La rue en cette période de carnaval offre un spectacle de corps vibrants et frémissants d’obscénité comme pour dire avec violence le refus de la sévérité des règles morales, du dogme religieux, des principes éducationnels. Désordre et contestation se donnent à voir comme support de la transgression des interdits. Le vice somme à la vertu du quotidien de s’enfermer au placard, d’effacer de sa mémoire le débridement momentanée des corps socialisés, possédés soudain d’un besoin démoniaque de s’exhiber. Le diable s’en est emparé furieusement, entraînant la pensée dans un déferlement de sensation en adéquation avec les coups de fouc[1] du bassin.
Comment imaginer que des personnes dotées de principes moraux puisse acquiescer à cette conduite collective ? Serait-elle autorisée si le malin lui-même ne s’en était mêlé, disent les esprits chagrins qui refusent de participer à la liesse généralisée, empêchant à leur descendance de s’aligner le long des trottoirs dans l’attente des groupes en parade ? Serait-ce par crainte de la contagion de la frénésie, de la tentation ou d’une imposition d’une morale sexuelle contraire aux convictions religieuses ? Certes, dissimulation et ascétisme, minimalisme sans débordement, purisme des sentiments, maîtrise des émotions ne sont pas inscrits au registre du carnaval. Cependant deux éléments purificateurs d’une grande permanence durant la fête accréditent cette thèse d’une prégnance maléfique qu’il faille éloigner et même exorciser : le feu et l’eau.
LE FEU
La fumée est apparue il y a quelques années au défilé nocturne du lundi gras. Le groupe était vêtu de longues robes noires ceintes à la taille par une corde rappelant l’apparence des moines. Ces carnavaliers avaient quelques braseros portés à bout de bras dans lesquels du charbon de bois rougeoyait, consumant de l’encens et des brindilles, dégageant d’épaisses volutes de fumée âcre. Des slogans fusaient : « Purifier la Guadeloupe, débarrassez nous de yo »[2]piques allusives à l’adresse des gouvernants politiques. Lesquels? Puis la purification s’établit au grand jour, à chaque défilé. Elle acquis droit de cité surtout à l’intérieur des groupes de mas a pô[3]. Avec les défilés nocturnes, la chasse aux esprits devenait nécessaire.
Traverser les carrefours, croisements des trois et quatre chemins à minuit, c’est pénétrer le territoire des êtres surnaturels : bêt a mam ibê [4](femme transformée en truie par un sorcier jaloux qui traîne à sa suite ses enfants, des petits cochons dans une cacophonie de chaînes), mowfoisé (homme transformé en chien mi ludique, mi menaçant) lucifer, le prince des lieux et la diablesse. De surcroît, au cœur de la nuit, c’est risquer d’être surveillé du haut d’un fromager ( l’arbre à diable) par un soucougnan (femme vampire) murée dans sa toute-puissance. Les ténèbres appartiennent aux zombis (revenants) et les flambeaux, les chaltounés (torches artisanales), font des humains les conquérants du monde invisible. Nul ne sort indemne de la confrontation avec les forces du mal, sans protection. Les morts en liberté, ceux qui rôdent et qui errent parce qu’ils sont morts avant leur heure par décision d’une volonté de malfaisants (maladies, accidents), à l’aide de voults ou d’actes sorcellaires chers payés aux sorciers, sont tapis dans la nuit, à la recherche de quiétude terrestre, espérant être bientôt dans la rigueur des comptes de Dieu (la mort est chose décidée par Dieu), afin de se reposer au purgatoire. Ces morts peuvent être exacerbés par le dérangement et s’en prendre aux manifestants. Comme l’encensoir, le jour de la messe d’enterrement balancé autour du cercueil d’un défunt chasse son âme du monde des vivants, chaltounés et parfumages éloignent les invisibles au même titre que les grelots et les pétards dans d’autres sociétés.
