Langue créole et identité

Publié dans Le Progrès social n° 2535 du 29/10/2005

La langue est au principe même de ce qui rattache à une région, un terroir, un groupe. Elle signe la classe sociale, souligne l’identité instituée, revendiquée ou niée, enracine à la Terre-Mère à l’intérieur d’espaces connus et familiers pour une alliance personnalisée, un pacte avec soi et l’environnement. « Ou tendé » évoque la Grande-Terre et ses flèches de cannes de décembre. « Ou tanne » situe le narrateur dans la Basse-Terre où chante l’eau des cascades et des rivières. La situation géographique devient un indice révélant le rapport au créole avec ou sans préjugés, avec ou sans aisance, selon le modèle transmis au sein de la famille.

Parler c’est employer des mots en direction d’une personne ou d’un groupe de personnes dans l’attente ou non d’une réponse. Celui qui parle a un passé, il n’est pas un présent immédiat, sans ancêtres, sans lieu de naissance ou d’implantation, sans appartenance à un groupe. Pour certains la langue créole véhicule des relents de l’expression orale de la servilité, de la condition des économiquement faibles, des personnes non instruites. Elle s’accroche à la couleur de la peau créant des échelles de classification qui prêteraient à sourire si elles ne blessaient si fort l’amour-propre. Comment à partir d’un tel démantèlement s’exprimer dans une langue qui ne dit l’amour que dans la négation, sans pour autant gommer la tendresse qui sourd derrière chaque métaphore. A choisir entre «  An vlé cé foucheta’w ki piké mawinad an mwin » et «  Ma pied me font mal j’ai lasse », la Guadeloupéenne se trouve coincée dans un entre-deux du dire, écartelée par le besoin de respectabilité à travers la mise à distance dans l’emploi des mots français et le rapprochement laissant présager une relation intimiste induite par le créole. Le créole s’affiche aussi dans la hiérarchie respectueuse. Les enfants s’adressent aux grands-parents en français même quand ces derniers introduisent le dialogue dans la langue de leur choix. Quelques parents admettent de transmettre des devinettes, rien que de devinettes signalant l’évidence d’une contradiction. La fascination qu’exerce le bien parler donne sens à un mode de pensée ancien qui faisait que la soumission des mots de la langue française au service de la construction de belles phrases était un critère de réussite intellectuelle donc de réussite sociale. L’instruction, la clé de voûte du devenir passait par l’unique voie de son apprentissage en la faisant officielle, reconnue, même si l’énonciation se formulait dans la souffrance. L’interdit attachait l’autre, le créole, aux abords de l’usine et dans les arrières cours des lolos. La déculturation réussie dans le reniement et le rejet du créole a permis l’installation d’une embrouille : le Guadeloupéen ne parlait pas le français de France, il s’exprimait en un français accommodé à sa structure mentale dont les bases de construction était la manière de penser créole. Car tout peuple est pétri d’un ensemble de comportements, d’un type de pensée, d’une vision du monde insérés dans l’identique collectif si proche du terme identité.

Avec l’évolution, le créole subit l’épreuve scientifique. Il est examiné, analysé, comparé, il accepte les mots compliqués et contraires ( diglossie, vernaculaire- verne désigne l’esclave né dans la maison du maître-), ne s’étonne pas des phonèmes et des glossèmes, s’impatiente dans les dictionnaires, acquiesce timidement à la nouvelle écriture et sourit de se retrouver comme avant utilisé dans le mépris au service des pires injures et de la colère. Langue de l’émotion, elle se donne une tonalité nouvelle d’autant plus forte qu’elle se trouve depuis octobre 2000 auréolée d’une reconnaissance nationale. Fait de résistance jusqu’ici, le parler créole fonde sa finalité dans sa forme, indépendamment de toute fonction utilitaire ou d’un rapport à un idéal de perfection. La situation de marginalité qui lui permet de se soustraire du système des intérêts de domination se comprend à partir d’une conduite d’auto conservation. La création d’un espace où l’individu parlant tente de se constituer comme sujet de désir favorise une sensation de créativité. Le créole acquiert des lettres de noblesse, il sort lentement du ghetto dans lequel il était cantonné. Y sera-t-il possible de repérer quelque chose de l’ordre du désir ?

Dans l’émission «  moun bô kaz » de RCI, les messages prioritairement en créole révèlent une très forte appartenance à un monde où ce qui arrive doit obligatoirement être partagé avec les autres ayant connu une situation similaire. Comme un écho, se tissent des liens de filiation où la langue commune et limitée aux seuls créolophones  est destinée à entrer en communication immédiate avec soi-même, son être profond, dans un état de dérèglement qu’autorise l’anonymat sur un mode non défensif. Cela suffit-il à affirmer que le créole est la langue du désir ? Loin des rives du réel où toute personne se rapprochant du phénotype caribéen est supposée savoir parler en conformité des attentes, les résidus de l’inconscient dans le rêve viennent contrarier ce qui se donne à entendre. En quelle langue rêve le Guadeloupéen ? Reste à chacun à se faire face sachant que le rêve est l’accomplissement du désir.

Le système scolaire reste incapable de prendre en considération l’apprentissage du créole. Il faudrait reposer la question plus large du bilinguisme, des statuts de la langue française en regard à l’échec scolaire d’une partie de la jeunesse à la limite de l’illettrisme et qui constitue la lie de la délinquance actuelle. Quand à l’école, la langue parlée dans le groupe n’est pas admise comme une valeur, il y a risque d’auto dévalorisation pour l’enfant ou l’adolescent. La structuration de la langue maternelle détermine les capacités à structurer d’autres langues, qui par ricochet a une incidence sur la scolarité. Quand l’une ou l’autre langue n’est pas maîtrisée, une confusion peut se faire jour d’autant plus que le français enseigné à l’école est différent du français parlé dans la famille. On se retrouve dans un fonctionnement linguistique perméable où phonologie, syntaxe et lexique de chacune des langues ne sont pas maintenus séparés. Quand les deux langues sont bien distinctes dans leur utilisation, les signes renvoient à des significations déterminées. Les mauvaises notes de rédaction autorisent la fessée même si on «  prend courir. »

Les enfants qui subissent des échecs à répétition nourrissent des ressentiments quelque fois dramatiques, car ils relient leur inadaptation à leur manque de compétence, alors qu’il ne s’agit que d’une question de codes. L’école est aussi un lieu, le premier, qui adopte des mesures discriminatoires à travers l’exclusion. Dans une politique d’enseignement pour tous, l’effort devrait porter sur le goût et la possibilité de former sans priver des liens avec l’environnement culturel et historique. Serait-il utopique de penser qu’on pourrait enseigner le créole au même titre que les autres langues ? En sondant les familles  les réponses ne sauraient être moins déroutantes que dans les années quatre vingt, où un avis parental avait été demandé pour une revue scolaire en créole. Ce qu’elles attendent de l’école : une intégration professionnelle, un diplôme, ne peuvent être envisagés dans une langue non officialisée. L’échec scolaire renvoie au problème plus général de la fonction de ce système et de ses valeurs qui a comme conséquence psychologique :

  • Une blessure narcissique doublée d’une auto dévalorisation
  • Une jonction impossible à faire entre deux mondes qui semblent trop éloignés l’un de l’autre, celui du groupe social, celui du groupe familial avec des exigences inconciliables

Une désaffection du goût de l’apprentissage intellectuel.

 

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