Quand la maltraitance m’interroge et nous interroge

La maltraitance n’est pas un sujet que l’on aborde aisément. La maltraitance de la personne âgée encore moins, parce qu’elle renvoie à ces préceptes incontournables de la sacralité de la mère: on ne doit ni insulter ni battre celle qui vous a donné la vie. Le respect des aînés était enseigné dès le plus jeune âge. L’enfant qui battait sa mère était poursuivi sa vie durant par la malédiction proférée par elle. Si les mots étaient accompagnés du geste de la génuflexion, alors le malheur perpétuel ne lui laisserait aucun répit. Posé cet interdit s’agissant des parents, les comportements envers les enfants n’étaient pas jugé inconvenants même quand ils étaient extrêmes.

Il fut un temps, pas très reculé, où la génitrice avait dans un non-dit droit de vie ou de mort sur sa progéniture. La désobéissance était rossée d’importance ; les petits larcins portaient au-dessus de la flamme des mains grêles que le feu brûlait. Le corps strié des marques du fil électrique câblé, des cordes tressées et mises à tremper depuis la veille en attente des lendemains douloureux, finissait par se faire une santé sans commentaires de l’entourage. Parfois la turbulence entendait l’approbation des proches à chaque rencontre de l’objet avec les fesses, le dos, les bras. Malgré le pé, pé sek, tais-toi sans larmes, la bouche alertait de ses cris le voisinage qui se gardait d’intervenir. Il fallait contenir l’enfance, lui inculquer les règles de bienséance, même de façon cuisante. A cette époque le terme de maltraitance n’était pas vulgarisé. Ici et ailleurs le modèle éducatif passait par la conscience du corps. C’est vrai qu’on ne sent son corps que quand il est souffrant. Est-ce que cracher dans les yeux les obligeant à se fermer face à un adulte qui réprimande, est une maltraitance ? Le monde rural ne s’embarrassait pas de concept mal connu et inexpliqué. Ici et ailleurs, les pratiques différentes ont laissé des blessures au niveau de l’âme. Phillipe ARIES dans son livre «  L’enfant sous l’ancien régime » nous dit que le pays des droits de l’homme et de la galanterie n’était pas en reste de châtiments corporels. L’évolution aidant, l’information circulant, la justice a mis en place des dispositifs de protection des enfants. La maltraitance a changé de nature, elle est devenue plus psychologique, avec une moindre visibilité.

Pourquoi avoir fait un préalable, presqu’un détour par la relation dysfonctionnelle parent/enfant ? C’est pour mieux affiner la compréhension d’un modèle de société à connotation violente mais qui refuse de la reconnaître et à qui une loi récente vient édicter ce qui n’est pas acceptable. La définition courante de la maltraitance est générale : elle s’énonce de façon schématique comme : «  Tout acte ou omission commis dans le cadre de la famille par un de ses membres lequel porte atteinte à la vie, à l’intégrité corporelle ou psychique ou à la liberté d’un autre membre de la famille ou qui compromet gravement le développement de sa personnalité et/ou nuit à sa sécurité financière. »Elle continue en portant l’accent sur les différentes violences, les négligences, la privation et la violation des droits.

Maintenant venons-en à la représentation de la personne âgée. La notion de vieux corps teinte de faiblesse ce corps usé, flétri, tout en refusant de lui accorder une vitalité, un souffle de vie pétillant de désir. La mère, veuve, se doit de retrouver une posture virginale. La mère célibataire ralaît kanot refusant le commerce de chair à 45 ans. Elle se confessait, retournait repentante face à l’autel pour y recevoir l’hostie. La communion était accordée à un corps apaisé, dénué de passion. La tendance actuelle d’avoir en partage de vie un compagnon, permet aux enfants d’user de négligences. La trahison consiste à prendre du plaisir de surcroît charnel alors que l’image est celle d’une sérénité sacralisée. Il y a rupture des repères ordinaires, et la personne âgée perd la considération de ses proches : « Cela me dégoûte d’imaginer ma mère au lit avec un homme à son âge. » L’imaginaire est battu en brèche, le corps n’est que souillure. Irrespectueux, il ne peut mériter le respect. Une femme honorable ne fait pas ca. A la vulnérabilité se superpose une image d’autorité imposée par un nouveau statut. Prise de décision individuelle, investissement affectif autre que filial avec risque de collusion inconsciente, crainte de dépenses inconsidérées au profit de l’intrus, sont de vrais tourments pour une descendance qui aura l’impression d’une mise à distance. La fille comme le fils de façon progressive abolissent la notion de devoir.

