« Quoi toujours ce serait la guerre, la querelle,
Des manières de roi et des fronts prosternés »
Louis Aragon, Un jour, un jour
Les trois mots lancés lors de la présentation de la loi dite loi Taubira, ont retenti dans l’enceinte du Sénat, pénétrant des oreilles par effraction, dérogeant à la bienséance requise dans ce sanctuaire politique. Une hésitation à peine perçue dans le discours de la guyanaise à la verve inégalable, dont le projet de reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité, soulignait un sang-froid à toute épreuve, vérifié plus tard, quand les insultes fuseront, même dans la bouche d’une fillette. Indifférence, mépris silencieux, posture supérieure, ont servi d’escorte à la députée devenue garde des sceaux, quand elle a réussi un tour de force en faisant voter le mariage pour tous. Mais en ce jour où la convocation imaginaire des ancêtres africains avait saturé l’espace, la charge émotionnelle d’un de ses collègues a autorisé le jaillissement d’un « Nique ta mère » responsable d’une suspension de séance par le Président du Sénat. Niquer vient de forniquer, verbe péjoré par la religion, soulignant le versant transgressif de l’acte prohibé dans l’illégalité. Forniquer avec la mère, devient tabou incestuel suprême.
L’insulte à caractère sexuel lancée en direction d’une personne du genre masculin pourrait faire référence à l’œdipe de la mythologie dont l’oracle avait prédit qu’il tuerait son père, et épouserait sa mère. Sortant plus aisément et fréquemment de la bouche adolescente, elle est la caractéristique intériorisée du désir réfréné, contrôlé par une instance psychique le surmoi, organisateur de la morale et de la socialisation. Jetée à la face de l’autre, elle prend sens en soulignant l’incapacité de l’insulté à respecter ce qu’il doit avoir de plus sacré au monde, son absence de morale et de retenue avec en plus la possibilité de commettre un meurtre, celui du père. Les mots sont de véritables attaques capables de blesser, des actions destructrices dont on ne mesure pas la portée. La mère serait donc une pute qui accepterait en toute conscience que son fils prenne possession de son corps. Le Nique ta mère, peu usité par l’adulte ; adressé à une femme correspondrait à une volonté de la faire disparaître des regards, en réintégrant le corps maternel, s’y cachant dans une posture régressive, assimilée à une non-existence.
Le message est clair : cette loi débattue n’est pas digne d’un jugement d’adulte, seul un être en devenir, sans aucune maturité ou responsabilité s’autoriserait à porter à la reconnaissance de tous, l’esclavage comme crime contre l’humanité. Se profilait déjà la difficulté de la repentance, vérifiée quelques années plus tard, quand la demande de réparation fut déboutée par l’affirmation qu’une loi mémorielle, ne saurait prétendre à autre chose qu’a une manifestation commémorative.
Les injures à caractère sexuel sont dirigées contre la mère, parce qu’elles touchent au haut lieu de la sacralité. Sans défauts, ni péchés, mère courage, vaillance prouvée vis-à-vis de l’adversité, elle mérite respect et admiration. Dans les cours de récréation, quand une pierre devant chaque antagoniste représentant la mère, servait de défi, le plus hardi touchait ou crachait sur la mère symbolisée, déclenchant une bagarre, où la violence était attisée par le groupe spectateur. Voilà ma mère, voilà ta mère. Gestes et mots annonciateurs de conflit et de son dénouement, dans un corps à corps abrupt, démontraient que les coups portés procédaient à une socialisation des enfants. Défendre la bien-aimée, magnifier sa place et son rôle, ancraient une maman intouchable, pourvoyeuse de vie et responsable de la maisonnée.
Aux Antilles on ne touche pas à la mère, et le gros mot extrême est le dévoilement de sa nudité, son sexe. Counia maman’w, indiqué à l’arrivant qui ne maîtrise pas la langue, comme une parole de bienvenue, un bonjour d’une grande amabilité dans un pays où les salutations sont encore de mise, ne participe pas d’un jeu anodin. Rite d’initiation de la rencontre avec l’autre dans sa dimension agressive selon sa sensibilité, il s’arroge l’obligation d’une réponse, verbale ou physique, justifiée. Sexe dénudé et montré, la génitrice est ravalée au stade infâmant de la prostituée. Toutes les catégories d’âge balancent cette insulte, les enfants contre les enfants et contre les adultes s’ils sont sûrs de ne pas être sanctionnés, les adultes contre les adultes, jamais contre les enfants. Il y a dans l’emploi de l’injure une codification incomprise de l’étranger parce que souvent l’intensité de la parole ne se reflète pas sur les traits du visage. La distance ou l’absence ne prive en rien la profération qui ramène le destinataire au conscient comme si limites abolies, ce dernier en recevait la charge affective. C’est d’affects dont il s’agit comme dans le couple la belle-mère visée, rabaisse le partenaire du même coup, le ramenant à l’enfant né d’une femme de rue. Le sanctuaire ne supporte aucune salissure. A ce stade l’union est proche de la déliquescence.
