Bòdlanmou pa lwen

Est une pièce de théâtre de Frank SALIN dont la langue parlée est le créole. Dès lors, elle est marquée par cette idée d’une diffusion en direction d’une population dont l’univers mental est censé se conformer au modèle occidental. La langue étant un des fondements de la culture. Cependant l’usage courant du français n’a pas oblitérer les caractéristiques d’une organisation d’un type de société conforme à un mode de vie, qui s’est adaptée à l’évolution (émancipation de la femme) modifiant les comportements. Le choix du créole fait sens car il souligne la place de la tradition en termes de transmission donc de continuité. Le couple mis en scène ici s’inscrit dans une catégorie historique guadeloupéenne mais transformée par la réalité d’une évolution incontournable.

Un bel homme apparemment bien sous tous rapports raconte avec son corps, avec des mots, celle que son regard a capté. Ses yeux en se posant sur la femme ont déclenché un éblouissement intérieur, incontrôlé, incontrôlable. Frénésie des sens, bouffées de chaleur, tremblements des mains, accélération du cœur, sang battant les tempes, ces sensations nouvelles l’habitent de joie et de crainte. Crainte d’être entraîné vers des territoires inexplorés de son être, d’avoir à faire face à l’inconnu et de partir à l’aventure sans possibilité de retour. Il dit la beauté, la grâce que sa mémoire agitée a retenu, d’une déesse descendue sur terre, dans son imaginaire enfiévré. Le voilà captif, emprisonné dans le désir d’une passante dont il ne sait rien, mais qui l’a immobilisé dans un réel ravissement. Elle est belle, trop belle. Pourra t’il l’aborder ? L’a-t-elle vu ? saura t’il surmonter le refus, la moquerie ou le tchip ? Prendre son courage à deux mains, écarter l’appréhension du « Est-ce que je la mérite ? Voudra-t-elle de moi ? Suis-je à la hauteur ? » Pourquoi les pères ne racontent pas aux fils leurs rencontres, pourquoi la parole masculine n’évoque que la virilité qui se confond avec la fertilité, vantardise de coq triomphant dans la basse-cour, transmission d’une domination ? Les questions se bousculent dans ses pensées.

Pour la première fois, Gérard vacille sous le coup de foudre, il découvre l’émoi, les incertitudes du sexe fort, le doute de ses capacités à séduire. La geste de son corps, bras avancés en signe d’impuissance, reculades, hochements de tête, n’a pas besoin de mots libérateurs d’angoisse. Surgit l’égérie de ses émotions, elle le regarde puis fixe l’avenir dans une contemplation lointaine. Son monologue révèle ce sentiment en écho, partagé (elle l’avait donc vu mine de rien), l’attente du dévoilement. C’est à l’homme de proposer à la femme de faire connaissance. Le regard en biais avait saisi l’invite sans assurance. Elle espérait qu’il viendrait. Son nom est Léna. Corps enlacés, maintenant ils dansent avouant leur contentement d’être ensemble, tous les deux, comme seuls au monde, enfermés dans une nouvelle raison de vivre. Ils s’aiment.

Gérard va disposer le lit, elle le rejoint corps et âme dans une promesse de bonheur. Envolées les hésitations ; l’amour devient chose courante officialisé dans le contrat de mariage. Unis, ils sont unis, ils vivent une histoire à la dimension d’un rêve. Léna attend que Gérard rentre diner, la table est toujours dressée comme un jour de fête puisque chaque jour de leur vie doit être une fête. L’heure tourne. Enfin quelqu’un rentre, c’est lui. Il est tard, très tard. L’inquiétude l’avait rongé, elle a imaginé le pire. Le persiflage de la personne qui lui fait face l’anéantit. Il a le droit d’être avec des amis sans avoir à subir de contrôle ! A la énième fois, les pieds et les affaires personnelles de Léna se retirent de la maison. Le couple se disloque. L’exaspération a eu raison de sa patience. Décision d’entreprendre la déconfiscation de son âme.

Le passé des rencontres amicales, jeux de société ponctués de rasades d’alcool, gravite les marches du présent. Mine de rien, les complices de toujours posent la question du retour de l’ami déserteur. « Nous ne sommes plus ensemble ». Un homme, un vrai, ne saurait admettre qu’une femme ait pris la décision de le quitter. L’honneur est sauf si d’un commun accord la rupture est actée. Entre hommes, les mots grivois, la vantardise ont droit de cité. La représentation de la femme est encore coincée dans une image de personne infériorisée dont le projet n’est inscrit nulle part autre que sur le registre de la construction d’une famille et de la réussite d’un couple.