Le double langage hermétique, celui de la vie et de la mort se décrypte dans la représentation d’une forme celle-là visible : les mas a lan mô.[5]Evocation des morts en liberté, ils sont ces infernaux qui traînent parfois leur cercueil, simulacre d’enterrement, menacent sans un mot la vivacité des corps d’une sanction de rigidité cadavérique : promesse de châtiment qui réprouve la jouissance des libations de la foule des carnavaliers. Le revenant, fantôme nu, sorti de l’au-delà est assimilé à un jen gagé, celui qui a passé un pacte avec le diable comme dans le mythe faustien. Il franchit la limite, réintégrant sans souci de la séparation des mondes, ce qui était quitté, rendant caduc le rituel d’expulsion : le libéra, la neuvaine, la bougie allumée neuf jours, qui devait éclaircir le chemin. Il est l’incarnation du désordre, du trouble de l’ordre établi, mettant en danger l’ordonnancement des choses.
Combien même les morts ne seraient pas morts, ils restent à une place assignée, celle des invisibles, ne se manifestant que dans les rêves et le frôlement des personnes dont les cheveux se dressent sur la tête et la peau dans un frisson devenant chair de poule. Mais dopés des forces du mal, les mas a lan mô guettent ses proies dans une volonté de destruction. En cas de possession, la personne sous l’emprise du diable se fait démon qu’il faut exorciser. D’innombrables récits disent le danger causé par le désordre que la mort introduit dans l’ordre des choses, la mort étant souvent conçue comme résultant d’une série de désordres. Dès lors la fonction des rituels, est de pallier ces désordres et de restaurer l’ordre. Longtemps, la maladie mentale a été assimilée à une crise paroxystique d’agitation due à une manifestation du mal qui faisait vivre à la personne de son choix une expérience éprouvante. Être sous son emprise, autorise à perdre le contrôle de ses sens, surtout ceux du désir et du plaisir charnel.
La chose sexuelle s’expose au vu de tous, diable au corps s’il s’en faut, gestuelle accompagnant l’exaltation de la voix ; gloussement, claquement de langue, rires hauts et pointus, éclats suggestifs d’une extase qui se donne à voir et à entendre, attisant le fantasme du spectateur dans une pensée de débauche. Encore ruse du diable qui suggère le partage avec celui qui se croit à l’abri grâce à son visage sans masque. Cela s’apparente à de la corruption, au délit d’influence. Faire des adeptes, corrompre la communauté des raisonnables est semblable à une tactique de secte. Mais la mort rôde rappelant le feu du bûcher pour les pêchés commis d’images exaltantes. Le vice est sanctionné. L’éternel mas a congo[6] n’a jamais nécessité autant de purifications que l’apparition de ces corps nus, bleus, enduits de roucou, passés à la terre, ornés de branches et de buissons. Toute noire la chair marron, sexe et fesse cachés dans un short aussi enduit de noir, donne une uniformité pudique aux garçons du groupe Congo. Mais les fessiers apparents de femmes et d’hommes, une corde entre les deux retenant un cache-sexe, tend à augmenter l’excitation des regardants, méritent bien des parfumages supplémentaires.
La désapprobation de certaines communautés religieuses, prédisant la fin du monde, tel Sodome et Gomorrhe la cité détruite par tant de vices, ne récuse pas les paroles de la biguine vidé « tout ti diab déwo »[7]. Soit, l’activité majeure est d’ordre érotique. La sexualité s’exprime sous formes d’hétérosexualité, d’homosexualité. La reviviscence sexuelle est à mettre au compte de la renaissance de la société, tandis que l’homosexualité renvoie à la féminisation de l’homme opérant une redistribution mythique, un retour à l’état amorphe des origines. Orgie et homosexualité semblent s’inscrire dans un même champ d’investigation, elles sont en quête d’une pan-identité et d’une initiation à un monde nouveau reconstruit dans le retour aux origines mythiques qu’instaure la fête. Leur temps est celui du rite et de la cérémonie : « La recherche du plaisir est le signe d’un être cherchant à nier sa finitude » écrit Georges BATAILLE ; elle assure aussi le contact avec le divin. Le renversement de l’ordre social cosmique de l’existence s’effectue de façon orgiaque dans la tradition folklorique du carnaval avec son symbolisme de mort/renaissance liée à d’anciennes origines agricoles.
