à renouveler : réussir là et maintenant dans la recherche acharnée, semblable à une revanche à prendre sur les résultats scolaires, sur les querelles familiales. Tester sa toute-puissance réitérée, seul à seul (qu’importe), jubiler d’aise, maîtriser, contrôler, vaincre enfin. Toujours plus haut, toujours plus loin. Y passer une nuit blanche en catimini, le summum de la transgression et de la domestication de l’esprit. Terrasser les algorithmes, les cycles d’endormissement, franchir la nuit. Gagner n’est qu’un piètre objectif : ce qui est primordial c’est le renouvellement de la victoire, encore et encore. Quinze ans : depuis une semaine toutes les trois minutes, elle entend un «  tilt » dans sa tête ; elle s’endort et se réveille avec. Tous les actes de la vie courante subissent sa présence, y compris les enseignements des professeurs. Le tilt est mauvais compagnon, il est persécuteur. Dans l’impossibilité  de l’expulser, elle a du l’avouer à sa mère sans insister sur sa cause. Une méthode de déconditionnement a fait fuir ce «  tilt », le renvoyant dans le jeu vidéo proscrit. La question de la sensibilité a souvent été évoquée par des chercheurs qui ont mis l’accent sur la durée de l’exposition à l’écran en surbrillance, sur la rapidité des mouvements opérés par l’œil et sollicitant le cerveau de manière intense, suggérant que le déclenchement de crises convulsives y trouve leur origine.

L’ordinateur de plus en plus perfectionné allie les jeux, la communication, l’information. Il possède un double avantage celui de fournir un matériau intellectuel qui donne assise au besoin légitime de connaissances et au temps nécessaire à cela, celui de divertir. Il se trouve généralement dans la chambre où surfer en toute liberté est un délice. Les sites érotiques consultés le cœur battant, un tour de serrure alerterait les parents, précèdent la participation aux forums : «  Je diffuse mon avis, je discute avec des gens de tous bords, des politiques » donnent l’impression d’exister, de faire partie de cette immensité mondialiste tout en affirmant son identité : «  J’écris que je suis guadeloupéen. » Malgré le haut débit, cela prend du temps et le contrat illimité trébuche sur les abus. Une note de 1.000 Euros payée par une mère l’a contrainte à supprimer l’Internet de la chambre et à proposer au garçon au comportement compulsif de rembourser une partie des dépenses avec son argent de poche : « Une volonté de le remettre dans la réalité, de lui inculquer le sens des responsabilités. »

Quelque fois le réel et le virtuel se confondent, l’adolescent s’enferme dans une sphère peuplée de ses nouveaux familiers avec qui il entretient des rapports particuliers : qu’on se souvienne de cette créature à nourrir chaque jour au risque de la laisser mourir par abandon. Même le temps subit des modifications, il accède à une autre dimension. Les rendez-vous ponctuels de socialité sont oubliés : pas d’heure pour le repas en commun, plus de participation aux invitations, un baiser sec sur la joue des grands-parents venus partager le déjeuner dominical, après trois appels du père incapable de retenir ce fils pressé de regagner son antre, sont des signes de dépendance à ces jeux pratiqués de manière compulsive ( cf «  Le jeu pathologique »  Progrès Social N° 2504 du 29 mars 2005 .) Dans les cas extrêmes, une négligence corporelle s’ajoute à un amaigrissement conséquent. Le corps n’est plus habité, il est délaissé, ne reçoit aucun soin : il devient étranger. C’est le début d’une dépersonnalisation. La personne est hors temps, hors réalité, la machine s’est emparée de son âme. La vie sociale autant que la vie affective est gravement perturbée. L’isolement graduel installe dans une autre planète le surfeur privé de relation avec ses environnements. Le contact avec les amis chaque jour se lie sur un mode très défensif, quasi-phobique : une communication épistolaire aux phrases écourtées par les inscriptions phonétiques comme pour ne pas trop s’étendre, comme si chaque lettre était chichement donnée : LOL ou MDR pour mort de rire est compris et utilisé par les membres d’une même tribu à l’âge identique, qui exclut l’adulte. Le mot est lâché : l’exclusion délibérée, volontaire d’une jeunesse qui ne parvient pas à s’autonomiser, désireux d’opérer une séparation avec le milieu familial mais éprouvant des difficultés à sa mise en pratique. L’addiction aux jeux, à l’ordinateur édifie des cloisonnements allant jusqu’à la coupure des liens. Tentative d’échapper à une dépendance par une dépendance d’une autre nature. Le phénomène d’addiction ne concerne pas uniquement les substances psycho actives, il s’observe sur le plan alimentaire et dans la pratique des jeux. L’addiction fonctionne sur le mode de la quête de plaisir, de la recherche de limites, de l’isolement. Ici la manette compulsive constitue un refuge. Elle permet d’établir une distance vis-à-vis de la famille, la tenant à l’écart par un retrait du corps sans défi tumultueux ni attitude pathique. Une intervention souvent réprouvée taxe le parent de « mélar » ( autoritaire), mais rétablit un équilibre souhaité par l’adolescent.

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