Les disparus

Disparaître c’est sortir de la communauté des vivants sans certitude d’une mort vérifiée. L’absence de corps n’autorise pas de sépulture, pas de lieu de repos où la parentèle pourrait se rendre, pas d’urne contenant des cendres donc pas de place assignable dans l’imaginaire. Où se trouve le disparu ? Il est hors la mort, dans un ailleurs inconnu entouré de mystère, mais aussi effacé du champ social. La culture le situe dans un entre-deux et s’il n’a pas franchi la ligne séparant le monde des morts de celui des vivants, il peut revenir.

La représentation du disparu emprunte deux trajectoires : celle du réel et celle de la croyance traditionnelle.

Les fondements du réel s’étayent sur les types de disparition de personnes de tous âges.

Les fugues de mineur désireux de se soustraire à l’autorité parentale, soutenues par une multiplicité de raisons telles les relations familiales difficultueuses, les escapades amoureuses, qui constituent une mise en danger. La durée de la fugue est corrélative aux besoins fondamentaux et varie de quelques semaines à un mois. C’est un phénomène récent, car la nuit antillaise d’antan était peuplée d’êtres surnaturels et s’aventurer la nuit au dehors n’était pas envisageable. La modernité a gommé peur et interdit.

Les disparitions inquiétantes de personnes dont ce comportement est inhabituel, atteintes de troubles de la mémoire ou d’handicap psychique et physique, à l’instar de celles qui nécessitent des traitements médicaux journaliers sans lesquels elles sont en danger de mort, des pêcheurs non rentrés au port, vont faire l’objet de recherche. Les enfants de moins de treize ans bénéficient d’un plan particulier d’alerte disparition ou d’enlèvement, rare en Guadeloupe combien même les conflits de couple mettent l’enfant au centre des règlements de compte.

Les causes rationnelles s’inscrivent dans :

  • Le besoin irrésistible de déplacement qualifié de vagabondage dont l’origine reste floue.
  • La dromomanie qui s’aperçoit de plus en plus chez les jeunes en butte au désespoir amoureux. Ils dérivent la nuit jusqu’au petit matin. Ce comportement peut passer inaperçu ; ils attendent l’extinction des feux pour commencer leur drive marqué par l’imprécision d’un lieu défini. Quelques indices orientent la recherche vers une histoire transgénérationnelle. La famille enferme dans l’oubli ce qui devient un secret dont le surgissement une génération plus tard oblige à remonter le temps.
  • La fugue dissociative de l’adolescent comme porte d’entrée dans la psychose.
  • La dépression de l’adulte.
  • Le comportement hystériforme testeur d’un besoin de reconnaissance.

La tendance populaire à affirmer que les disparitions sont beaucoup plus nombreuses qu’auparavant, subit l’influence de la loi des séries, qui récemment a mis l’accent sur une courte période, de plusieurs disparitions inquiétantes. Certes le vieillissement des personnes au vu de la durée de vie, occasionnera des pathologies dégénératives et des troubles de la mémoire. Cependant une prévention adaptée concernant l’habitat, la mise en place d’un dispositif de sécurité rompant l’isolement, limiteront l’errance et le non-retour.

Face à l’incompréhensible, la culture a construit ses propres causes dans un creuset tapissé de croyances maléfiques.

Le pacte avec le diable non respecté par l’environnement familial, soustrait une victime jeune à la vue des proches. Invisible, ou ombre aperçue folâtrant à travers champ, elle devient l’insaisissable d’une situation qui isole ses parents dans une suspicion inévitable.

La manipulation des forces occultes dont la puissance mal gérée mène à l’égarement et à la déportation des corps.

La jarre d’or gagé enrichissant le bénéficiaire en échange d’une âme innocente.

Le vol d’âmes par un sorcier à des fins de manipulations.

Le départ d’un secte satanique ou luciférienne. On ne rompt pas un contrat sectaire sans conséquences pour son âme.

La mauvaise rencontre avec le malin déguisé en homme qui offre des ti goyave à déguster à la victime : l’unique cause due au hasard.

La culture désigne un coupable :la parentèle avide de gloire de pouvoir et de richesse. Quand l’ailleurs restitue la victime, sa narration conforte la thèse du maléfique. Une jeune fille disparue depuis trois jours retrouvée enserrée dans des buissons épineux, pas loin de chez elle, l’air hagard raconte qu’une force incontrôlable la poussait de plus en plus loin jusqu’à la perte de connaissance. Téléguidée, elle a marché seule dans un monde inconnu, transie de froid et de peur. Le téléguidage corrobore la thèse de l’impulsion et de l’automatisme trouvé dans l’investigation psychologique.