Puis comme un arrêt sur l’image, une silhouette vue uniquement de dos (cheveux, fesses, jambes) aiguise l’appétit pour la femme. C’est Zaza. Son corps impose un vibrato incessant qui fait remonter à la bouche des mots sucrés et fleuris. La curiosité aux aguets espère le sublime de la découverte, le piment de la nouvelle posture séductrice, regard enflammé et émerveillé, la masculinité est dans son jour de parade. L’homme est avancé. La drive sort de la clandestinité, devenue label, elle s’inscrit dans une norme. Zaza ne satisfait pas le cœur vagabond, les autres, toutes les autres non plus. La morosité restitue la mémoire des temps heureux avec Léna l’ensorceleuse, celle qui a exigée d’être traitée en égale et respectée.

Dans une ultime danse où l’espoir est aboli par ces mots de femme égrenant la déception, le chagrin de l’échec d’une vie harmonieuse à deux, le constat d’une difficulté à faire couple, Gérard et Léna ne sont pas animés par la même intention. Avec dignité et élégance, elle célèbre cette dernière rencontre désormais scellée par la rupture. Lui se croyant toujours irrésistible, s’empêtre dans la croyance d’une reprise de l’amour.

Le scénario de Frank Salin présente un couple avec une impression de déjà vu : l’agir traditionnel du masculin, son difficile engagement, l’éternel don juanisme saupoudré d’immaturité. Cependant ce mâle n’est pas tout à fait dans la continuité ancestrale : il n’est habité d’aucune violence, il accepte calmement que sa femme puisse prendre la décision de partir. Et malgré l’appel de la drive, sa raison de vivre l’habite tout entier : le reconnaître signe sa douceur, sa fragilité ne dirait d’aucuns. Serait-il sourd à l’injonction : « Sois un homme, sois viril ? » Il semble que ces caractères édictés : force, vigueur, domination, n’ont pas laissé d’empreintes profondes. Il a exprimé le doute du sentiment partagé, son manque d’assurance, la crainte du rejet ; l’émoi, le trouble ressenti quand ses yeux avaient contemplé à la sauvette Léna la divine pour la première fois. Il en a rêvé comme un adolescent, écouter son cœur battre, confectionné un lit pour y blottir leur passion. Pourquoi ce besoin de vagabondage ? Quel est le lien avec Don Juan, incessant coureur dont les relations sexuelles avec les femmes, toutes celles qu’il séduit, ne lui apportent aucune satisfaction, aucun plaisir ?

Ce besoin compulsif de plaire repose sur une faille narcissique, une dépendance insatiable au regard de l’autre, une quête de reconnaissance. Il souffre d’un manque de confiance en soi. Il ne voit les femmes que comme des trophées à ajouter à sa collection pour se prouver qu’il est le plus fort et qu’aucune ne lui résiste. Dans la conquête en série, la jouissance la plus forte reste liée à la culpabilité vis-à-vis du père, dont il veut prendre la place en faisant comme lui. Prendre sa place équivaut à le tuer : au lieu de le tuer, il tue son désir car à chaque nouvelle femme, le désir s’estompe. Ce qu’il recherche avant tout c’est d’être puni. Sa femme officielle le sanctionne en le quittant. Le séducteur est un fantasme féminin aussi. La problématique œdipienne fonctionne dans les deux sens. La femme le sait coureur, l’accepte car elle est dans ce registre de l’amour insatisfait inoubliable du père, grâce à un homme qui lui permet de revivre l’expérience de la séduction et de l’abandon

Léna en quittant Gérard est en rupture avec la tradition, désobéissant à la parole maternelle qui imposait l’acceptation de la violence psychologique. Les femmes dont les conditions économiques n’étaient pas acceptables n’avaient qu’un projet : celui de mener à bon port les enfants en faisant d’eux des femmes et des hommes solides qui pourraient se construire un devenir meilleur et en outre les réparer : accomplir leurs rêves de hiérarchie sociale. Tout tournait autour de la constellation familiale. Les femmes modernes, mieux loties professionnellement que leurs mères rencontrent de moins en moins cette insuffisance financière, elles sont plus conscientes de leurs droits, des rôles et des fonctions dont elles sont capables et réclament l’égalité entre les sexes.

Les acteurs sont fascinants de talent. Ils épousent les deux personnages avec un naturel qu’on pourrait les croire familiers. Ils jouent juste dans la tonalité du clair-obscur des sentiments pénétrants le corps relayés par les mots des tourments de l’amour. Cette pièce de théâtre, filmée, est à voir et à revoir. La question d’un théâtre permanent devrait être posée en regard des nombreuses productions, aujourd’hui, excellentes de surcroît, pour le plaisir de tous.

Fait à Saint-Claude le 28 novembre 2020

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