Le mot inusité est méconnu des jeunes générations. La conjuration, pour les plus âgés est mise en corrélation avec la religion sans qu’ils puissent en donner une exacte définition. Il est vrai que le conscient ne renvoie pas d’emblée ce que le symbolique secrète surtout quand il s’agit de construction magique. Les personnes cultivées ont du mal à avouer leurs croyances surnaturelles. Religion et magie pourtant, se situent toutes deux au niveau de l’imaginaire. L’une le sait, l’autre feint de l’ignorer. L’une est officialisée, reconnue, admise elle s’arcboute au réel, l’autre fait figure de proscrite de renégate, dans une volonté de séparation des deux mondes : celui du visible et de l’invisible, du connu et de l’inconnu.
La conjuration fait partie d’une segmentation rituelle. Formule magique pour chasser les démons mais aussi dévier de son but les influences maléfiques, elle a pour objet de juguler le mauvais sort, et pour fonction première, l’expulsion. Sa similarité fonctionnelle se retrouve dans l’exorcisme, qui est à distinguer toutefois de la représentation. L’un est un rituel religieux, l’autre un rituel magique.
La méthode procède par incantations, composantes orales d’un acte surnaturel. La prononciation des mots magiques va aider à transgresser les lois de la réalité. Les chants, les mélopées selon les ancrages culturels, les paroles, qui implorent ou exhortent de façon répétitive renforcent le pouvoir occulte d’autant plus que le choix de la nuit empreint de mystère les effets du rituel et de la prise en charge. La conjuration s’observe dans toutes les civilisations. Le chamanisme, les rituels africains, le vaudou ont conservé des invariants même si la gestuelle emprunte les contours de l’imaginaire collectif. Par exemple chez les descendants des indiens navajos, les chants et les danses ont des résonnances qui ne feraient pas sens en Guadeloupe, de même qu’au Mexique le souffle enfumé du tradipraticien dans les narines du demandeur. Elle a ses officiants :
Le prêtre dénommé exorciste, que l’église peut reconduire ou non. Il y en avait un dans chaque diocèse nommé par l’archevêque qui au gré de la tendance ecclésiastique n’était pas renouvelé, parfois écarté ou remis en fonction. Il existe un bureau national des exorcistes et un service national de la Pastorale Liturgique et Sacramentelle. Comment devient-on exorciste ? Le prêtre désigné reçoit de son évêque le Rituel officiel de l’exorcisme qu’il doit respecter de façon précise. Le livre est attaché à la fonction et l’exorciste doit le restituer à l’évêque à la fin de sa fonction. Il doit rendre compte à son évêque régulièrement de sa mission ce qui ne l’empêche pas de suivre des sessions de formation. Il participe tous les deux ans à la Session Nationale des exorcistes organisée par le Bureau national. Son rôle consiste à expulser le malin ou un démon du corps de l’humain dans un but de sauvegarde de sa psyché. Prières et exhortations délivrent des envoûtements et de l’ensorcellement. La force d’intervention de l’exorciste doit être supérieure aux puissances occultes. Il doit combattre, dominer et vaincre l’invisible qui pourrait le tuer en cas de défaillance.
Le conjurateur. Issu du monde profane, il n’a subi d’apprentissage ni dans une école ni chez un maître. Un jour, la révélation de son don s’est imposée, lui dictant les gestes à accomplir dans les diverses situations. Il se trouve dans l’incapacité de se débarrasser de ce don qui agit comme une impulsion non gouvernable. Il se dit parfois hanté par un être surnaturel qui l’incite à la pratique. Rare est celui qui en fait une profession à temps plein. Son travail quotidien l’ancre dans une identité sociale non confondue avec celle de soigneur qui reste accessoire. Il est avant tout employé ou artisan, ouvrier ou agriculteur. Le bouche à oreille le signale à la population. Armé de son savoir spontané, exercé uniquement à l’âge adulte, il acquiert vite la réputation des mains qui guérissent. Nul ne le désigne sous le vocable conjurateur. On envoie chercher monsieur Pierre ou monsieur Paul.
Ses interventions
Comme le rebouteux de la campagne française il intervient :
1) Sur les animaux : traitant les membres démis par des moyens empiriques, en vertus de dons particuliers, à l’aide de recettes personnelles. Son rôle consiste à enlever la douleur, à remettre droit, ce qui va de travers, os, tendons, articulations, muscles. Il sauve de l’étouffement des vaches à la gorge obstruée par une mangue, de l’étranglement les imprudentes entortillées dans leur corde.
2) Sur les humains : il dénoue en profondeur les nœuds musculaires, chasse le sang noir des hématomes, des contusions et des blesses. La traumatologie n’a pas de secret pour lui : les foulures, entorses, luxations et autres blessures sont soignées par le biais de massages, de cataplasmes. Il refait ce qui a été défait, rétablissant un équilibre. Spécialiste du sacrum et de bouket (terminaison du sternum), il efface la douleur occasionnée par les chutes. Les interventions s’accompagnent d’incantations, de paroles psalmodiées qui sont empreintes de mystère amplifiées par l’opacité de la nuit.
Cette médecine dite populaire avait cours dans le temps à la ville et à la campagne, quand l’absence de spécialistes médicaux, le manque de moyens financiers, la distance entre la campagne et la ville, la rareté des moyens de locomotions, l’inexistence d’infrastructure de santé, ne donnaient aux personnes que cette opportunité de soulagement physique. Telle la matrone qui accouchait, le frotteur qui massait le corps endolori, le savoir empirique, parfois gratuit, assurait la prise en charge de la douleur, dispensait des soins sans les nommer. La modernité a relégué dans les confins de la mémoire cette approche du corps que les kinésithérapeutes et les ostéopathes ont perfectionné. Des rituels observés chez les professionnels plus âgés, viennent heurter l’entendement, posant la question d’une transmission probablement orale : secouer les mains après le massage afin de se débarrasser des fluides négatifs du patient.
Combien de conjurateurs exercent dans la région ? Personne ne peut en dire le nombre. Seule une estimation personnelle pourrait avancer un chiffre qui serait de toute façon erroné puisque parcellaire. Certainement en voie de disparition au même titre que la cardeuse de coton qui venait à domicile sortir le coton tassé du matelas pour l’aérer, le brosser à l’aide d’un bec d’orphie et procéder à la réfection d’un matelas neuf. Opération occupant sa journée de 7h à 17 heures, le coucher du soir devant être assuré. Le don ne bénéficiant pas de reconnaissance, le conjurateur ne pouvait pas se transformer en un professionnel dont la pratique était réglementée. La demande demeure dans le registre d’une thérapie du bien-être, associée toutefois à une certaine spiritualité parce que le mal est toujours en position d’extériorité, autrui étant seul responsable du malheur de la victime. Celle qui le jour d’un examen se foule la cheville avant de s’y rendre, rendant caduc la démarche, confiera volontiers la partie douloureuse du pied au conjurateur qui en écartera la malédiction. Un plus dont le savoir-faire officiel ne dispose pas. Certains évoquent le rôle négatif qui lui revient dans le mutisme d’adversaire politique incapable de sortir un mot sur leur programme lors d’un rassemblement. Sa présence silencieuse dans la foule, yeux fermés, musèle à distance par une conjuration la concurrence. Mais ce ne sont que rumeurs qui n’arrivent pas à entacher la bonne réputation de cet homme (il n’y a pratiquement pas de femme remplissant cette fonction), qui perdure par le biais du bouche à oreille.
Fait à Saint-Claude le 11 janvier 2023