Le bigidi entre signifiant et signifié

Soumettre à l’analyse psychanalytique une geste posturale telle le bigidi, ne saurait être compréhensible, si on ne dégage pas les intentions qui l’ont composé. A l’observation, de prime abord, de façon immédiate apparaît un déséquilibre : effort des deux pieds en balancement avec le corps qui s’ébranle d‘avant en arrière, de droite à gauche, les bras suivant le mouvement, harmonie dans l’apparence d’une anarchie comportementale. 

Dans un temps second, s’aperçoit une esquisse en guise de défense, fuite d’une situation jugée dangereuse mais dans un face à face, comme retrait sans course effrénée, dos jamais offert au danger.

En troisième lieu, trébuchement, sursaut, rétablissement dans un rapport à l’espace, s’ancrent dans une rythmique agencée dans une symétrie en accord avec le KA qui scande la danse. Le bigidi est avant tout évocateur de danse, donc du corps dans sa dimension physique. Mais l’expression dans le langage courant l’étend à une incertitude, un doute, une hésitation enfin un inconfort social ou psychique, ou les deux. Une position instable constamment maintenue, sans effondrement. Le bigidi serait alors résistance, lutte contre l’appel du gouffre, interdit formel de toucher terre, de tomber, maintien d’équilibre à tout prix.

Cette première assertion ne peut faire preuve de cohérence que si elle s’étaye sur une vérité qui se dégage d’un moment, d’une période ou l’imaginaire était en butte à une lutte à mort contre un adversaire avec qui l’affrontement était impossible. L’esclave ne pouvait que recevoir l’agression sans possibilité de riposte, englué dans une soumission, réduit à l’état de chose, dans une relation d’inhumanité. Il était inséré dans une décision qui l’assignait à une place, faisant du signifiant et du signifié une dyade dans la rencontre des deux imaginaires : celui du soumis, celui du dominant.

Le signifiant, ce qui signifie, est porteur de sens. Le signifié est la saisie de l’ensemble des significations allant au-delà de l’aspect extérieur et au-delà d’un énoncé et de sa signification d’objet dans un système de référence, défi par la situation et le concept de soi (perception et pensée.) Ainsi l’agression va déclencher un phénomène comprenant trois séquences. La première est l’effroi, effet de surprise qui produit souvent de la sidération et une déroute des sens qui occulte toute zone de confort et de restructuration psychique.

Ensuite arrive la peur, émotion entretenue par une installation insidieuse ou croissante de la perception d’un danger. Puis arrive l’angoisse qui est l’attente du danger. Passé ces séquences, survient l’évitement. La psyché répercute dans le corps ces ressentis : le corps, les pieds et les bras font alliance, repérés dans l’esquisse du défi. Le défi est camouflé. Mais pourquoi ? Parce que le maître avait droit de vie et de mort sur l’esclave. Il fallait user de ruses et de détours pour échapper au pire. Ainsi le défi, gestuelle de réconfort psychique se dissimulait dans un langage du corps que le vis-à-vis ne pouvait décrypter. Le défi est façonné de simulacre d’acceptation, doublé d’une farouche volonté de ne pas tomber.

Rester debout semble une installation de la force dans le désarroi. « Si ou tombé ou mô ». Entendons par là la mort psychique, la honte du vaincu. « Kimbe réd pa moli » : même si l’évidente connotation est sexuelle, la parole est révélatrice de la place des corps(tout corps est sexué), corrélative à la force virile de l’un, non détenteur du pouvoir social. Se sont entremêlés là signifiant et signifié. Le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leur acte, dans leur destin, dans leur refus et leur aveuglement et dans leur sort. Dans la relation duelle, le défi consiste à priver l’autre de son plaisir, dans le refus d’être terrassé, écrasé entièrement. Genou fléchi mais qui se redresse. Tu n’auras pas ma peau ! Le genou fléchi est acte d’obéissance surtout quand il touche le sol. L’entêtement consiste à le redresser, à contrecarrer sa défaite. Tu n’auras pas ma peau ! Même le corps résiste, à fortiori l’âme : soubresaut de la conscience de soi.

