La fièvre acheteuse

Publié dans Le Progrès social n° 2552 du 04/03/2006

La pratique courante qui consiste à vivre au-dessus de ses moyens dont la récente prolifération au sein des couches de plus en plus larges de la population, constitue une exposition au risque, semble faire partie des maladies de la modernité avec ses habitudes ritualisées et rassurantes susceptibles d’envahir l’existence. Elle s’ancre dans la quête de plaisir immédiat, l’absence d’inhibition, le recours à l’agir.

L’endettement est devenu banal avec la systématicité de l’achat à crédit : traites, paiement en trois fois sans frais, carte de fidélité, incontournable comportement dans un monde où les biens de consommation assignent à l’être un statut. La machine à laver la vaisselle et l’aspirateur signent l’appartenance à une classe sociale. Quand elles restent dans le cadre établi, les dettes s’honorent sans que les créanciers n’aient à les réclamer et que le trésor public n’ordonne de saisie sur salaire.

La fièvre acheteuse transforme en proie la personne incapable de maîtriser l’acte d’acquérir l’objet désiré. Tant qu’elle ne l’a pas eu en main, il occupe sa pensée dans une attente fébrile. La carte bancaire, le chéquier jusqu’à leur confiscation s’utilisent pour avoir cette chose, celle-la et cet autre.

Une jeune femme raconte qu’elle n’était pas arrivée à dormir, la robe aperçue dans une vitrine la veille ayant attisé son envie. A l’ouverture de la boutique elle était déjà sur le seuil, première cliente à trouver une satisfaction à emporter tous les accessoires jusqu’au collier proposé par une habile vendeuse. Les spécialistes du marketing l’ont bien compris : puisque l’acte d’achat procure de l’émotion, ils vont l’augmenter pour séduire une certaine clientèle.

La méthode consiste à optimiser la mise en scène de son offre : décor suggestif empreint de sensualité, atmosphère ouatée, parfumée avec musique d’ambiance. Le confort et la convivialité sont usités depuis longtemps par les orientaux où le thé, le café, le coca cola sont servis dans une arrière salle fraîche à toute personne ayant avancé le pied sur le territoire du boutiquier, invitée à rejoindre d’autres gens installés à contempler un ballet bien réglé de vendeurs déroulant des tapis aussi beaux les uns que les autres. L’atmosphère favorise les achats d’impulsion non prévus, non réfléchis. Après s’être désaltéré, celui qui a participé par sa présence au dynamisme de l’opération a du mal à s’en aller les mains vides.

L’achat ne se situe plus au centre des besoins. Passé au second plan, ce besoin étalé sur une liste est submergé dans les hypermarchés par la mise en relief de produits en promotion indispensables à l’économie( ?) de la ménagère. Comment résister à ces offres alléchantes ? Pour se donner bonne conscience, elle évoque le prétexte de l’aubaine. Les achats planifiés et les achats d’impulsion se côtoient en permanence.

L’achat d’impulsion est suscité dès le plus jeune âge ( cadeau dans la lessive, dans les repas Mac Donald.) La publicité y joue un rôle important. Tout est mis en œuvre à des fins de séduction de l’enfant : la musique, le monde idéalisé, l’univers du conte. La réactivation des stéréotypes est un facteur d’influence ; les parents cèdent et finissent par adopter le choix de l’enfant à qui il est difficile de dire non.

Les adolescents aussi subissent le processus de l’achat d’impulsion. Leurs acquisitions dépendent de la personnalité, de l’enseignement reçu à propos de l’argent. Parfois des échanges ( pin’s, pogs, capsules de limonade) procèdent à l’intégration à un groupe, véritables facteurs de construction identitaire. Internet n’est pas en reste et instaure ce type de processus d’achats quoique la conception de l’offre et la réception du produit ne sont pas entièrement satisfaisantes.

