L’homme et son parfum

Publié dans Le Progrès social n° 2516 du 11/05/2005 

A l’époque où les gens se lavaient peu en France (à la cour des rois), la poudre, la perruque et le parfum essayaient de minimiser les odeurs tenaces. La méconnaissance du rôle joué par les bactéries de la peau en absence de lavage ou de bains avait établi l’idée que la sueur en était le principal responsable. Afin d’être agréable à l’entourage le déodorant (abolition de l’odeur, sans odeur) est venu suppléer l’apport de parfum.

Evoquer l’odeur dans le langage courant est devenu synonyme de mauvaise odeur ; cette conception de l’odeur est fausse. Chacun possède selon la texture de sa peau, son grain, ses pigments, le type d’alimentation ingérée (par exemple, la sudation transporte les effluves de l’ail), une odeur qui lui est propre : forte ou persistante, légère ou épicée, elle est comme une marque de fabrique, une caractéristique de la personne. Le moment d’adolescence laisse échapper des odeurs qualifiées «  sauvages » par certains parents qui vivent la mutation et la transformation de l’enfant à l’odeur fade ou incertaine. Très tôt le bébé est parfumé comme si son odeur propre devait céder sous l’effet des bonnes odeurs proposées en parfumerie, en opposition à ce qui dérangerait l’odorat délicat des gens modernes.

Comme il n’existe pas de personne non parfumée, peut-on dire que personne n’a d’odeur propre ?

Le même parfum n’a pas la même senteur sur des individus différents. Mélange d’effluves et d’odeur personnelle, peau sèche, peau mixte, peau grasse, le résultat n’est pas identique. La personnalisation du parfum se construit en fonction de ces éléments dont nul créateur ne possède la maîtrise. Selon le climat et la saison, le parfum possède une vie, une indépendance échappant à toute logique. Hiver ou été, l’évaporation y joue un rôle déterminant.

L’eau de toilette est porteuse d’images de propreté, de netteté, de fraîcheur, de bien-être. Ces qualificatifs ramènent à la pensée l’effet de la délicatesse associée souvent à la femme et à sa beauté. C’est vrai que le parfum pour homme est arrivé après celui de la femme parce que le contexte de virilité dont il s’entourait n’aurait pu permettre une quelconque allusion à une féminisation possible. La mode unisexe a beaucoup changé ce point de vue. De plus il n’avait même pas à séduire la future épouse, lui seul décidait du choix de la jeune fille, le mariage honorait d’abord les familles, puis elle, remarquée, heureuse de n’avoir pas à grossir les rangs des catherinettes. Mais c’était il y a longtemps. Aujourd’hui la femme décide de ne pas se marier ou de vivre seule, de refuser un amoureux, de porter son désir sur un mâle à sa convenance. Face à cette évolution l’homme a changé de tactique : comme elle ne se laisse plus choisir, le pouvoir du masculin subit une perte de sens. Il doit mettre en route d’autres stratégies de séduction dont les atouts majeurs sont les vêtements et le parfum. Plaire : pour ce faire, ce produit de beauté doit être synonyme non seulement d’élégance, de virilité, mais aussi de raffinement. La force brutale ne frappe plus l’imagination, la tendresse est une valeur aussi sûre que la sensibilité. La femme reconnaît la part de féminité en l’homme, elle l’accepte comme elle admet sa part à elle de masculinité.
Sentir bon signifie se révéler à l’odorat de l’autre, faire remonter à sa conscience un désir incontrôlable, forcer son imaginaire. Un homme dont on aura respiré le parfum sera cherché du regard, identifié par les capteurs du nez. On touche là au domaine de la volupté et de la sensualité. Le parfum tel une empreinte va désigner cet homme là. Il va l’intégrer dans une mémoire prête à engranger des souvenirs. Cela s’appelle le désir. « On ne peut reconnaître que ce qu’on connaît. » Le sentir bon ramène à la conscience l’odeur plaisante oubliée, celle de l’enfance, le jasmin, l’ambre du parfum de la mère. La trace révélée est de l’ordre de la séduction, d’une séduction plus ancienne contenue dans les soins de puériculture. Elle fait revivre l’émotion de l’absence ; à telle enseigne que quand l’aimé vient à manquer, le nez enfoui dans les vêtements exhalant son odeur/parfum, rappelle sa présence. On se laisse submerger par l’émoi.

Empreinte indélébile, personnelle, il reflète le caractère, l’état d’esprit, les goûts de l’homme qui le hume, l’essaie, l’abandonne ou le conserve longtemps. Les adolescents ont une préférence pour les parfums légers, de plus en  plus corsés avec l’avancée des années. Celui-ci enfant adopté capricieux laisse après son passage une traînée à couper le souffle dans un besoin d’affirmation de soi. On le sent de loin c’est son : « j’arrive regardez moi ou sentez-moi. »  Cet autre attire l’attention par le côté excitant du sien : «  à ne pas porter à l’école mais le soir » dira un copain.

Certains en utilisent deux ou trois selon les circonstances et l’humeur : pour le travail, les sorties entre hommes, les sorties séduction. Un homme libre et aisé élargit la gamme de ses parfums. Il se doute que le parfum aux effluves lourds peut rendre malade, indisposer les collègues travaillant à proximité, provoquer des nausées surtout le matin. Si personne n’ose rien dire, l’acrimonie, les sarcasmes ironiques creuseront un fossé d’incompréhension. La moquerie ne sera pas en reste : « l’homme aux parfums » deviendra quolibet attaché à son nom.

D’autres poussent la coquetterie jusqu’à s’asperger après le réfectoire de leur favori du jour, assurant la continuité et le maintien de leur présence. Ne pas accepter la dilution du produit dans l’air de la matinée, c’est vouloir s’imposer à tout prix jusqu’à la fin de la journée : marquer sa place et son territoire. Le petit chef peu sûr de lui emploie ce moyen identique à un marqueur ou à un empan de fixation au niveau de la mémoire comme un conditionnement assez grossier. Etre présent jusqu’à l’intrusion. Ce même parfum flottant dans l’air dans un autre espace, réactivant le vécu professionnel, donne lieu à des réactions diversifiées selon la relation établie avec la hiérarchie et aux conditions de travail.

D’autres enfin se parfument pour les grandes occasions comme on enfile un vêtement de cérémonie, comme on porte un chapeau ; comportement de gens âgés qui estiment que le nombre d’individus accroît l’effet séduction. Les jours ordinaires n’ont pas l’honneur du parfum, véritable luxe dont on doit savoir user avec parcimonie. Le parfum reste festif, cérémoniel, occasionnel. Il ne subit aucun abus. Cet usage dévoile la classe sociale qui consciente de la somme investie préfère avoir un parfum de qualité et s’en délecter à un moment donné, plutôt qu’un de catégorie inférieure pour un usage quotidien. L’illusion d’accéder à une couche sociale aisée ne serait-ce que momentanément, à un endroit déterminé, cautionne cette attitude purement masculine.

L’homme conserve un rapport particulier à son parfum. Citadin, provincial, aisé ou marginal, de nombreux paramètres entrent en jeu dans leur manière de l’utiliser. Les parfumeurs le savent et souvent les fragrances tiennent compte du regard au féminin porté sur l’homme avec un grand H.

A demander à la femme en 2005 : « l’homme idéal sentirait quoi ? » On pourrait s’attendre à des réponses du style : « La terre chaude arrosée par la pluie, le sable du désert, le cuir. Une odeur d’homme homme, une odeur nature quoi ! »

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