Publié dans Le Progrès social n° 2485 du 30/10/2004
Chaque année le 1er novembre, le rituel de la toussaint amène de nombreuses familles dans les cimetières le jour ou en début de soirée, qui illuminent les tombes, apportent des fleurs, disposent des bougies au pied de la croix jubilée.
Trois jours auparavant les plus organisés sont venus se rendre compte de l’état du tombeau à réparer, à repeindre ou à nettoyer. La veille, le 31 octobre, le cimetière retentit de coups de marteau, de paroles, de marchandages. En guise de petits boulots, les occasionnels s’accommodent de l’opportunité. Trop âgée ou trop occupée, la parentèle confie aux débrouillards cette tâche annuelle.
Le releveur de tombes, de plus en plus rare, propose ses services dans la partie du cimetière des pauvres, là où s’affaissent les conques de lambis entourant un dôme de terre surmonté d’une croix portant un nom et deux années à peine lisibles. N’est pas releveur de tombes qui veut ; des précautions sont à prendre en vue de ne pas déranger l’âme du mort.
Pas trop loin de véritables mausolées sont lavés à grande eau, les napperons changés, les balustrades renoircies, contrastant avec les lettres dorées d’une famille nombreuse reposant sous l’autel surplombé d’un grand crucifix. Le lieu doit être propre et accueillant, prêt pour le lendemain : c’est un devoir envers les défunts qui donnent l’occasion à des fratries de se retrouver, de libérer les kamos accumulés de novembre à novembre, d’échanger enfin.
Certains prévoient des chaises pour les personnes âgées, d’autres décident du nombre d’heures à passer à vouloir comptabiliser les arrivants, d’autres enfin supputent leur chance de partager les dépenses d’entretien. Tous pensent à un intérêt quelconque. Ceux que même la mort d’une mère n’est parvenue à réconcilier, viendront tôt le matin, très tard le soir, ou le lendemain.
Les enfants participent au rituel avec moins d’entrain qu’auparavant, quand les coulées de bougies servaient à confectionner des boules lancées après les copains du même âge ou des cousins contre lesquels il fallait se mesurer au jeu de billes de cire, se séparant momentanément du monde des adultes et de leur verbiage. Les lupiotes modernes ont fait disparaître cette pratique ludique compensée par l’ajout d’une note ornementale visible de loin : le tremblé des lueurs rouges.
La manipulation de la cire ne subissait pas encore la concurrence de Halloween, dont l’attrait a beaucoup diminué depuis 2002 à cause de son arrière-plan meurtrier et sanguinaire entretenu par la cruauté des fantômes, vampires et autres sorcières. Venu des Etats-Unis, Halloween est le retour d’un rite celte à base de sacrifices humains perpétués par une société secrète composée de prêtres qui le 31 octobre passaient de maisons en maisons réclamer des offrandes pour leur seigneur de la mort « Samain », lançant des menaces terrifiantes en cas de refus le « trick or treat » – un présent ou la malédiction- que continuent sans le savoir les enfants en toute innocence. L’idée d’une affaire commerciale à cette date avec bal costumé, dîner à thème, décor de vitrine ( carnaval avant Noël), n’attire plus les foules, passé l’engouement de la nouveauté.
La toussaint et sa commémoration collective constituent un rituel institutionnalisé. Il se déroule suivant une succession d’étapes ou de séquences, un nombre d’acteurs jouant un rôle : Dieu, les vivants qui en vertu d’une sacralisation sont investis d’un pouvoir qui les met en rapport avec la divinité, enfin les morts qui participent. Il est inconcevable sans une organisation de symboles qui cachent et montrent ce qui est mystérieux et inexprimable.
Le rituel de la toussaint requiert un décor : le cimetière, à l’intérieur duquel les objets sont lourds de significations par leur fonction sacrée, les tombes, la croix jubilée. Il se décompose en :
- Rituel profane : acte banal de la vie quotidienne( lavage des tombes, offrande de fleurs.) Les fleurs renouvelées sont un signe de fidélité au souvenir du mort combien même l’offrande correspond aux palmes données aux martyrs dans l’Antiquité. Le lavage des tombes est un renouvellement du bain du mort, la dernière caresse, rite de passage ayant le sens d’une purification qui va permettre l’accès à la vie éternelle.
- Rituel sacré et laïque : le relèvement des tombes. Les âmes dans l’eau delà se vengent parfois des offenses subies car les morts ne sont pas morts. Ils reviennent hanter les vivants sous de multiples formes. L’homme qui accomplit l’acte du relèvement s’est d’abord bardé de protections( gâd cô ou prôtègement, bains de chance, prières) avant d’entreprendre une tâche périlleuse et méthodique, commencement et fin en relation avec la place de la tête et des pieds du défunt. Les conques de lambis cassés doivent être enterrées.
- Rituel sacré et religieux : les bougies allumées. Elles font partie des rites propitiatoires(qui rendent clément la divinité) et conjuratoires dans l’espérance de la résurrection ou au profit des âmes du purgatoire, apport de la lumière pour le franchissement du chemin y menant. Ce rite a pour fonction principale la demande de grâce camouflée sous les expressions formulées d’entraide. Les personnes allument les bougies à l’extérieur, quand elles ne se rendent pas au cimetière, jamais à l’intérieur de la maison comme pour établir une distance avec les âmes défuntes.
