Publié dans Le Progrès social n° 2561 du 06/05/2006
Après une vie de travail bien remplie, chacun aspire à une retraite méritée. La pénibilité des tâches, les conflits professionnels, les contraintes horaires, les déceptions de promotion interne, devraient animer d’impatience le désir de quitter un emploi peu investi, occupant une fonction purement alimentaire, assurant la survie. Les flots de paroles déversés à son encontre sont d’une acrimonie rare s’agissant du rapport au poste ( sans intérêt), de la relation sociale à l’entreprise, de l’incompétence des autres, de tous les autres, au milieu desquels on est l’excellence méconnue aux projets empêchés. Le temps venu du départ à partir de 55 ans pour quelques catégories professionnelles, 60 ans pour la grande majorité, 65 ans pour d’autres, ce groupe de mécontent rarement en congé de maladie, joue les prolongations, tirant au maximum le droit au supplément légal, revendiquant un allègement des tâches et des hor aires sans demander un temps partiel, soulignant le respect dû au grand âge et à l’ancienneté, quitte à briguer le poste d’un collègue jugé moins pénible. « Après tant d’années, la Direction n’a aucune reconnaissance ! » Une dame claironnant à la ronde à 55 ans sa décision de quitter ces lieux d’animosité à sa date d’anniversaire, entreprit des négociations complexes d’octroi de prime pour mise à la retraite avant l’échéance en fonction des annuités et du nombre d’enfants. L’échec de la démarche reprochée à la législation mal ficelée, n’arrêta pas chaque année la réclamation de formulaires à remplir, qui sitôt arrivés étaient l’objet d’une discussion basée sur le malentendu : l’employé de l’administration avait mal compris. L’an prochain peut-être ! Et ce jusqu’à 60 ans, une litanie renouvelée. La limite atteinte, obligation lui était de signer ses papiers d’autant plus qu’elle n’avait pas formulé le vœu à temps de prolonger d’une année le travail détestable. L’entourage était surpris de l’entendre répéter qu’elle était en congé, qu’elle ne savait pas encore la date de sa retraite, que l’institution pouvait l’appeler à tout moment en cas de besoin. Cet autre avait envisagé de déménager afin que les voisins ne sachent pas son âge. Elle paraissait encore jeune, obsédée par son physique sans cesse remodelé par la chirurgie esthétique. Cet autre enfin changeant d’établissement, là où il avait clamé ne pas allonger d’une semaine sa fonction, sitôt muté, fit valoir ses droits à l’année renouvelable. Oublieux de sa situation, il se plaignit d’être surbooké poussant entre deux soupirs : « Vivement la retraite ! » Au bout de la deuxième année de rempilage, il avouait : « J’aimerais bien continuer, mais je n’en ai plus le droit au regard de la loi. »
De nombreux exemples démontrent que malgré l’insatisfaction de l’emploi, les personnes ont du mal à envisager de se mettre dans la peau d’un retraité, parce que cette période est l’épreuve de vérité du vieillissement : l’entrée dans le troisième âge. L’espérance de vie a augmenté cette préoccupation d’être mortel. Vieillir, c’est déjà se diriger vers le cimetière. L’aspect physique pour les femmes et pour les hommes prenant de plus en plus de place dans l’imaginaire, son entretien, donne l’illusion d’une énergie conservée, d’une force immuable, d’un désir d’être utile. L’inutilité, le mot est jeté, taraude l’âme au point que la perte d’activité professionnelle est assimilée à une mise au rebut. Après maints usages et services rendus, ils se sentent rejetés. Il y a un décalage entre l’image que renvoie le miroir et la limite imposée par la législation pour laquelle des travailleurs se sont battus, ont fait grèves et manifestations. Aucune théorie sociale n’affleure la pensée, ni le chômage des jeunes, ni le bienfait du repos après de bons et loyaux services. Seule compte l’obsession de la conservation de l’identité sociale, celle qui permet la reconnaissance d’une intégration dans un groupe, dans un corps de métier : le