 

Les affres de l’attente.

Porté disparu. La complexité d’une telle situation modifie les repères habituels de la vie et de la mort. L’absence de corps autorise à penser que la vie continue dans un ailleurs, on ne sait où, que relaie l’idée d’une mort probable nimbée d’un secret, bouche close sur un évènement dissimulé. Le disparu sait ce que l’entourage ignore : déjà s’élabore l’idée d’un intervenant extérieur, complice ou agresseur, d’un fait qui échappe. La non-certitude de vie et de mort n’existe qu’au niveau de l’imaginaire car la réalité de l’état-civil ne tient compte que du décès déclaré. Tout disparu est présumé vivant. Entre-deux angoissant, présence/absence, doute permanent, constat du vide d’une place sociale, trop-plein intrusif d’images et de mots remémorés.

La disparition donne lieu à des étapes psychologiques croissantes quel que soit le niveau socio culturel de l’entourage. Seuls l’âge du disparu et les circonstances de l’évènement introduisent quelques variantes dans la gestion du deuil : par exemple les femmes de marins se préparent à cette éventualité, elles savent que la mer a besoin de proies. La localisation, lieu sûr, pouvant accueillir fleurs et regards adoucissent la peine. S’asseoir face à l’immensité salée et dire ses préoccupations, toucher l’eau des vagues, c’est communiquer avec un cadavre enseveli dans un tombeau d’algues et de coraux. L’imagination est en ébullition.

La première étape, celle du grand retard, provoque la surprise. Au fil des heures, afin que nulle panique ne s’installe, la farce s’impose comme une possible attitude ludique d’un être décidé à attirer l’attention sur lui pour une raison quelconque. Le passage en revue des mots à balancer sur l’arrivant à venir est à la hauteur de l’inquiétude grandissant : il va bientôt rentrer. La venue de la nuit pourvoyeuse d’angoisse justifie le début des recherches (sauf pour un mari au cœur voyageur), et la pointe du jour augmentée de fatigue amène la réalité de l’absence. « Il a du arriver quelque chose. » Les pensées se chevauchent dans une grande confusion. L’attente mêlée d’espoir commence.

La deuxième étape, au bout du quatrième jour, assène la certitude de la disparition. Le chagrin submerge. « Mais il est où ? » Le grotesque remplace la farce. Ce respect dû au parent : bafoué ! Cet amour inaltéré pour l’épouse : oublié ! Cela commence à se savoir. La rancune emboîte le pas à la souffrance. La première claudique : « S’il revenait ici et maintenant, le retour serait pardonné », pas la seconde qui s’empare d’un territoire de plus en plus grand, semaines après semaines. Et ce quotidien à assumer ! Le jour, le faire semblant gère l’automatisme des gestes mais la nuit oh la nuit ! Aux aguets du moindre bruit de pas, de loquet de porte tourné, l’effet somnambule plante les pieds dans la chambre de l’enfant, à quel moment le couloir a été traversé ? Scruter son corps deviné dans le lit, l’halluciner. Il aurait pu rentrer pendant une minute d’assoupissement. Attente exacerbée, espérance grignotée, silence les sanglots.

Dans la majorité des cas, les fugues, le disparu est retrouvé dans le mois qui suit.

La troisième étape correspond à l’échec de la négociation psychique. Le disparu devient persécuteur. Il surgit dans les rêves nocturnes, et quand sa voix hèle le prénom aimé on le cherche dans la foule, sûr d’avoir aperçu son ombre incertaine qui fuit. La rancune accumulée gonfle à force de lui en vouloir de cette attente interminable qui ronge : rien n’est comme avant. A ce stade de la persécution, la crainte du retour met en état d’alerte. Et s’il était parti dans le royaume des morts, revenant sans mémoire incapable de fournir une explication ? un zombi, un « esprit. » Une peur sourde s’installe. Et s’il venait chercher l’autre ? La crainte habite les moindres recoins : peur de sa mort, peur de son retour de ces lieux suspects d’où l’on ne sort pas indemne, qui à l’analyse révèle l’impossible reviviscence d’un corps coincé entre une incapacité à croire et une incapacité à ne pas croire à son départ. Le départ n’est pas un voyage, puisque voyager c’est partir et revenir.