La croix jubilée, symbole de la rédemption, du rachat, au pied de laquelle sont aussi allumées des bougies, est d’origine bretonne. Elevée aux âmes dont les tombes sont abandonnées, disparues ou perdues, les corps non retrouvés( disparition ou noyade), elle s’apparente au Broella, petite croix de cire réservée aux funérailles des marins perdus en mer, déposée lors de la cérémonie sur le catalfaque avec le portrait du disparu.
A Trégastel, dans l’île de Batz, une tombe est creusée surmontée d’une chapelle ou d’une simple croix avec le nom du défunt et la date du naufrage. La croix jubilée autorise l’élévation des défunts au niveau des saints.
La persistance du rituel de la toussaint atteste du besoin de se dédouaner dans un ensemble d’obligations à assumer pour être en paix avec le trépassé. Les rites d’apaisement tels les visites au cimetière, les hommages et le maternage( fleurs, nourriture), la messe du neuvième jour, la commémoration anniversaire de la mort signifiant aussi la levée du deuil dans le triomphe de la vie lors des retrouvailles annuelles, font partie du culte des morts dans les sociétés traditionnelles qu’on retrouve dans le discours des Francs-maçons : « Vous êtes nos inspirateurs et notre œuvre s’accomplit sous votre mystérieuse direction. Vous êtes l’impérissable passé dont l’influence détermine l’avenir. » Cet automatisme inconscient pousse à reconduire la Loi de l’Ancêtre et son respect.
Hissée au plan symbolique, la mort réelle inacceptable est transcendée ; sa dimension négative s’évacue au fil des rites. Une fois liquidées la tristesse et la culpabilité – les dépenses somptuaires des enterrements purgent les culpabilités : on est coupable d’avoir souhaité la mort du défunt, coupable aussi de vivre alors qu’il est mort – les morts sont récupérés dans la sérénité pour servir l’équilibre des vivants. Encore faut-il qu’on soit en mesure d’accomplir les démarches qui conditionnent l’efficacité du rite. Celui-ci est une forme indispensable pour exprimer et entretenir les liens, susciter le partage des émotions, il reste l’expression de la libération des angoisses car il contient les peurs et les fantasmes.
Toutes les religions proposent des échafaudages de sûreté pour pallier l’angoisse existentielle sous toutes ses formes. Les grands rituels prennent appui sur les idées-forces des modèles fondateurs : la destinée du croyant se trouve garantie ici-bas et dans l’eau delà. La religion catholique lui affirme son immortalité, elle l’inscrit dans un projet de vie après la mort avec un examen de passage pour les non parfaits, le purgatoire.
Les rites d’apaisement s’enracinent dans les croyances du retour des morts. Leur présence dans le monde des vivants est un doute très primitif que la modernité n’a pas liquidé. Elles se retrouvent dans nombre de sociétés : en France (fantômes et revenants), en Europe de l’Est (vampires), en Afrique( transe et possession) dans la Caraïbe (esprits et zombis.) Les spirites par le truchement des tables tournantes, de l’écriture automatique établissent une communication avec un corps éthéré et un vivant. Ainsi, faire revivre le disparu c’est en quelque sorte annuler la perte et la culpabilité, nier la rupture. Les morts ne sont pas morts.
Lorsque que le rituel est mal fait ou pas fait du tout( neuvaines, messes, prières), ils sont capables d’agressivité signalant leur présence par des odeurs pestilentielles ou du tapage nocturne ; à telle enseigne qu’une veuve face au refus de messes éternelles de son église, est allée les demander jusqu’en France afin d’être libérée de la vengeance de feu son mari.
La fonction thérapeutique du rite est individuelle et collective. Le sentiment de culpabilité est inséparable de la peur de la mort, de sa mort, mais aussi peur du mort et de sa vengeance ; peur qu’il ne vienne chercher le vivant. Les signes précurseurs ou annonciateurs de future perte( chute d’une fleur détachée d’une couronne mortuaire, craquement du cercueil, collier de perles brisé), transmettent un malaise diffus. La moindre petite fièvre, quinte de toux, fatigue sont prises très au sérieux. On s’inquiète de la santé des uns et des autres plus fréquemment. Il aurait mieux valu qu’un parent très âgé…. plutôt que…. Ceci ne dépassant pas le stade de la pensée.
Le rituel de la toussaint assigne à chacun sa place. Le territoire des morts, celui qui est emmuré, fermé la nuit, comme pour empêcher les allongés d’en franchir les limites, accueille en permanence les vivants, et une fois l’an reçoit une grande partie de la communauté qui vient ensembles les honorer, en reconnaissant cet espace comme leur, soulignant l’interdiction d’errer dans celui des vivants.
Aux uns la région des ténèbres, aux autres la lumière du jour. C’est la condition d’une vie paisible pour les derniers, d’un respect mutuel et d’un voisinage harmonieux. Le pacte quand il est détruit par des abandons, des profanations de tombes donnent lieu à des manifestations perturbantes pour la famille dont l’imaginaire répercute à l’extérieur les appels au secours entendus dans la nuit ou les visions d’effroi contenus dans les rêves. C’est dire la force du lien avec l’eau delà.
Les humains l’ont compris : les rites mortuaires ne sont accomplis que pour la paix des vivants.