La fièvre acheteuse n’a pas d’incidences identiques sur toutes les bourses ; elle a pourtant la même origine et la même signification. Les femmes plus que les hommes sont touchées par le phénomène. Elles ont un profil similaire : jeunes elles ont commencé à acheter de manière compulsive au moment de l’adolescence ; elles se rendent seules dans les lieux recélant les objets convoités. Elles sont conscientes de leur attitude qui rejaillit sur les enfants dont elles utilisent l’argent des allocations familiales, accusées quelque fois de négligence parentale, elles recommencent encore et encore, incapables de mettre un frein à cette reviviscence d’émotions.

La saisie de justice dans les cas extrêmes génère de la culpabilité, des insomnies, un semblant de repentance face à la famille, aux amis. Le rapport à la dépendance comme dans l’alcoolisme ou le jeu pathologique aggrave les mensonges parce que les bonnes résolutions ne peuvent être tenues. Le crédit et ses possibilités retardent l’éclatement des problèmes qui empirent. L’endettement oblige à un repli sur soi car la honte de promesses renouvelées et jamais mises à exécution augmente le malaise. La fièvre acheteuse est plus ou moins aggravée. Elle est dans tous les cas l’expression d’un mal-être.

La frontière entre le normal et le pathologique est infime à cause de la consommation incitatrice à l’utilisation compulsive des cartes de crédit à travers la publicité tablant sur le versant de l’achat réparateur de la déprime et de la déception : « Il m’a quitté, je suis allée acheter un morgan ou un wonderbra », chaussure et soutien gorge soumis à la volonté d’achat réparant la détresse, rétablissant la toute-puissance infantile mêlée à l’angoisse de l’attente de la punition. Le recours répétitif de cette conduite a une fonction d’évitement des situations anxiogènes. L’acheteuse compulsive comme le toxicomane est esclave de cette recherche de plaisir afin de s’en étourdir. La rivalité ou la jalousie recouvre la réalité de ce comportement : la visite de maisons amies et la reproduction du décor en plus cher et en plus grand en est un exemple.

La frénésie d’achats ou impulsion d’achats ( différente de l’achat d’impulsion) sont quelque fois associées à des pathologies mentales tels la dépression, les états maniaques ou hypomaniaques ; on les retrouve chez les sujets alcoolo dépendants. Le paroxysme de la maladie, c’est-à-dire la survenue de la crise décuple les impulsions au point que le coût des objets relève de la  déréalisation. La même semaine une dame a fait l’acquisition de deux voitures chez un seul concessionnaire. Quand la pathologie mentale est connue, l’annulation de l’achat grâce à une démarche médicale et juridique évite d’éventuelles poursuites. La mise sous tutelle prévient la récidive.

Hors cet état de fait, le surendettement, constat d’une impossibilité à rembourser les dettes, parvient à des solutions. Les personnes de bonne foi constituant un dossier étudié par la commission de surendettement, après évaluation de la gravité de la situation financière, trouve un accord pour aménager ou alléger les dettes. Une longue procédure s’instaure, pleine de contraintes : celles de renoncer à tout crédit et à tout découvert durant plusieurs années. Si la demande est jugée recevable, diverses dispositions sont prises telles un plan de redressement comportant des motions d’étalement de la dette jusqu’à huit ans, de réduction ou de suppression du taux d’intérêt etc…. La demande peut être jugée irrecevable et le renvoi devant le juge d’exécution pour l’ouverture d’une procédure de rétablissement personnel est incontournable.

Avant la mise en route de cette demande, il faudrait s’assurer que des dispositions moins contraignantes et plus courtes comme la demande de délais de paiement au juge d’instance pour les crédits à la commission ou la restructuration de la dette en fondant plusieurs crédits en un seul pour en abaisser le taux global de la mensualité sont possibles. Les maisons de crédit en font l’offre sur une durée maximale de 30 ans. Il serait souhaitable d’essayer de comprendre la genèse de cette conduite et de la traiter. Les psychothérapies individuelles et les groupes de parole donnent de bons résultats.

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