Congés bonifiés : l’autre bord

Publié dans Le Progrès social n° 2524 du 06/08/2005 

Tous les trois ans les Antillais vivant en France, fonctionnaires ou agents des collectivités locales, bénéficient de deux mois de congé dans leur pays d’origine, billet aller/retour d’avion pris en charge par l’employeur. La joie du retour, souvent durant les mois de juillet et d’août, à cause de la scolarité des enfants, commence par être ternie par les petites phrases assassines à l’intérieur des services : «  Qui va travailler tout l’été pendant que les autres iront à la plage ? » La distribution des postes dans les étages tient compte de ces départs prolongés, dans les hôpitaux, afin de ne pas avoir à faire face à une pénurie de personnel, dit-on. C’est un faux problème comme celui de l’emploi des femmes en âge de procréer, la prévision du congé de maternité, qu’une loi protège. Puis tous les Antillais ne s’en vont pas en même temps, pas la même année. Certaines institutions imposent juin/ juillet ou août/septembre. Que faire avec les enfants à l’école ? C’est une difficulté vite surmontée. La joie d’être dans l’avion, en famille avec la perspective de jouir de la présence d’une parentèle aimée, de se replonger dans l’ambiance vacances/sun, parler des morts et des vivants à qui on a pensé en achetant le cadeau qui plaira. Pas un mais plusieurs cadeaux : la famille est nombreuse, puis vivre là-bas est signe de réussite et d’abondance. Quelque fois la commande arrivée à l’avance, a nécessité maints déplacements afin de satisfaire le requérant. Faire plaisir est à la hauteur du plaisir espéré pour soi. L’arrivée harassante refuse d’admettre l’impatience de l’ouverture des valises et paquets censés contenir les trésors pas seulement par les enfants. «  Nos personnes semblent d’un moindre intérêt. » Les offrandes d’abord, comme si elles étaient corrélatives à la qualité de l’accueil.

En principe les couples sont hébergés par la famille de l’épouse sauf si l’exiguïté de l’habitat oblige tout le monde à vivre chez les parents du mari ou au pis  chacun dans sa famille respective, les enfants suivent la mère, la bru refusant de subir une belle-mère au quotidien surtout celle qui désapprouve son fils qui fait le lit : « C’est le travail de ta femme. » En vacances, les contrariétés s’évitent. Mais déjeuner, dîner, dormir loin l’un de l’autre accumulent les griefs qui le moment venu…. Un homme devenu célibataire, sans souci de garde d’enfants, gavé par sa mère, sollicité par ses amis, en vadrouille tout le temps, les yeux doux le punch aidant, salue les bienfaits du congé bonifié. Pendant ce temps là, la pré adolescence subit les remarques de grand-mère : «  Comment des enfants peuvent-ils dormir jusqu’à onze heures le matin ! Ne dire bonjour à personne et partir sans rien dire ? Pas chez moi. » Se côtoyer demande beaucoup de tolérance et de compréhension. La certitude grise d’une mamie qui impose des mets bons pour la santé à des enfants qui ne dégustent que du poisson carré et de la soupe moulinée, contrarie l’harmonie jour après jour surtout que le silence de la mère accable les comportements habituels. Elle ne prend partie ni pour l’une ni pour les autres. Que penser et que faire ?  Filles et garçons de dix huit ans, donc majeurs trouvent porte close au retour de la boîte de nuit. Ils doivent attendre l’arôme du premier café avec le lever du soleil pour frapper discrètement et s’introduire après un long temps de réflexion dans un espace entrebâillé par une main désapprobatrice, celle là même qui écaille les poissons tachetés et coupe les légumes de la soupe en petits dés chantant dans le faitout avec l’os à moelle bénéfique pour le « graissage des intestins » mais figeant les lèvres quand le bouillon a refroidi : «  Nous aimons tellement la mère de maman qu’il serait souhaitable d’être ailleurs. La campagne ne nous réussit pas. »

Les touts petits se délectent de confitures de fruits parfumés, se poursuivant pour le fond de casserole brûlé, appréciant le poulet fricassée odorant la matinée du dimanche. Ils écoutent les histoires de gens gagés en frissonnant les nuits sans lune. « Ah! grand-mère, grand-mère, raconte encore. » Le poisson tacheté s’écrase dans les bananes plantains, la peau sur le rebord de l’assiette. Les petits dés de la soupe se mâchent car il n’y a pas de loup et le congélateur est plein de floups de sagesse tout le temps renouvelés. Aucune main ne se soucie de décrasser les oreilles : « Laissez les enfants vivre ! » Merci grand-mère, quel bonheur !

Des contraintes évidentes à propos du modèle éducatif amènent quelques-uns à faire le choix d’une résidence de location. Les réactions sont de plusieurs ordres. D’abord le kip de l’incompréhension d’une maison supposée pas assez luxueuse ni confortable pour les arrivants, ensuite l’évocation de l’égoïsme des « négropolitains » (le vilain mot), qui refusent les contraintes et le partage, enfin la honte des conditions de vie de l’enfance pourvoyeuses pourtant de santé et d’épanouissement : «  On ne crache pas sur son passé. » Rarement sont évoqués la volonté de dépendance par rapport à une famille ou à une autre, le choix de profiter de repos mérité après le stress du travail, le désir de ne fatiguer personne par les rythmes différents, ou tout simplement le plaisir d’apprécier une grasse matinée  sans la proximité des coqs et leurs chants guerriers très matinaux, ne pas être obligé de subir la fréquentation d’amis de la famille aux manières équivoques.

Le silence sur ces choses installe un malaise jamais dissipé que chacun interprète à sa manière. Ne pas habiter chez ses parents est source de suspicion. Le qu’en dira t-on se charge d’imaginer des tensions, des préférences de gendre, des exploitations financières, en tous cas des conflits. Si la fille a embrassé une carrière intéressante, est une personnalité connue, a réussi enfin, comment se priver de la fierté de dire au vent, aux arbres, aux voisins, aux jouets d’enfance qu’elle sera là dans quelques jours à occuper la place qui sera toujours sienne. La résidence séparée jette un froid sur les embrassades ; vécue comme un désaveu, pis comme un abandon, elle laisse présager l’impossible prise en charge d’une sœur ou d’un frère étudiant le moment venu. La solidarité familiale est en danger.

Les congés bonifiés sont l’occasion de se faire passer la main sur le corps par le frotteur afin de remettre les « organes en place » mais aussi d’éliminer les influences nocives des ondes négatives des gens partageant les transports, les cantines, les lieux de travail. La fatigue de trois années consécutives est le résultat de cette lutte permanente menée contre les forces maléfiques réelles et surnaturelles dont on ne se doute même pas quelque fois et qu’une consultation magique vient  confirmer. Les bains de feuillage aidant, ceux de l’embouchure et de la mer, opèrent un nettoyage en profondeur, rendant la sérénité à une nature inquiète pour la titularisation du poste, la bienveillance des collègues et des supérieurs, les retours d’affection, nécessaires au mieux être. On se rassure, se ressource, se revigore.

De plus en plus les migrants envisagent de construire «  un petit quelque chose » afin d’être chez soi et avec les autres. Venir en traînant les pieds diminue de moitié le plaisir.

La migration a quelque peu érodé les anciens modes de vie. La gamme des  comportements est indispensable aux conditions d’adaptation au nouveau milieu. Difficile de revenir en arrière quand des bénéfices secondaires, de surcroît, gratifient la manière d’être au monde. S’accepter l’un l’autre différent dans le changement relève du respect et de la compréhension.

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