Corps des filles, corps des garçons

Publié dans Le Progrès social 

Au stade le plus fondamental et le plus archaïque du façonnement de la personnalité, les pratiques de puériculture donnent une orientation décisive au comportement du jeune enfant. L’apprentissage d’un type de relation au début de sa vie, sertira ses rapports à autrui sur le modèle connu, adopté, intégré dans les moindres parcelles de son individualité. Il n’y a pas de corps sans conscience du corps. Le corps est pour chacun de nous l’intermédiaire obligatoire entre la personne et le monde.

La naissance d’une fille est somme toute banale ; celle du garçon reste encore prestigieuse, gratifiante pour les deux parents. L’acceptation par la mère du corps de son enfant, c’est-à-dire son sexe, détermine à long terme son adaptation corporelle dans un milieu vital ; car le corps est un système relationnel, il se construit en fonction de ce qui lui est donné. Les soins affectueux prodigués au garçon préludent à la souveraine place de l’homme adulte pour sa position future. La mère caresse plus volontiers et plus longuement le fils, s’attardant sur les zones dites érogènes, lors des bains ou des échanges. La direction anticipée de son destin passant par la caresse auditive (double babil), la caresse visuelle ( quête du regard), ébauche un monde plein, un monde à deux où le bébé fille occupe peu d’espace. A ce stade la mère résume le monde et le psychisme. La qualité de la présence maternelle est accrue auprès du petit garçon ; le corps est appréhendé dans sa disponibilité et son aisance pratique. Il faut voir avec quelle douceur les mains s’attardent à la prévention du phimosis, au nettoyage dans le moindre recoin du prépuce, au jeu jusqu’à l’érection qui prépare le garçon à la séduction. A l’âge des premiers pas, le sexe est laissé libre au regard de l’entourage ; il est d’autant plus visible qu’un vêtement protège le thorax vulnérable. Le garçon sait déjà se couler dans l’enthousiasme d’une virilité reconnue où sera aménagée la place qu’aux différents stades de sa croissance et de sa maturation, il occupera en tant que personne. C’est un enfant élevé très près du corps maternel, sevré tardivement, qui ne manifeste qu’une autonomie relative. Attaché de manière inconditionnelle à la maman, il possède une situation particulière et enviable. Avec la maturité sexuelle, il devient capable de procréer, de remplir la fonction sociale par excellence qui est d’assurer la continuité de l’espèce. Autour du corps sacralisé, danse la fantasmagorie de l’homme étalon : « Je lâche mon coq, attachez vos poulettes » dit la mère. L’absence évidente de rite d’initiation sexuelle ne fait que couronner l’autorisation maternelle, forme d’intronisation qui aide le jeune à s’intégrer dans la vie adulte. La permissivité sexuelle du garçon peut s’analyser sous deux angles. La figure maternelle renonce au dernier vestige de sa condition de première femme aimée : démarche inconsciente pour une rupture du cordon ombilical. Elle prend aussi une revanche sur ce qu’elle considère être ratage d’une vie : la relation à l’homme, au père, n’ayant procuré que déboires et vicissitudes. D’autres femmes subiront le même régime, imposé par un fils qu’elle aura fabriqué pour être aimé.
Le corps de la femme ne cesse jamais d’être menacé. Il est menacé de l’extérieur par la convoitise du mâle et la jalousie de l’autre femme ( en l’occurrence les mères), il est menacé de l’intérieur par l’angoisse sexuelle, l’appréhension de l’acte d’amour, la crainte de la grossesse. La fille se situe obscurément à partir de ses premières sensations organiques et à partir de stimulations extérieures primitives. Très tôt le corps féminin est saisi dans sa vulnérabilité, il est rapidement associé au sentiment de réceptivité et d’accueil par analogie symbolique avec son sexe organe ouvert. La pression socio culturelle ne cesse de lui inspirer une réserve, une timidité envers ce corps qu’elle connaît mal. C’est la mère qui lui apprend combien est gênante cette faille fragile et secrète de son anatomie qu’il faut protéger en commençant par la promptitude de la toilette du bébé fille. La fillette sait ne serait-ce que par la conspiration du silence, que ce corps est le siège d’un grand mystère. Il faut le cacher, le mettre à l’abri derrière une barrière d’étoffe. La sexualité lui apparaît comme une agression. La procréation mal définie reste une énigme qui passe par elle, qui passe par le ventre féminin. L’identification à la mère est liée aux attributs de la reproduction ; cependant le corps ne se raconte pas. Il se tait dans le non-dit de l’interdiction. L’aspect séducteur ne s’expose qu’à travers l’élégance des habits, par le truchement des parures de ce corps craintif qui sont les véritables armes de la séduction féminine. Un homme n’a pas besoin d’être beau au contraire de la fille qui est «  une denrée périssable qu’il faut vite caser. »

Alors que le garçon, le temps  de la puberté venu ne se préoccupe que de sa virilité, la fille dans une atmosphère d’inquiétude, rencontre les tabous et la notion d’impureté attachés au sang menstruel. La définition de sa féminité l’entoure d’un climat suspect : impure, souillée, maléfique. Le chodo, dessert délicat chargé de sensibilité «  tourne » à son approche : transformation due à la force maléfique dégagée du corps. Les menstrues qui ouvrent à la maternité représentent un poison pour le lait symbole de vie. Contradiction et confusion s’imbriquent pour lui signifier qu’elle porte en elle un danger inexplicable, inexpliqué. Déjà d’anciennes peuplades d’Afrique interdisaient la pêche dans tout cours d’eau qu’une femme en période menstruelle avait traversé à gué. A la notion de souillure succède rapidement l’impression de maladie non invalidante inductrice de souffrance. La suppression de fruits acides, l’interdiction de bains de mer et de rivière réactivent la sensation d’une période à haut risque cinq jours par mois. Sous peine de devenir « lade », la jeune fille devra se passer de ces petits plaisirs. Arrivant difficilement à se situer avec lucidité dans un état angoissant, elle s’accroche au bénéfice secondaire de la souffrance. Elle souffre de ce ventre, source de frustrations, qu’elle ne peut refuser mais qu’elle ne peut non plus accepter. Le phénomène des règles douloureuses signe l’ambivalence de la sexualité. La crainte du corps dangereux malgré soi, confine à l’aversion du sexe dont elle est l’héritière. Paradoxalement, la précocité de la vocation maternelle trouve une explication dans la litanie qui ancre dans la tête féminine la certitude de la disparition des douleurs avec l’avènement d’une première grossesse.

La fille est aussi liée par une connaissance obscure à la sorcellerie. Le sang menstruel est souvent utilisé dans les maléfices. Mis en adjonction dans les breuvages tels les filtres d’amour, il mène à la folie. Employé dans des décoctions nocives pour les empoisonnements, il tue.

Face à l’expression de la virilité du garçon à qui la société aménage un statut plénier, l’autre sexe donne tant bien que mal une apparence d’épanouissement. La revanche prise par les jeunes filles d’aujourd’hui – corps montré, avances et propositions sexuelles, liberté des amours plurielles – correspond à une dépossession totale de l’objet maternel. Elles expriment des besoins en rupture avec l’exigence d’une rigueur morale, se débarrassant des interdits jugés d’une époque révolue. La concurrence avec l’homme s’octroie la garantie d’une égalité à tous les niveaux. Cependant ces attitudes nouvelles ne gomment pas une culpabilité inconsciente qui altèrent les relations amoureuses. En prise au doute de soi elles châtrent les partenaires, les privant du pouvoir et de la jouissance de la procréation. L’avancée en âge rétablit souvent les valeurs maternelles récusées.

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