Pô chapê

Ce mot créole signifiant métissage, sang mêlé noir/blanc, résonne encore dans les imaginaires comme une histoire enfouie mais qui refait surface en des circonstances précises.

Le métissage s’étale dans une multiplicité de croisement de groupes ethniques : l’eurasien, où se perçoit les yeux bridés de l’asiatique dilué dans les teintes de noir, de blanc, selon la rencontre des amours. Le métis en Afrique, le moricaud ou le noiraud du sud de la France, femme ou homme au teint mat. La culture s’est empressée d’assigner un jugement de valeur assorti de mots en relation avec les représentations. Dans un cas, il est valorisé dans un autre cas il est déprécié.

Ici, l’histoire a gravé dans les cœurs les appellations : mulâtre (noir et blanc), quarteron (mulâtre et blanc), octavon (quarteron et blanc) capresse ou griffe (mulâtre et noir.) Ajouté à cela, peau sapotille et chabin, évoquent toutes les nuances de peau divisées en clair et foncé, la mention « plus clair » étant la plus valorisante. Plus clair par rapport à qui ? Les lois de la génétique ignoraient les attentes de l’enfant merveilleux dont la ressemblance avec ses sœurs et frères pouvait être décevante ou sécurisante. Plus clair avec les cheveux plus crépus, plus foncé avec les cheveux lisses, tendance côté paternel indien ou de la grand-mère mulâtresse, le regard scrutateur s’attardait sur le haut des doigts qui était un marqueur de la couleur définitive. Aucun enfant ne naissait tout à fait noir, l’enfant de deux parents noirs prenait sa vraie teinte après 30 jours de vie°, ces affirmations ne se vérifiaient pas à l’observation.

Pô chapê résonne comme une échappée belle à la malédiction de la peau noire, parce que son origine porte le sceau de l’esclavage, de la soumission, de la chosification. Esclavage dont la création est une mise au point d’une partition humaine rigoureuse et scientifiquement non fondée, construite sur les contraintes du travail et de l’ordre colonial. La peau noire véhicule encore les conditions de vie de personnes assignées aux rudes travaux des champs, plus maltraitées que celles attachées à la maison du maître, domestiques de l’habitation au contact des comportements de la classe sociale différente. L’influence du mode de vie, le rapport de proximité, l’adoption de pratiques ignorées par ce premier groupe, érigeait une barrière souvent inconsciente entre les deux. Le colon disposait à sa guise des corps de femmes réduites en esclavage, donnant naissance à ces enfants métissés, première génération de pô chapê ou gens de couleur du code noir, dont la législation leur avait accordé un statut. Ils ne pouvaient accéder à la liberté que par affranchissement. Mais pendant les quatre premières décennies de la colonisation, les enfants nés du maître et du commandeur furent considérés comme libres.

En 1660, une modification intervient, stipulant que les mulâtres sont considérés comme libres à partir de 20 ans. Ceux qui avaient la peau noire ne bénéficiaient pas de cette disposition légale, englués dans la ségrégation mise au service de l’ordre esclavagiste. Les pô chapê forment un groupe privilégié, mais ils constituent un facteur de fragilisation de la société créole puisqu’ils divisent les colons en deux groupes : ceux qui refusent que leurs enfants mulâtres soient affranchis et reconnus comme leurs héritiers, et n’envisagent absolument pas d’épouser une mulâtresse. Cela a été dit dans un interview d’un descendant de colon martiniquais en 2009 qui n’acceptait pas l’idée d’être apparenté à un humain de peau noire.

Ainsi le classement hiérarchisé : mulâtre, chabin capresse était une volonté de contrôle social. Le mulâtre instruit allait à l’école avant les autres enfants noirs de l’habitation, possédait la lecture et l’écriture, appartenait à la classe intermédiaire (milat rich sé béké à la Martinique), les places de contremaître, de chef d’atelier l’éloignaient de la masse des travailleurs courbés sous le poids du labeur. Cependant, l’affranchissement ou la liberté du mulâtre ne lui permettait pas d’accéder au corps de femme blanche. Déjà la condamnation légale de mariages mixtes, femmes noires/homme blanc relevaient de la mésalliance, parfois du déshonneur. Mais la proximité sexuelle du noir et de la femme blanche touchait à l’interdit suprême, punie par la condamnation à mort ou mise aux fers et aux galères.

La pô chapê naviguait entre liberté et interdit : liberté d’échapper à l’enfer de l’esclavage, mais assujetti à certaines restrictions d’interactions sociales. L’enfant issu de l’utérus est inscrit dans un registre génétique maternel et la spoliation de la race menace la lignée noble et pure. Il est aisé de comprendre pourquoi cette teinte de peau à exercé une fascination dans la recherche d’ascension sociale dont la peau noire n’avait pas accès, moins nantie sur le plan du savoir et surtout dans cette ressemblance du modèle idéalisé, type caucasien ; hissé au faîte du symbole de beauté. La couleur de peau devenait un marqueur social, un élément de valorisation éloigné d’une image de servitude, d’infériorité. Tout enfant voudrait un père valeureux auquel d’identifier. La société guadeloupéenne n’avait ni monument ni héros. Ce n’est que 150 ans après l’abolition de l’esclavage que 1998 a érigé des combattants morts pour la liberté. Une histoire tue dont le rappel agace certains esprits chagrins.

