Publié dans Le Progrès social n°2586 du 04/11/2006
La mer était vécue comme un élément dangereux qui dévorait des vies, celles des pêcheurs et des aventureux, elle gonflait ses flots de colère en période cyclonique détruisant canots et habitations, elle était traîtresse aux tourniquets invisibles happant les corps des baigneurs et les conservant dans les profondeurs : disparus en mer sans sépulture ni enterrement, la pire des désespérances pour la parentèle. L’imaginaire ne l’évoquait presque jamais comme nourricière, pourvoyeuse de poissons et de crustacés et quand l’homme s’en allait à la recherche de lambis et de langoustes, l’ignoble avait le pouvoir de lui faire payer de son sang rejeté par les narines, sa témérité.
Les seniors les dimanches de Pâques et de vacances scolaires, installés sur les plages à l’abri du soleil, pour la journée, disposaient les faitouts remplis de mets cuits et odorants à déguster en famille élargis aux amis. Ils s’avançaient dans l’eau pas trop loin du bord, progressivement, l’apprivoisaient en la passant sur les bras, la faisaient gicler sur les épaules et le cou, se lavaient le visage.
Puis s’asseyaient ou restaient accroupis, la bouche pleine d’eau en prévention à l’insolation, ressortaient après quelques minutes et se rhabillaient. Le contact avec elle était bref, rempli d’indifférence : un petit bain rituel avant le repas non renouvelé. De toute façon, ils ne savaient pas nager, n’en concevaient même pas l’utilité pour leurs enfants qui se débrouillaient seuls à faire des brasses, battant des pieds sous l’œil vigilant et inquiet de la mère.
La mer « tire », elle a besoin de proies. Nul dialogue n’est entretenu avec elle à l’instar de la rivière dont on aperçoit les rives, frontières sécurisantes, source de vie alimentée par les pluies dévalant la montagne. Elle assainit, enlève la crasse du linge roulé sur les pierres les jours de lessive, nettoie les maisons en cas de grève des robinets et même si elle inonde, la rancune sait se taire car l’eau a une mémoire, elle finit par occuper les lieux d’où on l’a chassé.
Le bain dans l’eau douce se prend en toute sérénité, le pied se pose sur les galets, le regard touche le fond, la main s’agrippe aux roches quand bien même le limon donnerait une impression de déséquilibre. Mais les bords sont là traçant des limites visibles : « Faudrait-il être imprudent pour s’y noyer ! »
Puis la rivière rend les corps, elle les traîne jusqu’à l’embouchure, veillant à ce que la dévoreuse salée ne s’en empare. Habitée par le lamantin, une « maman dlô » séductrice et amoureuse, différente de celle de la mer, elle est de connivence avec « Ti sapoti », lutin pleureur rencontré sur le bord des chemins qui demande où habitent père et mère ; pris dans les bras il devient géant briseur de vertèbres, batifole avec les enfants qu’il entraîne à sa suite au plus profond de la rivière. Le mythe de « Ti sapoti » contient une morale : ne pas se fier à l’inconnu, l’imprévisible.
La mer borde l’île, elle baigne chaque côte des communes à l’exception de Saint-Claude au pied du volcan. Si sa représentation est teintée de crainte, de méfiance, c’est que l’imaginaire de génération en génération n’a pu évacuer l’épopée de la traversée. Ces femmes, ces hommes capturés, embarqués vers une destination inconnue, captifs, humiliés, n’ayant pour horizon que cette immensité dont ils sentaient la menace, aucun échappatoire autre que la mort par noyade ou par mauvais traitements, ont détesté cette mer qui leur interdisait toute fuite.
Déjà dans le bateau négrier, puis sur l’île, elle cernait l’humain, l’enserre encore dans ses limites imposées et infranchissables. Elle a marqué du sceau de la peur les rêves d’évasion même nocturnes, imprimée la sensation d’isolement qui surgit au moment des cyclones : « Coupés du monde, qui viendra nous porter secours ? » La prégnance de l’enfermement s’aperçoit jusque dans les pathologies mentales où la phobie de l’avion oblige à rester sur place, à ne point voyager, forme d’emprisonnement où la contrainte vient certes de l’absence de paquebots reliant les ports de France et des Antilles.