La geste du bigidi est sous-tendue par trois regards. La scène de la correction /sanction se déroulait devant témoins, à des fins d’exemple. Avis aux amateurs !

Le premier regard feint de ne rien voir. L’environnement constitué de spectateurs qui ne peut contester, baisse les yeux car le châtiment fait fi des sentiments. Il est impuissant. Le second regard voit que le premier feint de ne rien voir, ce qui conforte son besoin d’affirmation de soi, de reconnaissance. Le troisième regard voit dans ces deux regards l’exercice de sa toute puissance. Il y a là trois instances en présence liées par une interdépendance (pas d’esclave, pas de maître), dans un système qui abolit l’homme et génère chez la victime une impossibilité physique de fuir le déplaisir.

La parade est trouvée à travers une posture qui rappelle cette règle :

  • Un homme sait ce qui n’est pas un homme
  • Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes
  • Je m’affirme être un homme de peur d’être convaincu par les hommes de ne pas être un homme.

Le défi masqué est une restauration narcissique ; il signe la fin de la puissance rendue désormais inutile par le contrôle de l’effroi. Il est un moyen de se rassurer sur son intégrité devant les autres et surtout face au bourreau. Comment démontrer son existence dans un registre de désespérance ? En quête de survie psychique, le moi se défend contre un déplaisir intérieur, mais aussi contre un déplaisir extérieur. L’acte défensif a pour objet d’assurer la sécurité du moi et d’éviter le déplaisir. L’impossibilité physique de fuir le déplaisir ne l’oblige pas pour autant à accepter cet état de fait et à s’y résigner.

En dehors de ses tentatives pour s’assurer la maîtrise des excitations pulsionnelles, le moi s’efforce par tous les moyens de se défendre contre le déplaisir et les dangers réels qui le menacent. Le moi nie l’état réel des choses et remplace une partie de l’intolérable réalité par la production d’une formation agréable, quasi délirante, je dis quasi délirante ; la démarche incertaine de l’alcoolique. Chez le boire sans soif la beuverie est plaisir et l’ivresse perte de contrôle et d’équilibre : cela relève d’une décision personnelle, hormis le fait de la dépendance et de l’addiction. Une beuverie qui peut être recommencée à l’envi. Ainsi le fait réel, pénible, se trouve déprécié et le fantasme qui lui est opposé est surinvestissement, de telle sorte que le plaisir imaginaire arrive à triompher d’un déplaisir réel. Ce phénomène s’apparente à l’expérience du psychanalyste Bruno BETTELHEIM dont le corps maltraité dans un camp de concentration par les nazis était comme engourdi quand son imaginaire l’emmenait contempler les pommiers de son jardin aux Etats-Unis. Se détachant du monde extérieur, il cessait d’enregistrer les excitations du dehors. « J’étais dans les pommiers de mon jardin » a-t-il dit.

En ce qui concerne la vie instinctuelle, une pareille insensibilité à l’égard des excitations ne peut s’acquérir qu’à l’aide du mécanisme de refoulement. Dans le bigidi, la négation de la réalité n’est pas seulement pensée, elle est mise en acte à travers une parodie de la conduite ébrieuse. L’esclave est pressurisé par deux fonctions défensives et la dérision de la gestuelle constitue une protection contre des pulsions intérieures interdites (penser la mort du maître) une protection contre les forces extérieures dangereuses (défi et décision.) Les mesures défensives contre le déplaisir et les dangers réels ont pour fonction d’éviter l’éclosion des névroses. L’esclave a, face à un péril extérieur, utilisé des modes de lutte puissants contre les agressions générateurs d’angoisse.

Un des mécanismes les plus spectaculaires, se trouve dans l’utilisation du fouet durant le carnaval. Cet instrument de torture est sujet à une réappropriation par les descendants d’esclaves et exhibé au moment de la liesse. Il est rendu inopérant, car il devient inoffensif, banal, intégré aux réjouissances. Le mécanisme de défense à l’œuvre là, est l’identification à l’agresseur : identification à l’objet redouté, subterfuge qui permet de maîtriser la peur augmentée d’une victoire sur l’angoisse. La victime se métamorphose, provoquant une conversion de l’angoisse en agréable sentiment de sécurité. On peut ou s’identifier à l’agresseur ou à l’agression de ce dernier. Le fouet, symbole de la force du maître accaparé et maîtrisé, permet de se défendre contre les humiliations narcissiques.