prestige de la fonction, le pouvoir qu’elle confère ; la vanité qui la recouvre. La retraite immanquablement classifie dans les EX, à qui peu de chose est demandé, redevenus personnages ordinaires, ne bénéficiant plus de considération ; une partie du monde leur est enlevé. La perte de l’identité sociale révèle la crainte d’être diminué même mentalement, de ne plus être présentable face à ceux qu’animent chaque jour le mouvement de bonne ou de mauvaise humeur vers l’entreprise, la journée ponctuée par les arrêts-pipi, la pause déjeuner, les discussions ou le mutisme actif, les confrontations, les affrontements, la fatigue. Le chant du coq persécuteur ne décide plus du lever mais souligne qu’une possible paresse reçoit un refus par habitude enkystée. Se mettre sur pied, encombrer ceux de l’épouse à l’aise dans son intérieur, trouver un endroit où se fourrer, devenir passe muraille, s’occuper à quoi en appartement ? Peur de cet espace de liberté non mentalisé, peur de la morosité des jours ! La peur insidieuse s’installe et modifie le caractère. La jalousie en est les prémisses : le contrôle des entrées et des sorties, le regard scrutateur sur le corps cherchant les marques d’une infamie, les prétextes fallacieux aux propositions de sorties( tout le monde va le savoir.) Viennent ensuite les criailleries notifiant les exigences, l’existence ( je suis là donc je crie), puis les tournées chez les amis, puis le bar enfin seul chez soi à boire. La femme attachée aux murs de sa maison s’empare du téléphone/ami avide de commérages alimentant des heures de solitude comblées par la radio et la télévision. Une fois constatées la diminution des vêtements mis et des lessives à faire, le corps rentre en souffrance de la tête aux pieds, justifiant les visites médicales et son abandon aux massages du kinésithérapeute. Dans les cas les plus graves l’apparition de psychose tardive, de dépression tenace, la survenue d’accidents cérébraux vasculaires, de fractures, disent l’impossibilité à accepter ce qui est considéré comme une déchéance. Quelques-uns anticipent avant le départ, commencent une activité uniquement narcissisante, danse, gymnastique, natation, en relation avec l’image corporelle, pensant que le retardement du vieillissement leur assurera une sécurité intérieure. Les élongations, les déchirures musculaires, l’arrêt momentanée ou prolongé de l’exercice soulignent l’ambivalence d’une retraite acceptée tant qu’elle n’était que fictive. L’emprise du réel et son moment de vérité en disent la contradiction.
Le questionnement à propos de ce comportement contradictoire – un rapport au travail conflictuel doublé d’un agrippement et d’un refus de l’idée de se mettre à la retraite ( en retrait)- dévoile des personnalités dépendantes affectivement en lutte contre cette dépendance dans un raidissement en direction de cette mère nourricière pas suffisamment bonne et de ce père dont l’autorité est mal vécue. On se trouve dans le registre de l’amour contrasté du : « Ni avec toi, ni sans toi » qui amenuise les défenses de chacun. Les mal aimés traînent leurs brisures d’enfance.
Une retraite réussie se met en place avec ou sans aide. Aujourd’hui les employeurs proposent des formations de préparation à la retraite qui ont du succès. Même s’il n’y a pas de méthode infaillible, une projection dans l’avenir deux ans avant la date choisie de façon claire, avec la mise en route d’un projet et son expérimentation préalable, permet de combler le vide social à venir. L’implication dans le tissu associatif de jeunes retraités a un double effet : celui d’impulser et de développer des idées novatrices, celui de maintenir dans l’imaginaire le sentiment d’être utile. La relation d’aide réciproque est opérante.
Le travail comme unique activité est à déconseiller. D’autres investissements sont nécessaires à l’épanouissement de l’individu, ils autorisent une plus grande ouverture sociale ainsi que la création de liens d’une autre nature que professionnelle.