Les excès de la filiation entre amour et agression, le toucher, l’inceste

Le toucher est indispensable à la vie, volontaire ou involontaire, obligation est faite à chacun tout le temps de poser son corps sur le corps de l’autre (se serrer la main, se frôler, s’appuyer sur) dans toutes les sociétés.

De la première à la dernière caresse, tout au long de la vie, l’humain est confronté au rapport de proximité et de distance de la présence de l’autre, ne serait-ce que par le regard, puisqu’il y a empiètement entre voir et toucher, le regard étant déjà palpation des choses. Voir un objet est toujours anticiper le mouvement à faire pour le toucher.

Le toucher est une relation au corps qui recèle une dualité incontournable de pulsions opposées, vie et mort : la vie comme puissance et intensité de l’énergie libidinale et la mort comme première source de souffrance. Destiné à la déchéance et à la dissolution, ne pouvant même plus se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse, le corps devient organe du possible et empreinte de l’inévitable.

Même si chacun a un pacte secret qui l’unit à son corps (fantasme de la première enfance, conflits affectifs tissés par l’histoire de vie) la corporéité subit l’impact sociologique et idéologique de la société. La civilisation et son évolution ont, du renoncement à la satisfaction des pulsions, abordé les rives de la glorification du corps érotique créant des écarts entre les aînés et les plus jeunes.

Le toucher s’inscrit sur des registres variés, de la légèreté à l’agression car le corps est vécu simultanément avec celui d’autrui à travers l’émotion qu’il exprime et qu’il suscite. La société y imprime ses interdits, limites à ne pas franchir, en fonction de la constitution de son histoire.

Toucher avec le pied ici est synonyme de rejet alors que l’érotisme le place. au somme t de la sensation forte ailleurs. Les attouchements sexuels sur les enfants ne sont pas au même niveau de tolérance partout. Les réactions du corps touché sont enfin tributaires de la différence constitutive du plaisir régie par la philosophie religieuse.

DE LA SEDUCTION PREMIERE

La première rencontre, le nourrisson sur le corps de la mère à peine sorti de l’utérus dans un partage d’émotion, ventre contre ventre, interroge l’évènement de la procréation. Le contact avec le sein ou le biberon dans sa fonction de nourrissage sera déterminant pour sa constitution psychique, gratifiant ou frustrant, il orientera le devenir de l’agressivité où la présence corporelle de l’autre est déterminante, soit dans un rapport intimiste, soit dans un contexte où le groupe participe à l’échange qui est fondamentalement basé sur donner et recevoir; de ce partage d’émotions est exclu le toucher solitaire comme face à face avec soi, mais dans un fantasme à l’autre.

Les soins de puériculture signent une ligne de partage entre les sexes. La mère s’attarde sur le corps du garçon préoccupée par la prévention du phimosis, alors que la fille n’a droit qu’à une toilette rapide et délicate eu égard à son anatomie. Déjà s’élabore une fonction du corps compris entre le désir et l’expression du désir qui ouvre sur la présence corporelle d’autrui. Elle est habituelle cette séduction précoce doublée de la sexualisation involontaire du corps de l’enfant soumis aux soins maternels.

De plus, le jeu d’excitation de l’ensemble du corps, surtout la peau, jeu de caresses stimulantes, suçotements, lècheries, bisous craquants, sont le prototype des sensations de plaisir. Cette satisfaction va être remémorée et laisse une trace inscrite comme une attente ou un appel du retour d’une satisfaction identique. La disparition des sensations fait que chaque enfant vit son corps différemment selon la singularité de ses expériences personnelles de satisfaction ou de frustration.

Les soins de puériculture sont des moments d’excitation du corps du bébé par la mère et sa manière de toucher, de bercer de sucer, les silences, les gestes lents ou rapides établissent une correspondance entre la transmission et le reçu.

On ne donne que ce qu’on a reçu. Elle fait don à l’enfant des sentiments issus de sa propre vie sexuelle. Si elle se rendait compte de l’impact de ces premières sensations sur le corps de son bébé, elle en serait ébahie, mais elle l’ignore totalement. De cette séduction va naître l’excitation génitale féminine et la capacité à jouir du garçon de manière satisfaisante.

Le toucher va réveiller des sentiments dont le corps a gardé le souvenir ; cela peut-être une expérience gratifiante qui renvoie à la sexualité. La pulsion sexuelle a une force considérable capable de drainer toute l’énergie psychique dont la structuration est en relation avec les objets parentaux.

Du trop plein de séduction

La séduction première est une séduction par la mère. Ses bons soins et les soins du corps du nourrisson vont mettre en place les germes de son développement psychosexuel. Cette séduction maternelle est un passage obligé sur une capacité à accepter l’absence, à attendre son retour, à construire une vie fantasmatique.