La sphère professionnelle n’échappe pas à ce mot qui recèle des variations selon la personne ou la chose (la gêne occasionnée par un obstacle) à laquelle elle est destinée. L’ami ou le patron ne l’entendra pas de la même manière, n’en ressentira pas la même agressivité dans la tonalité de la voix. Proférer dans un espace social, la résonnance est différente. L’acuité, la rage contenue ou le désespoir de l’impasse d’une situation permettent une lecture, un décryptage du mot jugé vulgaire, violent, ou irrespectueux. Certes, aujourd’hui, le politiquement correct autorise un dépôt de plainte, donnant lieu parfois à un jugement selon les circonstances et les règles en vigueur dans le code de bonne conduite du milieu professionnel.
L’insulte à caractère sexuel touche aussi le masculin. L’accusation d’homosexuel demeure encore très outrageante dans la mesure où elle s’adresse surtout à l’homme, le cantonne à une impossibilité à satisfaire une femme et à prouver sa virilité en ayant des enfants. Stérilité et virilité étant associés dans l’imaginaire, le mépris touche la sphère de l’inutilité. Pas capable d’autorité ni de prise de décision, réduit à la représentation d’un être hybride et raté, il ne saurait faire partie d’une norme, englué dans une confusion de sexualité non acceptée.
Les insultes participent au retour du refoulé. Le matériau choisi pour son énoncé est du domaine de la sexualité infantile. Chez l’enfant les trois étapes de son développement affectif passent par une phase orale liée à l’organe de son alimentation, le sein, puis anale, où maîtrise du corps et acquisition de la propreté apparaissent, ensuite, la découverte de la génitalité. Le juron oral tu me fais vomir, an plin évèw, tout ce qui concerne l’alimentaire, est vite abandonné au profit du juron anal, l’inévitable merde. Surgissent aussi les mots liés à la sexualité génitale qui renvoient à la honte et à l’exclusion, ou à des postures sociales illégales ou marginalisées.
Rôle et fonction de l’insulte
Les mots portés contre l’autre dans une volonté de le spolier, de le blesser ont dans un temps second le désir de le faire réagir. L’insulteur attend une réaction qui montrerait qu’il a fait mouche, prêt à la riposte qui justifierait la bordée en attente, génératrice d’apaisement. Un seul ne suffit pas à déverser la rancœur, il en faut beaucoup d’autres, plus aiguisés, plus acérés, car l’insulteur n’est pas obligatoirement l’agresseur, il exhale une colère, par ce mode de réaction conventionnel de la culture. Les protagonistes sont dans un dialogue informel, un échange encore possible qui diffère le passage à l’acte, canalise l’agressivité, empêche l’empoignade. L’insulte sert de modérateur à la violence. Il est un rite d’affrontement social. Passage à l’acte modéré qui s’octroie une fonction secondaire : l’apaisement et le recours au calme de l’insulteur dont les mots sont devenus des choses, des coups virtuels qui vont atteindre l’inconscient de l’autre, à la manière d’un jeu de massacre sans projectiles réels, cibles touchées avec autant de virulence.
La colère déversée sauve de l’escalade de la violence : tant qu’il y a des mots, il n’y a pas d’actes agressifs. Voie de dégagement, canalisation de la rage, la mise à mort prononcée, semblable à la pensée magique, est un souhait de disparition de l’être physique, un déplacement de son corps dans l’espace commun, une mise à l’écart loin des regards : une existence niée, une négation de sa personne humaine. L’expression de la haine : de cette haine qui nous rassemble et qui nous différencie en même temps, haine parfois nécessaire à l’assise identitaire. Point de volonté d’assassinat réel, générant un affolement au point de demander une protection en se sentant en grand danger.
L’interprétation des mots d’une mère en direction de son enfant en est une bonne démonstration. Désarmée face aux turbulences inacceptables de sa progéniture, elle dit : « Si tu continues, je te mords le cou et je te suce le sang » Acte agressif de vampirisme, a clamé un thérapeute hors champ culturel. Ce que dit cette mère, dans sa construction imaginaire, c’est qu’elle dépossédera cet enfant qu’elle ne reconnaît pas comme sien, en lui retirant son sang qu’il n’est pas digne d’avoir en lui. Il lui fait honte, alors, elle le raye de la filiation maternelle, quitte à lui laisser sa part de filiation paternelle. Comprendre, expliciter, ne pas tomber dans les travers des analyses sauvages, proposer des voies de compréhension et surtout aider à désembourber les interactions conflictuelles, devraient être le rôle de l’expert. Par exemple, le crachat est un acte aux multiples facettes dont la signification varie au fil du temps et des situations. Chez l’enfant, il signe l’impuissance à affronter plus fort que lui, dans le sport, une volonté de marquer son territoire (notamment dans le football), l’adulte le fait gicler, exprimant son mépris de façon injurieuse. Il est rite de célébration et d’agrégation au Kenya, introduisant le nouveau-né dans le système de parenté.
Imaginer que l’on peut recouvrir d’excréments, maculer de selles, ceux qui ne rallient pas une cause, les souiller, par déception après avoir essayé de convaincre, les contraindre et les injurier, donnent un effet contraire : l’organisation de la résistance. Après la bataille de Chauvel, la bataille de Paris par l’assaut donné au convoi de la liberté contre les restrictions sanitaires, marque une triste période en ce temps de souffrances et de maladies. Pour un chef d’Etat, rien n’est plus inconvenant que d’insulter le peuple.
Fait à Saint-Claude le 12 février 2022