Publié dans Le Progrès social n° 2510 du 30/04/2005
De temps en temps une affaire éclate au grand jour, parce que la justice saisie de la plainte d’une personne soignée en psychiatrie, accusant des soignants de maltraitance, d’abus sexuels, d’agression, met en examen, place en garde à vue ou mène des interrogatoires. L’enquête suit son cours, elle est obligatoire.
Qu’il s’agisse de mineurs ou d’adultes, de malades mentaux ou de « gens normaux », l’hospitalisation est exacerbée par la rencontre des imaginaires, la proximité des corps, les personnalités. Prendre soin de, se charger de, ramènent à une relation de maternage, de soumission de l’ordre de la régression infantilisante pour quelques-uns uns avec tout ce que ça véhicule comme fantasme d’agression pour d’autres, face au pouvoir du soignant. La dépendance s’enroule autour de la vie psychique. La gestion du corps et sa possible domination remémorée, décuplent les pulsions enfouies, pulsions de vie, pulsions de mort, les focalisant sur le bon ou le mauvais soignant (selon un point de vue unidirectionnel), passible d’accusation et très rarement recouvert d’éloges. Les services de chirurgie, de cancérologie où la douleur est optimale et durable sont pourvoyeuses de plaintes de mauvais soins, d’insatisfaction ; ceux de réanimation exhalent la reconnaissance et la gratification ; ceux de médecine sont entachés d’accusation d’agressions sexuelles tues ou avouées dans le cabinet du psychanalyste. Démêler et séparer le fantasme de la réalité passe par la compréhension de ce qui se joue d’abord au niveau du ressenti de la douleur qui se meut en souffrance (douleur morale), porteuse de haine envers ce corps dont on ne contrôle pas les sensations, à la merci d’un soulagement venant de l’extérieur, donnant lieu à un sentiment d’infériorité : on combat sans vaincre ; ensuite au niveau de la gratification du besoin de maternage et son comblement quand la douleur cède et qu’on revient à la vie ; enfin au niveau de la réparation de ce corps de déchéance pénétré par le désir d’autrui qui lui accorde une valeur érotique. Il est sublimé, transformé. Même mal en point, il séduit encore. La reviviscence imaginaire s’amorce. Dans tous les cas, les figures parentales s’immiscent dans ce temps d’hôpital.
En psychiatrie plus qu’ailleurs, l’hospitalisation abrite des refus de résider dans ces endroits où chacun estime qu’il n’a rien à y faire. La maladie mentale est pour les autres, pas pour soi, son acceptation est difficultueuse autant pour la famille que pour le malade. Le grand délirant qui libère des phrases sans queue ni tête, dans une errance insupportée est aujourd’hui une caricature. Le délire de plus en plus subtil n’est décrypté que par les professionnels qui savent qu’il contient toujours un noyau de désir. Le séjour à l’hôpital obligé par décision préfectorale, (HO) hospitalisation d’office, justifié par la dangerosité de la personne pour elle-même et pour autrui, celle demandée par un membre de la famille ou d’un tiers (HDT), ou acceptée part le malade, hospitalisation libre(HL), cantonnent les corps dans un espace limité, privés de sexualité et de sortie- même en hospitalisation libre, une personne en début de soins a nécessairement besoin de cette coupure avec le quotidien afin de gérer au mieux la crise paroxystique- avec comme présence les soignants synonymes de liberté, englués dans une bulle affective : ils sont bienveillants, à l’écoute, bons parents dont on tombe amoureux, chose révélée ou cachée, qui par l’indifférence professionnelle se meut en accusation. Un homme de 60 ans portant plainte contre une jeune infirmière de 23 ans ou d’une interne du même âge, l’accusant de viol au moment du repas de midi devant toute la salle à manger, fera sourire et ne donnera lieu à aucune enquête. Le délire est patent. La seule question formulée s’attachera à comprendre l’enkystement de la maladie et les motifs de sa divagation. Par contre qu’une jeune fille appétissante et séductrice accuse l’infirmier de nuit de viols réitérés ou d’attouchements sexuels, la chose paraît plausible et fera l’objet d’investigations policières ou d’un décryptage dans une réunion de service.
Les parents ne sont pas en reste d’accusations et de plaintes. Une maladie mal acceptée de surcroît, devrait par un coup de baguette magique disparaître totalement, pensent-ils. L’institution et les soignants sont suspects de toute façon d’incapacité à soigner, d’incapacité à garder quand la peur guide la problématique du retour à la maison, d’incapacité de toute manière à rassurer. Leur seule présence renvoie à cette honte de l’enfant malade mental. Pas de soignants, pas de maladie. Pourtant, il leur est souvent proposé une prise en charge psychologique de soutien, d’accompagnement, leur permettant de passer le temps de la difficulté, de la dévalorisation, du regard de l’autre. Alors quand une rencontre sexuelle réelle, voulue avec un autre patient est énoncée même comme une ébauche d’un lien amoureux, la famille porte plainte pour défaut de surveillance( quand bien même l’acte serait consommé lors d’une permission de sortie), pour voyeurisme (l’encouragement et le regard), pour absence de code de déontologie. IL y a non-reconnaissance du sujet désirant, mais les causes réelles des griefs sont dans un ailleurs, celui du ressentiment contre le mauvais tour qui leur est joué, contre Dieu, contre la sorcellerie, contre la déception d’un ratage de la naissance. La Société représentée par l’institution a une dette envers eux, elle leur doit quelque chose. Le procès enclenché est à double sortie : il demande réparation et souligne l’action protectrice comme une démonstration et une réassurance d’un amour indéfectible. A noter que la maladie mentale met en œuvre les notions d’émotion, d’idéal, de narcissisme, de rupture de lien.
L’accusation du malade porte sur trois éléments principaux : la nourriture, la maltraitance corporelle, la sexualité. Nourrir remplit une fonction d’accueil, d’échange mais aussi de gratitude. Se repaître, béatitude du plein, agrémente l’envie du renouvellement créant un attachement jouissif. Le fait d’introduire l’idée de privation de nourriture correspond à une mort programmée par inanition. La projection (accuser l’autre de ses propres pensées) est un mécanisme de défense qui en dit long sur la volonté d’une destruction du lien. La maltraitance corporelle et la sexualité, induisent des agressions de forçage du corps, d’entailles de l’intégrité psychique autorisant l’interprétation du rejet et du désir dans une chaîne sadique sous-tendue par des éléments masochistes qui dévoilent les blessures et les cassures internes. Quand surgit le couple d’agresseur désigné( une soignante et un soignant), la connexion avec le couple parental fantasmé est claire, accusé d’impuissance ou de perversion, il ne sort de l’imaginaire que pour punir une pensée prohibée ou dissimulée, faire en sorte qu’il soit condamné par la justice comme est condamnable la mauvaise pensée( celle du désir sexuel), celle surtout du désir oedipien du jeune adulte régressé au stade adolescent. Les lieux clos (centre de jour, atelier thérapeutique, cabinet de consultation) sont propices à ces soupçons de relations interdites. Aucun soignant n’est à l’abri d’accusations délirantes ou fantasmées. L’interpellation en justice exacerbe la conscience professionnelle mais n’altère en rien la continuité du savoir-faire. Toutefois la relation thérapeutique est faussée et ne peut être reprise dans ce champ non géré de l’agressivité envers les parents de substitution. Face à l’échec de la prise en charge, le passage du malade dans une autre institution est souhaitable. Soigner n’est pas aussi simple qu’il y paraît, car c’est sa personne tout entière qui s’engage dans une relation où l’autre le hisse à une place où s’entrelacent la mort et la vie.