Cette première relation est une relation incestueuse fondamentale et constructive si elle établit une distance suffisante servant de pare-excitation. Elle peut tout aussi inversement s’avérer destructrice dans le dévoiement en cas d’excès de tendresse parentale. L’enfant dans une situation paroxystique est entraîné dans un débordement traumatique qui érige des agir pathologiques.

La sexualité infantile se pervertit dans des plaisirs multiformes, les zones érogènes et les fonctions corporelles sont saturées de trop plein. Le refoulement n’a d’autres choix que de se mettre en attente, incapable de s’organiser dans ce déferlement de sensations, générant des organisations complexes. L’objet externe s’introjecte, il devient objet interne qui procède au tissage de la vie fantasmatique .

Cependant la mère est un objet d’amour qui se refuse ; et tout qui se dérobe attise le désir. Ce retrait de la mère, la non satisfaction totale de l’enfant, l’entrée en scène du père, assoient l’émergence du complexe d’Œdipe dans le surgissement de la triangulation. L’irruption du père fixe la limite et la LOI, il est ce tiers séparateur qui joue les troubles fêtes dans une fusion/confusion en énonçant par sa présence l’interdit de l’inceste.

Mais si l’interdit de l’inceste pèse sur les deux sexes, c’est bien parce que tout être humain est confronté aux angoisses inhérentes et à un complexe d’Oedipe conflictuel dont l’issue est la constitution d’un surmoi à la fois interdicteur et protecteur. L’Œdipe est complexe parce qu’il ne s’agit pas du simple désir pour l’objet d’amour premier mais bien de désirs croisés et contradictoire pour deux objets d’amour, des objets d’amour différenciés qui ont pour matériaux un mélange inextricable d’amour et de haine, de désirs conflictuels que l’interdit de l’inceste régule au travers du filtre du fantasme de castration.

La constitution du surmoi, cette instance qui critique en même temps qu’elle protège, héritière donc du complexe d’Oedipe, dépend de son déclin et de sa résolution partielle, lors de l’amorce du renoncement aux désirs amoureux et hostiles dont il se repaît. Le surmoi est pétri des interdits parentaux progressivement intériorisés.

Le bébé découvre alors qu’il n’est pas l’unique objet d’amour de sa mère. Son identification à celui qui possède la mère absente, lui permet de combler le vide de ce qui n’a pas été vu. Ainsi s’édifie le fantasme de la scène primitive qui est une représentation de ce qu’il n’a jamais vu ; la mère et le père absents, lui-même regardant et croyant maîtriser une situation en étant l’un et l’autre personnage.

Face au désir œdipien de coït, il éprouve l’angoisse de castration. Le fantasme de castration répond aux énigmes de la différence des sexes, (pourquoi est-il si différent de moi ?), il permet la mise en latence des désirs conflictuels par trop perturbateurs. Le fantasme de séduction répond au questionnement sur l’origine du désir et cherche toujours à attribuer à l’autre la responsabilité de désirs encombrants.

La démarche pour l’individu à travers l’intégration de la LOI et les renoncements nécessités par cette soumission, consiste à accepter la distance instaurée, à refouler les plaisirs ressentis, à rester nostalgique des satisfactions essentielles, donc à reconnaître complètement la fonction castratrice de cette loi qui lui est donnée. Celle-ci aide ainsi à assumer l’ambivalence par rapport au désir et rechercher des satisfactions qui le dégageront de l’emprise du narcissisme en ouvrant sur la distance symbolique de la communication verbale, sur le refus de la fusion et sur la différence avec l’Autre.

Or, l’éprouvé traumatique d’expériences réellement vécues vient abraser la possibilité même de fonctionnement voire la constitution de fantasmes originaires. Fantasme de s’éduction certes, mais comment y trouver une valeur défensive quand il y a eu séduction dans le champ du réel ? Fantasme de scène primitive, mais que reste- il quand l’enfant ou l’adolescent est réellement mis à la place de l’autre dans une scène qui n’a plus rien de fantasmatique. La clinique de l’inceste porte la réflexion sur la destructivité qui est à l’œuvre là et les réponses individuelles à un traumatisme indéniable.

L’excès de séduction va donner lieu à une angoisse de séparation avec le fantasme du retour dans le ventre de la mère, qui est un substitut du coït. Ce fantasme de coït peut aussi advenir chez la mère. Par exemple une femme dont l’écographie avait révélé le sexe de l’enfant à venir, a été taraudé par la culpabilité. Ce sexe de garçon qui croissait en elle lui était insupportable au tout début. Elle avait donné naissance à sa fille sans être sous le coup de l’émoi. Ainsi le désir d’union avec le premier objet d’amour génère une angoisse incestueuse primordiale, celle de la non séparation : détresse infantile primaire ; effroi du nourrisson submergé par des excitations tant internes qu’externes.