La question du venir pour ne plus repartir reste tapie dans un coin de la mémoire collective. Qu’y à t-il derrière le lointain des vagues, comment franchir l’espace ? La mer lie l’homme à son destin d’îlien, où l’étroitesse de la région le pousse à parcourir à toute vitesse en voiture des kilomètres lui donnant l’illusion de routes infinies, spacieuses pouvant mener au bout du monde. Le continent autorise des passages de régions en départements, permet des déplacements sur la terre ferme, des allers et retours. Ici rien de semblable, si ce n’est que tourner en rond dans l’île retenu par les bras de la mer.
L’être surnaturel « Maman dlô » est là quelque part dans le fond, sirène au corps terminé d’une queue de poisson, elle demande au pêcheur un peigne pour coiffer sa longue chevelure. S’il n’optempère pas, elle l’entraîne et le noie. Elle surgit au Brésil sous le nom de « Yémanja », en France c’est la sirène, appelée « Mami Wata » en Afrique où on lui voue un culte et lui érige des temples. Sa cruauté n’a d’égale que sa beauté.
« Maman dlô » est une créature phallique dont la bisexualité est inscrite dans sa morphologie féminine et masculine à la fois. Que veut-elle ? La remise du phallos ( objet phallique) ce peigne qui était à l’origine en os, obligeant l‘homme à l’abdication de sa virilité : il assure sa sécurité au détriment de sa puissance sexuelle. Face à cette menace, force lui est d’établir un pacte dans le plus grand des paradoxes : une rencontre de la liberté et de l’aliénation. La séduction de cette créature est une pseudo séduction dans la mesure où elle n’a pas besoin de partager le plaisir qu’elle trouve dans sa constitution originale en signalant sa bisexualité. « Maman dlô » est le prototype de l’être ambigu qui met en péril le renouvellement des générations, c’est en cela qu’elle est la plus inquiétante.
A l’image de la mer est associée aussi « Man Coco » dont la visite de son antre ressemble à une descente aux enfers. La table où elle dîne la nuit avec Lucifer est rebattue par la vague déferlante, seule elle peut affronter le Diable si redouté, à condition de lui livrer des âmes. En période électorale, la volonté de devancer les adversaires dépasse toute couardise. La rencontre se fait dans son « Trou » pour un pacte avec le vilain par son intermédiaire. Le trou de « Mam Coco » est une légende récente très éloignée de la croyance en les êtres surnaturels comme « Maman dlô » qui font partie du panthéon magique.
Dans ses effets protecteurs, la mer avait la réputation d’annuler le mauvais sort, la déveine, l’acte de sorcellerie, en partant à l’étranger : « Socié pa ka jambé dlo ! » Cela ne signifie plus rien aujourd’hui vu le nombre d’antillais migrants qui accuse les maléfices d’avoir pour origine la volonté destructrice des îliens. Le foyer de la sorcellerie en grande partie demeure dans la caraïbe, même si le « Kô krasé » au moment des congés bonifiés s’abandonne aux mains de la frotteuse, réparatrice désignée des dommages subis lors de la période d’acclimatation.
L’utile réalité de cette mer franchit par des bateaux à la soute bourrée de containers dans lesquels tous les biens de consommation sont agglutinés, ceux relatifs à la survie du corps ( aliments, produits d’hygiène), ceux relatifs à l’agencement de l’habitat, ceux relatifs aux moyens de transport, ne s’évoque pas tant la considération de la dette est grande : «Elle nous doit bien cela ! » De plus en plus, l’approche festive tente une réconciliation avec la course des « yoles », la route du rhum, imprégnant l’imaginaire d’une dimension nouvelle de rêve de gloire, de compétition, de liberté.