En jouant son rôle, en lui empruntant ses attributs, en imitant ses agressions, la victime se transforme de menacé en menaçant. Ce passage d’un rôle passif à un rôle actif est la manière d’assimiler les évènements désagréables et traumatisants du passé. Le cheminement de la passivité de la torture à l’activité de la fête, venge de l’agresseur. Démonstration est ainsi faite que la violence peut changer de camp. Le retournement de l’agression est un mécanisme prépondérant dans l’acquisition du NON. Le refus de tomber dans le bigidi préserve l’estime de soi ne serait-ce que dans l’illusion, réconforte narcissiquement, il s’adresse aussi aux compagnons d’infortune, édictant un message d’espoir, affirmation d’une existence même malmenée, oblitération de la négation de l’être. Car celui qui se laisse dominer physiquement et affectivement, intériorise l’idée qu’il n’est rien et finit par ne plus savoir qui il est.

En se déshumanisant il n’a pas conscience d’avoir une identité et accepte finalement d’être une «  chose ». Le livre : « Au fond des ténèbres » de Gita SERENY décrit un processus légitimé par les bourreaux. A la question « qu’elle différence y a-t-il pour vous entre la haine et le mépris résultant du fait de considérer les personnes comme de la cargaison », la réponse a été « Elles étaient si faibles, elles ne faisaient rien pour s’opposer à ce qui leur arrivait, elles se laissaient faire. C’était des gens avec qui on n’avait rien en commun. C’est comme cela que le mépris est né. »

Pour mieux étayer mon propos et comprendre ce qui faisait sens dans le bigidi, je me suis penchée sur la Capoeira brésilienne qui est un art martial né dans la clandestinité. Elle est l’expression d’une forme de rébellion contre la société esclavagiste. Les capoeristes s’entraînaient à lutter en cachant cet art martial sous l’apparence d’un jeu. Sous le proche regard des maîtres, le caractère martial était déguisé par la musique et les chants, le combat se transformait en danse et jeu agile qui trompaient leur méfiance et masquaient le caractère offensif et défensif des mouvements. Ce travestissement de la capoeira lui a donné une coloration particulière, pratique se définissant entre manifestation culturelle (musique, chant, code), lutte traditionnelle (coups et prises), ou jeu d’apparence enfantin (mouvements acrobatiques.)

Deux types de résistance, une collective, il faut être au moins deux dans la pratique de la capoeira, une individuelle dans le bigidi, ont en commun la préservation de l’intégrité psychique. La première s’insère dans la dissimulation des pratiques, pratiques certainement arrivées avec les esclaves et pouvant être éventuellement dangereuses si elles étaient utilisées contre le maître comme dans la calenda, plaisir dansée loin des regards, la seconde dans un face à face mutilant ou pire, meurtrier, où le corps est l’incarnation d’une personne, il est le lieu où naissent et se manifestent les désirs, les sensations, les émotions. C’est pourquoi la relation avec la corporéité de chacun peut donner des résultats très différents. Le corps est une sorte «  d’institution symbolique » qui lie l’objectivité du corps physique à la subjectivité du corps propre, il est donc un lieu d’interrogation existentielle.

Le bigidi : vaciller et ne pas tomber est un exemple probant du rejet de la douleur d’exister, il a une fonction de protection de soi dans la mesure où la ruse autorise le corps dominé à être objet pour autrui et sujet pour la victime. Ce vécu du corps maltraité comme expérience terrifiante, s’est tout de même transmis de génération en génération, en se désincarnant dans la mémoire douloureuse, comme si elle était nécessaire à l’accession à la liberté et à l’égalité, en gommant la supériorité et la toute puissance du dominant. L’obligation d’une mémoire sélective donne aussi à entendre le babyé des mères qui s’apparente à un trouble anxio-dépressif, sans le relier pour le moment à une origine précise.

L’accueil du KA, l’expression corporelle, confèrent au bigidi sa note de banalité dont l’exploration ne fait que commencer. S’interroger sur son passé reste une obligation.

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