La couleur de peau comme marqueur identitaire, élément de parenté et de filiation qui d’un côté comme de l’autre imprégnait l’imaginaire de malédiction, a pesé de tout son poids dans la construction des formes d’aliénation. Le rejet de la noirceur du teint, exprimé pendant longtemps a modelé le désir de réussite sociale pour les descendants par l’attitude de la femme violée et séduite. Ce paradoxe, un paradoxe est toujours une mise en évidence d’une contradiction, a emmené la femme servile à subir des viols, le viol est un acte sexuel non consenti. Combien même l’infanticide démontrait l’horreur vécue, le regard valorisant après coup sur sa progéniture laisse entrevoir la germination d’un désir inconscient. Dans la fratrie, le plus clair bénéficiait d’une considération particulière, conduite souvent niée. Pris dans l’étau du désir et de la culpabilité, comment accepter le viol sans le blâmer ? Par opération de détournement, elle va mettre le père réel à distance de sa vraie place. La symbolique du géniteur permet l’effacement du père réel qui est évacué. Ce désir inacceptable du blanchiment de la descendance a campé un homme noir dévalorisé, à qui peu d’espace est octroyé au sein de la famille, un héros sans attribut sur qui il est difficile de compter, de s’appuyer. Il apparaît comme inexistant dans les prises de décision. La femme et les enfants forment une communauté.

Tout tourne autour de la mère, position dont elle jouit tout en se plaignant de l’absence du père. Ce père est partout et jamais à sa place, et chercher sa maison équivaut à la perdre. « Deux mal krab pa ka rété an mem tou la. » il est évacué. Ne lui restait que la possibilité de se rassurer sur son existence auprès d’une femme seconde. L’inconscient ne parle pas toujours mais il donne lecture au comportement. Cet homme lui doit quelque chose, il n’a pas su la défendre face à cet autre qui s’emparait de son corps sans autorisation. Elle l’a inscrit au registre de la dette, l’affublant d’insignifiance dans une rancune innommable.

Afin d’analyser le phénomène du désir voilé de culpabilité, c’est au tour de la mythologie d’être interrogé. L’être surnaturel, le dorlis qui a existé un temps en Guadeloupe, est vivace dans l’imaginaire martiniquais. Cet incube séducteur s’introduit à la faveur de la nuit, par le trou de la serrure, dans la chambre des femmes sans discrimination d’âge. Le matin, crainte et satisfaction s’entremêlent au constat de cette visite. Les plus âgées parlent avec émerveillement des sensations troubles, honorées secrètement d’avoir été choisies. La représentation d’un être invisible possédant son corps durant son sommeil dans une jouissance confuse, renseigne sur l’indicible de la situation. Voilà dans une version fantasmée le viol remanié de façon acceptable. S’aperçoit une incapacité de la femme à dire non, sans moyen de défense, la domination de l’homme blanc, le plaisir d’avoir été choisie et l’évidence de la culpabilité, comme avant elle reste désirable.

L’avènement de la négritude, le poing levé des Black panthers dans leur revendication pour leurs droits et leur identité puis ce martèlement du Black is beautiful, ont autorisé un regard différent de soi à soi, une flambée de narcissisme et une réelle prise de conscience d’une génération. Le modèle américain électrisait les rêves et les espoirs d’être authentique, tournait les yeux vers l’Afrique, terre/mère inconnue, lointaine dans les songes et les projets.

 La transmission des origines s’étale sur la peau, souffrance du rejet du colon, le vitiligo, les tâches blanches disent une histoire douloureuse refoulée mais visible. La conscience de soi devient interrogation permanente à travers la représentation de la beauté malgré la publicité autour de la femme noire, qui devrait donner des raisons à l’amour de soi et de son groupe d’appartenance. Que de souffrances exprimées sur le divan, murmurant le désamour et les blessures narcissiques à propos du phénotype (cambrure des reins, teint, texture du cheveu) d’une descendance en quête d’une filiation imaginaire. A Paris une enquête réalisée sur un large échantillon d’antillais au hasard des rencontres, a mis en évidence la mauvaise intériorisation de la couleur de peau de 90% d’entre eux. Ils devaient désigner dans une palette de couleur la perception de leur peau. Après vérification d’un choix plus clair que la réalité, le malaise se lisait dans le regard.

Les tresses ont apporté un support identitaire que le cheveu naturel n’arrive pas à détrôner. Mais la revendication d’une reconnaissance planétaire de la valeur des personne noires dans tous les domaines est d’autant plus timide que le doute de soi empestit la confrontation intime. Les sportifs, les artistes impressionnent, ils sont reconnus dans un registre qui touche au corps sur lequel l’accent est mis. L’intellect dans sa plus large représentation est un domaine réservé à l’élite. Une rivalité n’est pas pensable et certainement pas une égalité, voire une supériorité. Il faudra du temps, un long temps d’acceptation pour beaucoup, pour que se déconstruise ce que des siècles ont édifié en la croyance d’une supposée infériorité et supériorité de la race et de la culture. Il n’y a pas de culture supérieure, mais des cultures différentes.

Le teint est en Afrique, en Inde, au Japon une préoccupation et un élément de beauté et de hiérarchie sociale à la fois. La Guadeloupe échappe encore au blanchiment de la peau, adopté au moins par trois grandes stars américaines. Mais son incrustation dans l’imaginaire des groupes ethniques, établit un cloisonnement et demeure encore complexe. « Le métissage entre les hommes et les cultures furent le fait du choc colonial, du régime esclavagiste, ce qui explique le caractère conflictuel qui ressort de toute analyse du phénomène. » Pô chapê est l’histoire d’une rencontre paradoxale, violente, discriminante, mais dicible désormais.

Fait à Saint-Claude le 24 mai 2020

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