Si tout traumatisme consiste en une effraction des défenses et ne peut être dissocié de l’évènement extérieur qui en a été le déclencheur, il n’en est pas moins un traumatisme psychique. Mais l’impact de l’évènement extérieur sera différent selon le moment ou l’âge auquel il se produit, selon l’organisation psychique qui le reçoit.

L’agir incestueux

La confusion fantasmatique se trouve au cœur de la problématique incestueuse. Le déni de la différence des sexes et des générations démontre que les imagos parentales sont mal différenciées. L’inceste oblitère dans l’inversion des rôles la catégorie enfant et la catégorie parent. L’agir se fonde sur une envie destructrice d’une. image maternelle toute puissante.

Chez le pervers incestueux ; il s’agit de nier son état infantile en l’inversant à travers des agir traduisant un fantasme d’omnipotence qui réduit les représentants parentaux à l’impuissance infantile. Le besoin de toute puissance est mis à la place de l’angoisse de mort. Cette personnalité montre une immaturité affective et psychosexuelle apparente ou masquée, avec des failles plus ou moins importants dans l’intégration des rôles parentaux et dans l’intériorisation des interdits dans la circulation des fantasmes.

La prééminence de l’image maternelle ancre le sujet dans une relation trouble, posée comme modèle archétypique des relations, le risque étant celui d’un engourdissement ou d’un rapport de force où dominent l’agressivité et la résistance. Le père occupe peu l’espace psychique comme tiers interdicteur soutenant la fantasmatisation, ce lien entre la pulsion désirante et l’interdit à intégrer.

Le rapport à l’Autre se cantonne à un objet partiel réduit à sa dimension sexuelle, attractif et répulsif à la fois. Ces hommes donnent à voir une identité sexuelle ambigüe masquée par une mise en avant, une proclamation de virilité mais difficilement assumée.

Sous l’apparence d’un excès de désir sexuel viril, peuvent être mis en tension des identifications féminines abhorrées, des vœux homosexuels inconscients et combattus. Le père incestueux tente d’incorporer la toute neuve féminité de sa fille, féminité infantile moins redoutable que celles d’imagos féminines archaïques redoutables.

La relation sexuelle est une activité auto érotique ; l’autre n’étant pas différencié de soi, dans un registre sexuel prégénital, un sexuel infantile non intégré et non intégrable. Il se pose comme enfant de la femme/mère et égal de son propre enfant. L’enfant vient en pendant à son narcissisme ; un narcissisme mortifère qui recouvre la dimension sexuelle : «  La démarche incestueuse ne consiste pas seulement en un échange corporel, elle correspond surtout au désir omnipotent d’occuper toutes les places à la fois d’être père et mère, fils/fille en même temps. ». Dans la mesure où il n’y a pas eu chez lui de fantasme de scène primitive organisatrice d’interdits, il ne laisse aucune place à la différenciation. Cet agir prouve une volonté de domination de maîtrise du vis-à-vis, et aussi d’annulation de l’autre qui tente en vain d’élaborer une récupération narcissique. Il est parfois conscient d’une incapacité à développer une aire de séduction qui pourrait susciter le désir de l’autre parce que l’expression d’un désir autre que le sien le renverrait à son angoisse de castration.

La représentation des images parentales est soumise soit à la réémergence d’une fantasmatique archaïque renvoyant à des images prégénitales dangereuses, soit à un sentiment de confusion entravant le processus de dégagement qui facilitent la structuration identitaire. Le pôle émotionnel perturbe le travail de refoulement. Ses préoccupations tendent vers deux directions :

-L’intégrité corporelle accompagnée d’idées morbides,

-Le désir d’anéantissement de retour au corps maternel en termes de lieu de sécurité.

L’enfant abusé comblerait le manque du personnage maternel qui ferait défaut. Il chercherait alors consolation et gratification auprès de lui, confondant les générations et les rôles, à l’identique de la séduction maternelle interdite. Il est englué dans l’engrenage de la pulsion de mort qui le pousse à retourner vers un état antérieur, inlassable réactivation d’évènements porteurs de désintégration et de morcellement. Cette imago maternelle terrifiante l’emporte dans un agir incestueux qui est une tentative désespérée à la fois d’un processus de destruction de cet enfant qu’il a été, une volonté d’éradiquer le père disqualifié et surtout une espérance de renouer avec une relation primaire satisfaisante.

 

Bibliographie

ANZIEU D. Le moi-peau, Dunod, 1985

DELANNOY J.D – FEYELEISEN P. L’inceste, PUF, 1992

FANTI S. Le désir d’inceste, Buchet-Chastel, 1993

LOPEZ G. Les violences sexuelles sur les enfants, PUF, 1997

PARAT H. L’inceste, PUF, 2004

PERRON-BORELLI. Les fantasmes, PUF, 2001

SIBONY D. Le féminin et la séduction, Grasset, 1986

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