S’agissant du père auquel la culture a accordé une sexualité plus durable avec des partenaires multiples, la présence d’une femme de façon permanente ou occasionnelle ne génère pas d’étonnement. Au contraire la diminution d’obligations est un souci de moins car il est admis qu’un homme prenne femme plus jeune. Le père n’est pas auréolé de cette sacralité déférée à la mère qu’un gigolo détruirait à tout jamais. Le lien à la mère nourricière n’est pas à l’épreuve de la l’incertitude : « Tu es sûr de ta mère, tu n’es pas sûr de ton père. », Ouvrant la voie à des attitudes différentes envers l’un ou l’autre. La jouissance supposée efface la notion de vieux corps et le hisse au niveau de celui d’un adulte dans la force de l’âge qui n’est pas à protéger. Et combien même il deviendrait gaga, il agacerait de vouloir reprendre un statut perdu. Il est à parier que le parent vieillissant marié ou solitaire reçoit plus d’attentions. Un père de 75 ans qui a le sida fait tiquer, mais une mère de 75 ans qui a le sida occasionne effondrement et consternation chez ses enfants.

Le délaissement est entendu comme un fait de maltraitance dans sa définition. Mais abordé sous cet angle, il a une connotation différente. Prenons par exemple le volet relatif à l’abus financier. Il est admis que la personne la mieux nantie dans une famille doit faire bénéficier de ses avoirs les plus démunis. L’esprit d’entraide et de solidarité est une valeur très appréciée. Chacun est persuadé de profiter sans qu’il soit utile de demander, du bien-être de sa parentèle. Si d’aventure ce dernier n’acquiesce pas à ce mode de pensée, il est taxé d’égoïste, de vorace, voire de mauvais parent. De nos jours encore, une invitation au restaurant d’une personne, garnit la table d’hôte d’une ou deux relations amenées par l’invité sans consentement obtenu ; pareil pour une repas/maison intimiste où un couvert ou deux seront à ajouter. C’est-dire qu’il faut toujours prévoir et la chaise et la part du pauvre. Personne ne s’étonne de la monnaie non rendue de la course. Il n’y a que les radins et les petits qui s’arrêtent à si peu de chose. La largesse du cœur du possédant a pour complément la bonté. L’habitude du partage du gain n’est pas intégrée comme un abus. Il fait partie des mœurs. L’achat d’un vêtement pour le parent occasionne le cadeau pour soi. Gestionnaire du compte bancaire, il n’est pas indélicat d’emprunter de petites sommes sans intérêt ni remboursement. L’accusation de vol ou de pillage vient des autres membres de la famille mais jamais de la personne âgée qui juge ces actes comme sans gravité : « C’est mon enfant, il peut prendre un peu d’argent, il s’occupe bien de moi. » Le rapport à l’argent n’est pas identique sous toutes les latitudes : il est un déterminisme qui varie selon les cultures. Vouloir imposer un système normatif, c’est déconstruire un édifice de socialité et de relations humaines. Par exemple l’allocation adultes handicapés d’un sujet fait vivre toute sa parentèle et parce qu’il représente une source d’amélioration du quotidien, il a une place assignée au sein de sa famille. D’aucuns pourrait qualifier cette conduite de vénale. Que l’on nomme un tuteur et les rapports se modifient et se dégradent. Les préoccupations des travailleurs sociaux, rompus à la juridiction et à une humanité mondialiste ne s’accordent pas toujours à d’autres lois en vigueur : celles du maintien du lien. Parfois un habitat insalubre où on est heureux vaut mieux qu’une institution luxueuse où on ne trouve jamais ses marques jusqu’à en mourir. La connaissance des us et coutumes d’une société est indispensable s’agissant de l’établissement du bien-être de chacun.

L’ORIGINE DE LA MALTRAITANCE

La cause la plus courante du surgissement de la maltraitance est l’entêtement de la personne âgée. Son pouvoir sur les enfants qui ont grandi n’existe plus ; elle n’impressionne plus. Le fait de dire non, de résister aux propositions, de s’imposer durcit le ton et la poigne de l’impatient. Dire non est l’expression d’un non amour ou du désamour. On rossait les enfants pour cela. Le parent devenu sénile, dans un retour à l’enfance, va subir les méfaits de sa parole, un rappel à l’ordre ancien qui change de camp ; L’impression de porter seul le fardeau sans implication des sœurs et des frères dont les critiques fusent de toute part, alimente une rancune en inflation par la fatigue. Parfois le ras-le-bol donne lieu à un processus douloureux qui consiste à traîner d’une maison l’autre une mère de six enfants : cinq filles et un garçon. Durant le mois de garde du fils, la belle-fille, de désapprobation ne s’occupait ni de la nourrir ni de la laver. Frotter le corps en déconfiture et les parties intimes de la mère était transgresser un tabou qui les gênait tous deux. La honte peut constituer une maltraitance absente des textes établis. Une négociation financière avec une sœur acceptant de doubler son mois aurait été une solution convenable. L’équité a joué comme une punition que la mort a effacée. Une autre fois, la fille aînée gestionnaire de la pension à minima, a accepté sans l’assentiment de quiconque l’amputation d’une jambe d’une mère qui ne l’avait jamais aimé. Le sens du devoir aidant, elle accomplissait sa visite quotidienne à l’hôpital, au chevet d’une femme qui n’avait cesse de dire qu’elle voulait mourir entière, comme elle était née. Entendre cette volonté n’a pas été possible. Où commence la maltraitance et comment l’identifier quand l’inconscient la camoufle sous des procédures enrobées d’une légitimité confortable ?