Désir et crainte mêlés, deuil impossible à faire, difficulté d’une reprise des liens, la douleur est lancinante. Des pensées obsédantes se bousculent, pourquoi ? comment ? la recherche des derniers mots, un signe, un indice : le temps s’ajoute au temps. Les sentiments contradictoires tournent l’agressivité vers les investigations et les recherches policières qualifiées insuffisantes, trop tôt abandonnées. C’est soi-même qui est abandonné, délaissé, seul face à l’incertitude. « S’il m’aimait il ne serait pas parti. » Le traumatisme infantile bien enfoui depuis toujours refait surface ; la désunion parentale, le déménagement de l’ami-frère. Le disparu est accusé de trahison il est de mèche avec quelqu’un d’autre, il se doute du poids de la peine infinie, destructrice, faite à celui qui l’attend. Il est pris dans les entrelacs d’une ambivalence sans cesse renouvelée.

Les ruminations mentales ramènent la recherche aux mots dits la veille, l’avant-veille, leur donnant sens. L’isolement social ajoute à la détresse psychologique. Les regards, ceux des autres, dans lesquels se lit la suspicion : un commerce avec le diable peut-être, un assassinat dissimulé, une malédiction divine ou aggravée(giyon), transpercent l’âme, semant le doute sur une vie d’honnêteté, instillent la honte : celle de se montrer en public, celle d’entendre les questions même non formulées, celle de se sentir handicapé comme amputé d’un membre. Honte et culpabilité. N’avoir pas su, n’avoir pas pu retenir, pas pu deviner qu’un danger rôdait. Coupable d’indifférence, de non-protection, de non-amour. A traîner à vie ce boulet dans la poitrine dans un non dit, jusqu’au jour où le corps convient du tribut à payer à la souffrance psychique. Il s’affaiblit comme s’affaiblit l’espoir de revoir le visage aimé. En contre partie, l’être tout entier est idéalisé.

Les conséquences psychologiques suite à une disparition tels le stress, la dépression, doivent être traitées par une prise en charge psychothérapique. Elles se manifestent par :

Une grande émotivité

Une agressivité mal intégrée, se déclenchant à la moindre contrariété

Un état d’alerte permanent (sursauts fréquents)

De l’impatience

Une phobie sociale (impression d’être regardé dans la rue)

De l’insomnie

Des pleurs immotivés

Une sensation de « kô krasé » (corps roué de coups)

Une grande nostalgie.

 

La difficulté de refaire sa vie pour le conjoint, la déification de l’enfant par le parent, prouvent que le pourquoi plus que le comment s’enracine dans le domaine de l’intolérable. Reste en tout cas à gérer au mieux la perte et le manque.

Le retour reste problématique tant que des rituels de purification, ne viennent réintroduire le disparu dans le groupe des vivants. Sorti des limbes du mystère, la méfiance et la crainte générées par sa réapparition, posent la question de sa complicité avec le diable. Revient-il pour s’emparer d’une âme et la donner à la place de la sienne ? Revient-il pour semer le désordre et la zizanie ? Quel est le prix à payer pour sa reviviscence ?

Les pèlerinages, les bains de purification, les neuvaines, les protections à l’intérieur des vêtements (gad cô), participent à la réhumanisation de l’être. Il est pris en charge, reconnu affectivement, remis à une place empreinte de considération qu’il n’avait pas auparavant. Désormais il existe aux yeux de tous.

La disparition reste une épreuve bouleversante à cause de l’atmosphère mystérieuse qui la nimbe. La rationalité qui selon le degré de culture s’impose dans les mots, ne gomme pas complétement une cosmogonie en filigrane, perturbante, qui hante l’imaginaire. Disparu, égaré et revenu, corps mort retrouvé, ils ont pénétré cet entre-deux d’un temps cosmique dont personne ne sait rien, qui les a capturés, les auréolant définitivement d’un halo de surnaturel. Pas un seul n’a raconté le voyage vers l’au-delà à l’instar de personnes dont la lumière du tunnel et l’état de bien-être physique se sont gravés dans leurs souvenirs, expériences de mort et de résurrection, Pas un seul n’a évoqué une rencontre vécue dans l’effroi. L’île conserve les recettes anciennes d’actes conjuratoires pour faire face à la désolation d’absence de sépulture, véritables tissages collectifs écartant la culpabilité tout en favorisant le surgissement du travail de deuil.

Fait à Saint-Claude le 24 mai 2023

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