La conjuration du mal gomme le cadre du sacrilège et autorise la continuité de la fête. La mort n’aura pas l’occasion de statufier les chairs frémissantes. Par contre le prix à payer est le sang versé. On a tiré sur AKIYO, on a tué pour un scooter : le sang versé. On a blessé à l’arme blanche : le sang versé. Les esprits aiment le sang. Le sacrifice est à peine évoqué, sacrifice d’une âme pour le rachat des pêchés. Cette thématique est ancrée dans le don d’une âme innocente lors d’un enrichissement soudain.[8] Le mythe de « richesse et engagés » reste vivace de nos jours malgré la difficulté d’échange de pièces d’or du temps de l’esclavage contre des euros. Les anciens racontent : « qu’il était une fois » les déguisements en mas donnaient l’opportunité de planter un couteau dans le ventre de son ennemi. Nombre de règlements de compte sont restés sans sanctions contre l’agresseur que l’on ne trouvait pas. Cela se passait aussi à Venise en Italie, ajoute-t-on. Cette ville dont la poétique de l’eau et des gondoles octroie à la douceur des gens énamourés, une plus-value, serait aussi hantée par la symbolique du diable durant son carnaval. La Guadeloupe ne détient donc pas la palme de la présence maléfique, elle arrive peut-être à résister à sa contamination. Mais sa perversité dépasse parfois les bornes quand elle fait s’embrasser à pleine bouche un prêtre et une religieuse, jetant le discrédit sur la religion catholique, sous l’œil ébahi du spectateur. Elle peut cette présence, faire voler en éclats les tabous. Existe le feu pour faire pénitence à l’entame du temps de carême. Vaval est brûlé sur le bûcher le mercredi des cendres face à une foule en deuil vêtue de noir et de blanc. L’acte de purification est un mouvement de pénitence collective. La geste est une action qui libère la société des forces du mal, comme les sorcières d’une époque, véritables boucs émissaires, porteuses de tous les maux, dont les corps en proie aux flammes avaient pour mission de délivrer de l’emprise maléfique la pensée des croyants d’une société qui devaient conserver leur foi en Dieu. Le rite a comme objectif de distiller calme, sérénité et apaisement, promesse d’un possible accès au Paradis. La conjuration garantit à chacun une paix ineffable qui lui permet d’aborder le carême ce temps de jeûne et de mortifications considéré comme une repentance, dans d’autres dispositions d’esprit. Il y a un temps pour les libations et les excès, un temps pour le carême, comme si un combat était livré entre le vice et la vertu, entre la vie et la mort, entre Eros et Thanatos.
La saison sèche correspond à la fin de la coupe de la canne, période stérile où aucune graine n’est mise en terre. Mais comme pour un rite inversé, l’inconscient collectif se nourrit d’une fertilité accrue de femme et de pratiques sexuelles à grande échelle pour les deux sexes qui donneraient naissance au mois d’octobre/novembre aux bébés carnaval nés du pêché de chair et des orgies. A l’examen, les chiffres de la natalité ne montrent pas de courbe ascendante de cette période justifiant une telle affirmation. L’illusion d’une liberté observée par cette capacité à occuper l’espace par des corps en mouvement, alimente l’idée d’une suractivité sexuelle due à l’exaltation collective. Corps exhibés excitant l’appétit et le désir, bassin parodiant l’acte d’amour, ils échappent à la socialisation, à la rigueur morale ; ils montrent l’inexprimé dans un désordre des conventions matrimoniales, familiales, politiques. Les carnavaliers sont porteurs des désirs de l’espèce, ignorant des individualités et des hiérarchies sociales, acteurs de l’érotisme général. Les gens qui l’animent ne sont pas les représentants d’un groupe social identifié. Le carême resitue le cadre d’un ordre établi. Mais il est vrai que le désordre est synonyme d’une promesse d’ordre nouveau. La mi-carême après le deuil de Vaval qui renaît de ses cendres, accorde en rouge et noir un divertissement, annonce le renouveau de la nature : une régénération.