Pourquoi maltraiter ?

La société de consommation ne cesse de faire miroiter l’accès au bonheur, ce concept auquel s’accole l’immortalité donc l’éternelle jeunesse. Apercevoir le désastre imaginé dans le miroir que tendent ceux qui vieillissent, engendre un refus mêlé de crainte. L’impossible fuite, la confrontation à une réalité qu’on voudrait occulter, accumulent de l’agressivité difficilement réprimée. Le passage à l’acte sous forme multiples échappe au contrôle des sentiments mitigés. La première fois, la culpabilité motive une réparation, douceur accrue, attention démesurée, en espérant une absolution muette. Mais la récidive encore et encore, signe l’altération des affects. Une prise de conscience même tardive débouche rarement sur une recherche d’aide. A qui en parler ? Comment en parler ? La peur du jugement conserve les mots au fond de soi, englue l’un et l’autre dans une relation conflictuelle, difficile. Le regard de l’aîné, son silence, fait planer un malaise qui érode la tranquillité. Et s’il en parlait en l’absence de l’agresseur ? Et s’il attendait son heure pour se venger par immolation déguisée en accident, en amenant la nuit une insomnie tenace du «  se sentant coupable. » Et si, et si, et pourtant les choses ne changent pas. L’abandon et la maison de retraite volent au secours de la violence recommencée.

La perte d’autonomie difficile à encaisser d’un corps auparavant toujours en mouvement, toujours prêt à sortir, à garder les enfants, à faire goûter des plats prodigieux, est une seconde donnée importante de maltraitance. Le sentiment d’inutilité de l’être va faire écho à son propre immobilisme futur. S’en éloigner au plus vite de ce corps assis ou couché en permanence, synonyme de perte d’élan vital, corps mort avant l’heure dépendant du bon vouloir d’autrui devient une obsession.  Fermez un instant les yeux et imaginez pour vous-mêmes. Résultat, l’acceptation ? Encore ce devoir filial de la tâche, alors qu’il serait plus simple d’en être soulagé moyennant finance. La qualité des liens est peut-être à ce prix. Plus le narcissisme est exacerbé, plus la rumination de la flétrissure en devenir hante l’imaginaire. Les femmes plus que les hommes, sont en proie à ce dilemme qui empoisonne l’existence. La première patte d’oie met en émoi. Ce n’est plus la mort qui effraie, mais le vieillissement. La mort aujourd’hui a changé de sens. Elle n’est plus ce repos éternel mettant un terme aux souffrances physiques et psychiques, elle est inscrite désormais au registre du vulgaire. Une nouvelle tendance testamentaire orale prive le corps défunt des regards des personnes venues à la veillée. A cette fin de vie et au refus de l’exposer on doit formuler une hypothèse d’échec de l’immortalité. Le corps a failli au contrat qui scellait un pacte. Du coup il est dénié de noblesse : la faiblesse étant apparentée au vulgaire.

L’augmentation des troubles cognitifs favorise les actes de maltraitance : « Tu fais exprès ! » Comment admettre la non distinction de l’ouverture de l’eau chaude ou froide, l’égarement dans le couloir de la maison sans retrouver la porte d’une chambre franchie pendant près de cinquante ans ? « Hier encore elle racontait des anecdotes de sa vie, aujourd’hui elle ne reconnaît personne. Elle nous punit mais de quoi ? » Le pire est l’insulte en créole en direction des petits-enfants. Une femme si distinguée au langage châtié ! Le ton monte, la bousculade pousse les corps, la main s’appesantit sur le bras. Heureusement, les traces ne sont pas visibles. Le regard vide, l’oubli de slip, la surveillance de tous les instants en prévention des fugues et de l’errance, la rareté des hôpitaux de jour pour mémoire en dissidence, la lassitude favorisent le passage à l’acte. Le manque d’information à propos des pathologies dégénératives, des démences séniles, des manifestations de la maladie d’Alzheimer sortie d’on ne sait d’où, accroît les incompréhensions. Tout ce qui constitue un mystère atteste d’une méfiance accrue. Cette histoire relatée reste incompréhensible : une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer souvent assoupie dans un transat sous la véranda d’un de ses enfants, l’air absent, n’ayant jamais assisté à l’enclenchement de l’alarme à code, mise à 22heures alors qu’elle se couche à 20heures, a été retrouvé en chemise de nuit, pieds nus, son chapeau de messe sur la tête au petit matin à 04heures. Elle avait franchi le seuil de la maison sans que la sonorité stridente n’avertisse de l’ouverture de la porte. Elle avait su utiliser le code de sortie. Cet exemple aide à la compréhension des sentiments mitigés des aidants.

