Le bain démaré

Publié dans Le Progrès social n° 2494 du 05/01/2004 

La nuit de la Saint Sylvestre, le 31 décembre, l’embouchure cet espace symbolique, enlacement de l’eau de rivière et de l’immensité salée, accueille femmes et hommes venus se démaré, c’est-à-dire se débarrasser de leurs entraves imaginaires qui empêchent la réalisation de leurs désirs. La pluie quelquefois complice, constituant la troisième composante de l’élément liquide pourvoyeur d’énergie, de purification de désenvoûtement, tombant en gouttes fines, de préférence à minuit sur les corps immergés, augmente le pouvoir signifiant du bain. C’est dire que l’eau de pluie, l’eau de rivière, l’eau de mer participent aux rites de préservation de la santé. Leur efficacité thérapeutique réside en une subtile relation avec le groupe d’appartenance : nécessité d’avoir une existence propre et une existence collective.

L’articulation entre individuel et social, social et sacré, traduit la perception irrationnelle de tout mal être, de la maladie, de la malchance où les échecs sont vécus comme interaction avec les invisibles. De la naissance à la mort, l’humain soucieux de son mieux être physique et psychique accomplit des rites dans un but de protection contre les malfaisants, les jaloux, le mauvais sort. Les croyances s’originent autour du mal subi, celui qui vient d’autrui, mal exogène autorisant la mise en accusation de l’Autre, le contraire du mal commis. Par le biais de la sorcellerie, phénomène explicatif du desêtre, l’individu endosse le statut de victime. Ce qui lui arrive de mauvais ne vient que de la méchanceté de l’entourage : les conflits professionnels, les déboires amoureux, les échecs aux examens, les maladies sans guérison médicale nécessitant une prise en charge magique, la mort accidentelle. Cependant le phénomène de hantise des maisons avec les esprits frappeurs et infernaux, la délégation allant de un à sept morts levés de leurs tombes, ne trouveront aucun répit dans la pratique du bain démaré. Hormis les séances chez le gadé zafé où une ordonnance magique appelée le travail impose diverses conduites rituelles de l’église au cimetière en passant par les carrefours ( trois ou quatre chemins), l’ingestion de breuvage après les prières du matin et du soir face au levant, les parfumages de l’intérieur de la maison, les bains viennent compléter l’éventail des pratiques traditionnelles. Ces rites d’eau s’insèrent dans l’univers de sens, comme les rites de passage, véritables renforcements sécuritaires contre l’anxiété. Ils ont lieu à différentes étapes de la vie, prescrits par le tradipraticien ou par une connaissance empirique. Ils remplissent une double fonction : réassurance de celui qui les subit, apaisement de celui qui les commandite. Ils commencent dès le plus jeune âge.

  • Le bain de serein, rosée purificatrice du petit matin, quelques jours après la naissance, prévient les maladies naturelles et surnaturelles, les accidents, le mauvais sort : les malfaisants et les jaloux n’auront pas gain de cause. La mère place la vie de son enfant sous protection divine. Pour une totale réussite, elle ne doit parler à personne durant l’accomplissement du rite ; elle le tient de sa mère qui le tenait de sa grand-mère. Elle frictionne le nourrisson avec du bay-rhum de retour à la maison pour le réchauffer, le nourrit. Il s’endort aussitôt.
  • Le bain de feuillage renforce la fermeture du corps ; rite de préservation de la santé autant que facteur de chance et de réussite, il se prend à tout âge avant le franchissement d’un obstacle, examen, départ à l’étranger, recherche d’emploi. La fleur de tournesol comme marque accrue de chance, figurant l’éblouissant soleil, s’écrase dans la baignoire rejoignant les parfums aux effluves charmeurs synonymes de bon accueil en toute circonstance.
  • Le bain de délivrance écarte le malheur, la deveine, le contact avec les invisibles qui à défaut de manger l’âme la tourmente en prise à la souillure pris dans son sens original d’implantation de désordre.

La mer donne une dimension significative aux rites de purification. Elle lave des influences négatives. En général la présence du gadé zafé est indispensable, il accomplit la fermeture du corps. La technique stipule deux bains, toujours au lever du soleil. Le premier face à l’horizon, le corps à moitié immergé, le consultant récite une prière à voix basse. Une fois la prière récitée, la tête doit s’enfoncer à trois reprises sous l’eau. Le second comprend des feuillages avec lesquels on se frotte en accomplissant le même rituel d’entrée. Ils sont éparpillés au moment de la dernière plongée, livrés à la mer. Sorti de l’eau, le consultant ne doit plus regarder en arrière.

  • Le bain démaré porte témoignage de l’engagement cosmique de l’humain, de ces choses cachées depuis la création du monde, lutte entre les forces du bien et les forces du mal. Dans la journée, les soirs de pleine lune, pris le 31 décembre à l’embouchure, il oblige à laisser derrière soi les éléments néfastes afin de pénétrer l’année nouvelle dans de meilleures dispositions.

L’embouchure et la mer sont des lieux magiques autant que le pas de porte, l’église, le cimetière, les carrefours, la chapelle. Ils ne sont pas hantés par les morts, mais ils reçoivent leur part de malignité. Pour éloigner un rival gênant, son effigie sera jetée à la mer avec sa dose d’incantations préliminaires. Pour séparer des époux, il suffira de mettre les voults dos à dos. Les vagues contrariantes les ramènent parfois au rivage. Le sable de mer, les galets, trouvent leur place dans les recoins des habitations, quelquefois devant la porte. Ils éloignent les esprits ou les occupent à des comptes interminables, accordant ainsi un répit à l’envoûté.

Il ne peut avoir éclosion du magique séparée de la croyance religieuse. La religion chrétienne manichéenne établit une ligne de démarcation entre le bien et le mal, le ciel et l’enfer, Dieu et Satan. Le diable trouve une légitimation d’autant plus grande dans l’imaginaire collectif, que toute culture est confrontée au problème du mal et de son origine. La justice divine accrédite entre autre la malédiction porteuse de l’idée de punition, de sanction où intervient la main divine, châtiment du mauvais, troublant l’ordre communautaire ou à l’héritier du coupable si celui-ci n’a pas eu le temps de subir sa peine : le mal ineffaçable. Entre l’homme et le divin s’instaure une intelligence particulière assortie d’une collaboration fructueuse ; Dieu est l’instrument de régulation indispensable aux institutions. Il renforce la croyance en l’impulsion mauvaise de la nature humaine. L’impuissance et l’accusation atteignent un seuil maximum dès lors que l’action humaine maléfique est valorisée. A l’abri de tels exutoires, les conflits viennent du dehors, la victime dans une certaine mesure en est dépendante. En revanche elle tire des règles qui la conditionnent, qui s’imposent à la place de d’autres règles, moins confortables, celles d’une crise intense, de son poids.

Le magico-religieux expulse avec une incroyable minutie le principe de la culpabilité intériorisée en déviant systématiquement l’origine de la faute. La méfiance quasi obsessionnelle déclenche une ritualisation qui  essaie de mettre fin au doute que l’on a des autres et qui, en réalité, est un soupçon à l’égard de soi-même ; la crainte d’une faute d’autant plus angoissante qu’elle est insaisissable, légitime une philosophie de l’innocence.

L’individu est un réseau de valeurs et se situe par rapport à des symboles et à des facteurs culturels. L’homme a toujours cherché dans le divin et le magique des explications aux aléas de l’existence. Les rites d’eau créent des repères, ils donnent sens là où il y a des manques.

 

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