Publié dans Le Progrès social n°2647 du 26/01/2008
Chaque société s’organise autour de valeurs indispensables à la vie en groupe. Les lois balisent ces normes, instituant un ordre valable pour tous. En marge de ces obligations se trouvent deux catégories de personnes :
- Les hors la loi qui choisissent de diriger leur existence comme bon leur semble par défi, refusant de rentrer dans un système jugé trop contraignant.
- Les paumés, qui ne sont pas atteints de troubles mentaux, mais sont cependant incapables d’utiliser les codes de leur environnement.
Les premiers arrivent à faire de leur quotidien un art de vivre qu’ils entretiennent, s’obligeant à une totale indépendance, jouissant d’une liberté sans égale. La trajectoire du clochard, d’une commune à l’autre, signale une volonté de ne point s’en tenir à une barrière géographique. Vagabond impénitent il parcourt les rues se nourrissant au gré de la générosité. Pas de frontières, hormis les limites de la mer. Pas de liens familiaux, non plus. La parentèle détourne la tête quand elle rencontre l’échec inacceptable d’un sujet qualifié d’orgueilleux marginal. Une expérience professionnelle décevante ou ruineuse doublée d’une crainte du recommencement, pense t-elle, l’alcool aussi, l’ont conduit à cet état déplorable d’errance. A moins que ce ne soit la sorcellerie des jaloux et des méchants.
Personne n’oserait croire qu’un choix délibéré, motivé par un ras le bol éprouvant puisse coucher à la belle étoile un homme dégoûté par les excès de la surconsommation, les règles du paraître. Fatigué des mensonges et de l’hypocrisie des humains, il a pris le parti d’un tête-à-tête avec la nature. Un face à face sans détours dans le miroir de sa vérité, un questionnement du sens de l’édification de l’être.
L’isolement, le silence sont parfois rompus par la décision de promener un corps parmi la foule, écoutant des propos sans consistance, inintéressants si ce n’est le ronron des voix testant une audition privée de mots issus des cordes vocales. Les longues haltes au bord des routes désertes, les ablutions dans l’eau des rivières, les bains de mer au coucher du soleil, ont déconstruit le sentiment d’appartenance.
Aucun visage connu, retenu par la mémoire, n’arrête le regard. La proximité des autres corps semble une menace, comme une atteinte à cette habitude solitaire dont le vent uniquement brise la peur du toucher. Ses caresses et celles de la pluie atténuent les brûlures du soleil. Admises dans ce contexte de marche continue, puisque la sédentarité correspond à une stagnation, les éléments climatiques ne recèlent aucune animosité. Ils font partie de l’habitat à ciel ouvert.
La ville offre beaucoup plus d’abri : les tables des marchés, les abris bus, les entrées des immeubles ; mais plus de danger aussi. Les bagarres pour s’emparer de quelques pièces données par des touristes au geste automatique, sont des raisons de fuir ces lieux d’agressivité. Des marginaux y ont délimité leur zone comme les putes leur parcelle de trottoir. Un no man’s land. Les petites communes sont alors préférables à la survie décente. Plus de tranquillité quand la saison cyclonique augmente la force du vent.
L’aménagement d’un toit précaire protège de l’humidité des nuits fraîches malgré la couverture de laine donnée par une association charismatique. La reconnaissance imprime des pensées contradictoires en contemplant les godillots et les chaussettes, les vêtements offerts par des gens qui acceptent les contraintes du système. L’intime conviction du refus social devrait légaliser une indépendance totale : se débrouiller sans l’aide d’autrui. A retourner le problème dans tous les sens : il semble impossible à résoudre. L’essai de déchargement des voiturettes des maraîchers sans négociation de paiement s’était soldé par une exploitation. Une fois finie la manutention, la malhonnêteté avait jeté entre les mains quelques euros équivalents à l’achat d’un pain et d’une boîte de sardines. Le système l’avait rejoint. Il y avait renoncé. Il ne mendiait pas ; se contentait de dons. Heureusement que la loi sur le vagabondage n’avait plus cours.
La seconde catégorie, celle des paumés, ne présente pas les mêmes caractéristiques. Célibataires ou en couple, ils ont édifié des logements faits de bric et de broc dans un site pas trop loin de la ville. Ils se sont sédentarisés. Les lampes à pétrole éclairent leurs courtes soirées. Ils possèdent quelques vêtements, pas grand-chose, des ustensiles ramassés dans les décharges et les encombrants de la ville déposés sur les trottoirs. Ils recyclent les déchets. Comment font-ils pour les transporter ? Tous sourient à la question. Des cuisinières, des placards, même une voiture en état de marche, mais sans essence, sont planqués dans la mangrove. Ils vivent là se nourrissant souvent de crabes, élevant un cochon, un cabri, les pieds dans l’eau. Les poules améliorent le quotidien. Ils ne constituent pas une communauté, les baraquements étant à distance respectable les uns des autres.
Les hommes sortent en ville, accomplissant quelques petits boulots au noir. Un élégant investit dans l’habit qu’il promène les soirs de fête populaire en plein air. La famille méconnaît la condition de ceux qui se rendent aux rites familiaux vêtus correctement ; leur originalité : ne pas avoir d’adresse. De toute façon ils n’espèrent pas recevoir de lettres, marques d’une civilisation délaissée.
Une femme raconte sa descente aux enfers. Elle avait un emploi de bonne à tout faire avec un nombre d’heures ne lui permettant pas de bénéficier d’une cotisation à la sécurité sociale. Un jour ici, un autre là. Fatiguée de trimer de la sorte, elle est restée dans la pièce qu’elle louait jusqu’à épuisement de ses francs. Rassembler la misère était inévitable : son ami dans une situation identique lui proposa la mangrove comme environnement journalier. Elle n’en sort jamais. Il ne lui est jamais venu à l’esprit de pousser la porte d’un service social et de se renseigner sur ses droits.
La détresse permanente et la crainte de tomber malade la minent en silence. Cachée par les enchevêtrements de végétal, l’assistance sociale aurait du mal à la trouver. Faisant partie des laissés pour compte, elle n’est pas recensée. La désocialisation non volontaire la met hors norme, sans papier d’identité, morte/vivante. Elle est devenue une inconnue dans son propre groupe d’appartenance. L’accomplissement des actes de la vie quotidienne se résume au maintien de l’hygiène corporelle et à la recherche de nourriture. Point n’est besoin d’aérer l’habitat, d’en faire le ménage, de repasser le linge. La seule présence est celle de l’ami dont la parole s’est raréfiée.
Les deux catégories présentent des dissemblances sur le plan du décours du destin. L’une imprime une distorsion à une trajectoire de vie lui donnant une courbe inattendue, l’autre subit les aléas du sort qui l’entraîne dans une impasse.
Cependant, le choix de la liberté s’assume en fonction des difficultés rencontrées. La décision de larguer toute amarre avec la société n’implique pas l’absence de paradoxe. L’homme nu, c’est-à-dire dépouillé des oripeaux sociaux a besoin de la solidarité de ses semblables pour survivre. Les révoltés et les paumés ont en commun le fait d’être exemptés des contraintes financières, économiques, sociales. En contrepartie, ils n’ont de compte à rendre à personne.
Mais ils sont taraudés par la même angoisse : celle de l’attaque du corps par la maladie. Cette réalité du manque de soins en cas de souffrance, souligne la fragilité d’une construction voulue ou non. Se pose la question du bénéfice du retrait, du refus, ou du glissement de l’existence, en faisant de la liberté une arme contre la routine contraignante des jours. A bien y regarder, la totale liberté est une illusion.