La maltraitance est un acte violent, mais peut aussi être une négligence et une ignorance des besoins. Celui qui les commet n’a pas toujours conscience de leur gravité. Il s’étonne d’être mis en accusation quand les points de vue sont différents et ne s’expliquent pas par rapport à la culture. Elle est intra familiale, mais pas seulement. Dans les institutions, elle s’accroche autour des situations dites banales pour un adulte dans la force de l’âge capable de rouspéter et de réclamer bruyamment un changement de comportement. Le repas froid, la couche trempée non changée, les coups de sonnette ignorés auxquels s’ajoutent le non respect de l’intime lors de la toilette, la camisole courte sans slip, la pudeur et la dissimulation du corps vieillissant non respectées, cristallisent des crispations au niveau des genoux serrés, des poings fermés qui arment les yeux de regards furibonds. Que dire des couettes et des rubans noués dans la gaze hospitalière, le tutoiement et l’appellation de mamie et papi, scotomisant la dimension de toute une vie respectable et du salut ponctué de «  Bonjour madame, bonjour monsieur » dans un passé gratifiant. La seule chose qui ressort du mécontentement, est la désignation du soignant préféré, couvé des yeux admiratifs, véritable appel à s’occuper de ce corps infantilisé, en espérant sa réhabilitation dans une dignité enfuie.

Quelles attitudes avoir quand ces situations traumatisantes apparaissent ? D’abord entreprendre une démarche rationalisant. Ne pas faire de la surenchère mais essayer d’évaluer au mieux ce qui est de l’ordre de la méconnaissance des besoins de la personne âgée et de l’énervement de l’intervenant. Ne pas s’engager dans la voie du jugement définitif et orienter la solution vers une réparation. En parler avec calme sert à dédramatiser l’évènement. Etre attentif au ressenti de la personne âgée en lui donnant la parole qu’elle ne s’autorise pas à exprimer. Son silence la protège contre la solitude, l’accroissement de la maltraitance quand une solution rapide n’est pas trouvée ; la peur de se retrouver seule, abandonnée et oubliée.

Après avoir inventorié la complexité de l’écart existant entre une définition écrite et un type de fonctionnement en cours dans une société, il semble indispensable de mettre en place une campagne d’information sur la conduite à tenir face à une personne âgée. La création d’outils assimilables par le plus grand nombre, éviterait d’accentuer la culpabilité et serait profitable au tout public. Agir au niveau des institutions est plus aisé. La mise en place de formation de prévention de la maltraitance, la stimulation de la motivation du choix du service de gérontologie, l’amélioration des conditions de travail aideraient à mieux appréhender la personne vulnérable.

Reste à se donner des objectifs. Puisque la mode est aux Etats généraux, après ceux de la femme, pourquoi pas ceux du grand âge qui légiféraient sur les droits des personnes âgés. Aux Etats-Unis, la négligence de l’aîné est un délit. Cependant un système répressif n’améliore pas les comportements. Opter pour une campagne de sensibilisation tenant compte des différences culturelles et la construction de structures soulageant les parents d’une contrainte ingérable, tels les hôpitaux de jour, l’hospitalisation le week-end, seraient les prémices de prévention contre la maltraitance.

A la question d’une augmentation de la maltraitance, aucun tableau chiffré ne saurait le prouver. Avant, l’essentiel était d’assurer une survie générale sans trop se préoccuper du reste. L’élévation du niveau de vie, l’entrée dans la mondialisation, mettent l’accent sur la notion de bien-être et de bonheur. L’accélération du rythme de vie, le stress, sont des facteurs de risque dans le processus violent, mais la Guadeloupe n’est pas et ne sera jamais au point de montrer la direction de la forêt comme au japon à ses ainés qui ne sont plus dans le système de production. La famille, l’institution, la ville, l’Etat devraient se mettre en coalescence afin que la personne âgée se maintienne en bon état physique et psychique dans une ville où elle se trouve de moins en moins à sa place et veiller à son environnement protecteur.

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