Handicap et société

Publié dans Le Progrès social 

Les enfants se moquent du bossu, du pied bot, des mains et des pieds battant l’air en déséquilibre. Ils rient à gorge déployée, sans se cacher, faisant fi de quelques regards désapprobateurs d’adultes qui semblent ignorer la personne handicapée. Le fauteuil roulant suscite un autre intérêt ; prêts à se précipiter en proposant leur aide, ils en reconnaissent le propriétaire comme une personne à part entière mais un peu diminuée. La différence d’attitude entre ces deux catégories de handicap tient à l’image que la société véhicule à l’égard du corps en mouvement ou immobile.

La posture est un indicateur déterminant : elle renseigne sur l’origine du handicap et le situe dans une sphère surnaturelle, divine, ou naturelle. Ces trois éléments s’interpénètrent au point d’édifier la responsabilité directe ou indirecte d’une victime antérieurement agresseur ( un rendu) ou d’une victime innocente ( agressée.) La malédiction divine frappe les descendants d’un malfaisant jusqu’à la septième génération si de son vivant il n’a pas eu le temps d’expier ses fautes. Enfants et petits-enfants ne peuvent échapper au châtiment signant là une filiation indéniable. Des lignées entières portent comme preuve d’infamie une dissymétrie physique visible, la même, quasi-impossible pour le populaire à la relier à une transmission génétique, à l’hérédité. La malédiction aggravée appelée communément giyon, peut être divine ou maternelle. L’horreur suprême étant la maudition prononcée sept fois en direction de l’enfant violent et portant des coups au corps de la mère : les paralysies faciales, les claudications en sont les prototypes. Le corps tressautant dont les membres battent l’air a une unique cause, un mari volé et une punition conjointe ou alternée la main divine et/ou l’épouse bafouée.

A la demande de cette dernière, un sorcier « travaille » le corps de l’impie. Dieu prié par l’humain rend la justice au jugé, seul ; il possède ce pouvoir d’ingérence dans les affaires terrestres. La mise à mort des chats attire le giyon, sans énoncé clair de la raison ici, alors que dans les campagnes françaises, la croyance en la réincarnation des âmes dans les chats, est vivace.

Les effets de la sorcellerie trouvent une explication au handicap. L’agresseur se meut en victime quand le choc en retour incurable, le condamne à l’hémiplégie. Tandis que les victimes innocentes en butte à la jalousie et à la méchanceté d’autrui conservent un espoir de guérison ou de soulagement, aucun gadé-zafè à l’immense renommée ne saurait défaire le mal renvoyé. La femme enceinte évite les conflits par protection de l’enfant à naître : plus vulnérable, il pourrait payer le prix de l’agression maléfique. De loin ou de près, ces personnes sont coupables de fautes estimées graves et méritant sanctions. La société approuve leur souffrance et s’en gausse. Les mères du bossu, du nain ont provoqué l’infirmité ; chacun y va de sa version, se souvient d’une histoire à dormir debout, cite en témoin l’entourage, souscrit à la fin de la lignée : pas de reproduction, la punition suprême.

Le physique se donne à voir, s’expose aujourd’hui. Jadis les personnes handicapées évitaient la vie publique, se terraient chez elles, ne se montraient pas. L’imaginaire en faisait des monstres si horribles que la nuit, les voisins posaient une double barre à la porte. La compréhension des troubles locomoteurs et neurologiques n’a pas entamé en profondeur les représentations ancrées dans l’imaginaire. La transmission semblable à celle des contes a alimenté la parole de génération en génération, la cruauté de la moquerie aussi.

Le handicap mental n’est pas en reste. Il est entaché en plus de lutte pour le pouvoir maléfique à travers la lecture des mauvais livres. L’avertissement de la limite à ne pas franchir, son non-respect entraîne l’esprit faible dans la folie, signant la perte du combat contre les forces occultes. L’incurabilité pensée de la maladie s’exprime en terme de « perdre la tête. » L’apprentissage intellectuel s’aligne sur ce modèle : twop kalkil signifie autant trop plein de réflexions que trop plein d’études. Il allonge l’individu au fond d’un lit, amaigri par le refus de nourriture, n’adressant la parole à personne. L’interdit de la dépression classe cet état dans l’offensive de la jalousie et de la méchanceté.

La responsabilité en terme de décision d’une expérience à tenter n’abolit pas la faiblesse reprochée à l’être n’offrant qu’une piètre résistance aux forces dominatrices, l’occulte, l’amour. La folie douce se définit comme un chagrin d’amour insurmontable, le limbé, une déception que n’adoucissent que les prières et le temps. L’attirance forcée par quelques charmes oblige la fille surtout à s’amouracher d’un individu ne correspondant pas à ses aspirations qui, une fois la séduction opérant, se retire de la relation : double ignominie ! Le handicap mental trouve sa source dans l’envoûtement, l’acte de sorcellerie. Système explicatif à tout mal-être légitimant le concept de victimisation, il permet une lecture du tissage des liens, de la force des interactions affectives, de l’absence d’indifférence, de la perception permanente de l’existence de l’autre.

Le rire est rarement dirigé vers le fou ( sauf pour le tèbè gè ), qui inspire de la crainte : « Il pourrait être dangereux », mais que l’on devine porteur d’une souffrance provoquée, venant de l’extérieur, sans que sa volonté puisse être en cause. On l’assigne au registre du mal subi, alors que le mal commis s’enroule autour du handicap physique où le corps est en mouvement ; son immobilisme ne suscite pas de réactions similaires. La dépendance semble suffire à la peine ressentie : elle est contrainte quotidienne et châtiment exemplaire, puis dans certains cas, ni pratiques maléfiques, ni malédiction aggravée ne l’entachent, elle est pétrie de deveine et de malchance. Elle est surtout à plaindre. Le corps animé et en même temps privé de certains caractères normés ou encore déformé s’impose en contraste. Il porte interrogation sur l’acceptable et le refus. Entre-deux et contradiction, il n’est ni trop atteint ni tout à fait bien : «  comme nous et pas comme nous. »

La différence est infime. De là naît la crainte. Crainte que ça n’arrive à soi et aux siens, crainte de ne pas se résigner, de ne pas pouvoir assumer un tel état. Surgit l’angoisse qui se meut en moquerie. Le rire est un défi, une sorte d’exorcisme éloignant un danger insaisissable, non palpable. Ce rire remonte du tréfonds de l’être, transmis d’ascendance en descendance, il essaie de juguler une peur archaïque de mutilation, de marques indélébiles où s’inscrivent les péchés individuels et de groupes dans la chair, vus par tout le monde.

L’information médicale de plus en plus répandue, magazine télévisé, revues grand public n’instruit que de manière parcellaire ; elle décrit les symptômes des maladies permettant de les identifier sans s’étendre sur leur origine, par exemple  certains cancers n’ont pas de causes connues scientifiquement. Les troubles mentaux dont les querelles entre organicistes et psychanalystes accrôient la confusion, perdent peu de leurs croyances en des liens entre divin et surnaturel dans une société où la spiritualité imprègne tous les actes de la vie quotidienne et le « s’il plaît à Dieu » lancé au ciel sans le regarder assoit l’assurance que demain l’Eternel écartera les embûches, les désagréments et la mort afin que s’accomplisse le projet intime : continuer à vivre en bonne santé.

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