A quoi sert un intellectuel ?

Publié dans Le Progrès social, n° 2684 du 27/09/2008

L’évolution de la société a permis selon les besoins et l’époque à quelques corps de métier d’occuper une place prépondérante. Par exemple la croissance de l’importation de marchandises périssables a hissé les dockers à un niveau de pouvoir sans bornes et sans limites au point que le rituel de la grève avant Noël est devenu un établissement de fait. La parade des gros commerçants a été d’offrir à la vente des jouets en période de la Toussaint. Et un mois et demi avant la fête, on peut saliver à la succulence des plats sans Père Noël ni sapins.

L’augmentation de l’espérance de vie avec l’hygiène domestique et environnementale reconnaît l’agent voyer et ses équipes d’éboueurs comme indispensable au maintien de la propreté, en grande partie le ramassage des ordures, le nettoiement des rues, l’enlèvement des encombrants.

Aujourd’hui les problèmes liés au fonctionnement de la décharge font affluer des rats grassement nourris par les déchets débordant des poubelles non vidées, qui risquent d’infecter certains quartiers de la capitale. Dockers et éboueurs forment une figure circulaire : les uns sont chargés de débarrasser ce que les autres font entrer.

Il fut un temps où le boulanger était la personne dont la tâche était reconnue. Il pétrissait chaque jour la pâte dès quatre heures le matin pour la première fournée de pain cuit et dévoré par des bouches d’écolier allant à pied à l’école, pains petits et nattés, venant après celui de ménage mangé à la table familiale avant le départ et le son de cloche de la directrice des classes. Ensuite la fournée du goûter sauf à la période des mangues, sauvait la négligence comptable des ménagères surtout par temps de pluie, apportant au dîner des rations supplémentaires. Grande était la consommation de pain avec le nombre de bouches à nourrir.

L’alimentation est indispensable à la vie, le téléviseur amène les images lointaines d’enfants étiques, décharnés, mourrant de n’avoir rien à manger. Ces populations se trouvent dans une urgence, celle d’une survie que seul l’aliment peut solutionner relayé par un dispositif économique pour le long terme : élevage, agriculture. Ce ne sont là que déterminations politiques dont se soucient peu les instances et les autorités internationales.

Les associations caritatives croyant limiter les dégâts demandent «  A votre bon coeur » d’ouvrir les porte-monnaie individuels, porteurs de beaucoup d’humanité. On comprend qu’à ce stade de la misère les préoccupations des individus sont d’une nature autre que celle de la réflexion symbolisée par quelques personnes connues depuis l’Antiquité. Plus tard, le fou du roi s’arrogeait le droit ( souvent permis) de dénoncer les excès du monarque sous formes réjouissantes, chansons,  poèmes, mimiques. Les philosophes grecs et romains ont donné un contour particulier à se qui pourrait s’appeler la pensée éclairée et indépendante ; certains ont été poursuivis en justice pour la libre parole estimée dangereuse par la gouvernance.

L’appellation moderne d’intellectuel englobe tous ceux qui à un moment donné ou un autre poussent une phrase d’indignation, les libres penseurs, les raconteurs d’histoire, les bobos, semant la confusion dans les esprits.

Qu’est-ce qu’un intellectuel ? Quelle est sa fonction et quelle place occupe t-il dans la cité ?

Un intellectuel serait celui dont les fondements de sa connaissance reposent sur de solides bases universitaires où la construction de la pensée est issue de données façonnées par les lettres, les sciences humaines et sociales.

Les règles strictes de l’analyse des faits sociaux et des conduites des individus exigent une méthode à l’épreuve des rapports d’allégeance aux gouvernants. Il doit donc se tenir en dehors des intérêts individuels, n’étant subordonné à qui que ce soit, ni à aucun système. Mais rien ne le contraint à une neutralité de parti, il a le choix de son camp : à gauche ou à droite avec une contradiction à éviter, celle d’être lui-même un dirigeant. L’intellectuel ne devrait céder ni au chantage, ni aux menaces, ni à la flatterie. N’attendant pas de faveurs, il conserve le privilège de dire, de tout dire n’ayant autre souci que la sofia des grecs : la sagesse qui implique une honnêteté sans failles et oblige à appliquer d’abord à soi ce qui est préconisé pour autrui.

L’édification de sa pensée consiste à expliciter les bienfaits autant que les inconvénients des projets de société et leur proposition en direction d’un peuple pas suffisamment armé pour en comprendre les enjeux dont le bénéfice enrichit une caste de nanti.

Combattre l’aliénation devient dans une société comme la notre une priorité.

La sagesse ne tourne pas le dos à la filia, tout cet ensemble de sentiments rattachés à de l’affection pour les humains, tous les humains, hors du groupe d’appartenance, car la réflexion n’est jamais dénigrement d’un groupe au profit d’un autre. Le tout dire est balisé par le comment dire, afin que la formulation soit comprise par le plus grand nombre en essayant toutefois de susciter l’envie d’en savoir plus, d’avancer des arguments, de refuser le processus de la pensée unique.

Dès lors s’entrevoit la responsabilité de l’intellectuel dont le rôle dans la cité n’est pas d’imposer des points de vue mais de favoriser une critique constructive, de suggérer, d’éclairer des zones d’ombre. Le jugement de valeur est le contraire de la filia, dans la mesure où toute personne ne correspondant pas à la norme ne mérite pas de considération. Le clivage n’est ni porteur de connaissances, ni digne de quelqu’un issu du 1% des privilégiés ayant accès aux études de lettres supérieures et faisant preuve de tant d’intolérance. Le nombre d’intellectuel semble être proportionnel à la taille de la région. Rien ne confirme une telle allégation si ce n’est le peu de débat amorcé ici et là, prudemment, sans conviction.

Quel que soit le type de société, théologique, scientifique, libertaire, les croyances ne doivent pas se tenir pour définitives et s’accepter comme intouchables, inébranlables. L’intellectuel est un catalyseur, sa fonction d’observation et d’analyse ne l’empêche pas de franchir une étape : celle d’un éclairage donné à tous, mise en garde en quelque sorte contre les pièges décelés, dévoilant son opinion personnelle sur un sujet ou sur un autre.

Il n’est pas improbable que son avis fasse figure de prédiction, vérifiable par la suite. Loin d’énoncer des assertions, il essaye de faire prendre conscience du bien-fondé de sa méfiance envers des directives assignées, et d’avouer ce en quoi il croit. Son combat solitaire souvent correspond non pas à une volonté messianique mais à une défense communautaire dont le but serait la préservation de la conscience de soi ( identité, morale, valeurs.) La diversité des champs de réflexion ne constitue pas un obstacle majeur bien au contraire puisque la spécialisation enferme, clôture, met des limites.

Mais à quoi ressemble un intellectuel ?

S’il devait répondre au comment il se perçoit il le ferait peut-être sur un ton léger et laisserait filtrer cette énigme : «  Comme un objet d’intérêt général. » Dérange t-il ? Certes, ceux qui n’ont pas la conscience tranquille.

A quoi sert vraiment un intellectuel ?

A mettre à disposition des éléments capables d’instruire et de former la pensée, à dénoncer l’exploitation de l’humain, à porter à la connaissance de tous les décisions retorses du pouvoir afin de s’en prémunir, à aider les populations à définir eux-mêmes leurs besoins par ordre de priorité et à faire en sorte qu’ils se donnent les moyens de les combler en mettant en place les élus capables d’en tenir compte.

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