L’EAU
Des rituels éliminatoires et inauguraux s’aperçoivent encore malgré la transformation des modes de vie. L’eau, ce liquide pourvoyeur de vie est un élément purificateur par identification à l’eau bénie. Elle est présente dans le nettoyage à fond des maisons à la fin de l’année, dans le bain démarré[9] de la Saint Sylvestre à l’embouchure et à la mer. Elle constitue la persistance des symboles rituels chargés d’efficacité au travers desquels on élimine les pouvoirs sorcellaires en purifiant par le bain des personnes qui se sentent libérées des influences maléfiques, allant vers des désirs du nouveau cycle annuel.
Durant le carnaval, avant l’interdiction l’eau et la farine lancées sur les spectateurs faisaient partie d’un rite d’agrégation : une incitation à se joindre au groupe des mas. Hormis cette fonction première, l’eau pouvait être un élément sacré de purification d’une foule où se dissimulerait l’esprit du mal, entendons les jugements, les préjugés qui stigmatiseraient ceux qui oseraient enfreindre les règles d’une bonne conduite. Les mas faisaient en sorte d’inverser les rôles. Les groupes de mas a pô et les mas a congo après le rituel du partage de repas (l’importance de manger ensemble afin de ne pas s’entredévorer que l’on retrouve aussi dans le repas du mort durant la veillée) et le côtoiement des corps à l’identique, se rendent à la rivière, à l’embouchure ou à la mer, après les défilés, où ils se trempent frottant leur épiderme avec des essences. Un signe de croix furtif, indice de crainte envers cet élément qui peut à tout moment emporter l’humain ; crainte de la noyade et préservation de son âme chrétienne avant disparition soudaine. On se signe. S’immerger dans le même bain dénote l’établissement de liens solides donc de solidarité du à l’acte de purification en commun. On se dépouille, on enlève le masque pour recouvrer son identité offrant aux autres une apparence de vérité : l’épreuve de la réalité. L’acte de purification participe au gommage d’un libertinage, d’abandon des valeurs quotidiennes, de séparation d’avec son groupe d’appartenance pour s’agréger au groupe des carnavaliers. Bain purificateur autant que démythificateur, la mer et l’embouchure aident au délestage des inversions qui sont fauteurs de trouble. On se débarrasse de l’emprise du diable. Dans certains pays, le mercredi des Cendres à minuit chacun doit tomber le masque, symbole de dissimulation.
Le lavage de la souillure efface les difficultés et les pêchés des croyants. Dans ce liquide amniotique, créateur de vie, la mer, symbole maternel, alors que la rivière est assimilée au liquide séminal, le mas participe à un cycle perpétuel équivalent à celui de l’eau : évaporation, pluie puis retour à la terre. Au même titre que la sagesse retrouvée, l’eau épouse toutes les formes : elle a une vertu curative, soignant les personnes atteintes de la même frénésie, mais libératrice des tensions. Eau lénifiante, accueillante, maternelle autant que purificatrice à considérer le signe de croix avant le bain élément du sacré. On se signe comme quand on rentre dans une église.
RESTE A EXORCISER LES VIEUX DEMONS
La confusion des valeurs donne lieu à une renaissance des comportements mythiques, rituels, anhistoriques. La crise historique de culture génère une contestation sociale comme solution à cette crise. Le carnaval secrète un principe de réalité quand il dévoile le congédiement de l’histoire des peuples, ses manipulations, sa pollution, sa dégénérescence. Voukoum en marge des allées désignées pour la parade rassemble des éléments primordiaux de contestation. D’abord :
- La désobéissance : il ne s’aligne sur aucun groupe, sur aucun horaire, se voulant rebelle et réfractaire à toute soumission. Il est le représentant du désordre.
- La résistance à la dépendance: pas de recherche de financement, pas de dépenses somptuaires.
- La construction identitaire : tentative de recherche des origines (mas passés à la terre ocre, mas bleus, mas nature feuille) et revalorisation culturelle.
- L’estime de soi : pas de faux-fuyants, acceptation de soi psyché/soma, refus de séduction, absence de masque dissimulateur ; le participant est le
Sa valeur ajoutée tient au gommage du clivage social : tout le monde peut construire son costume en papier journal, en feuille de banane, en fleurs et buissons des raziers.[10] La rencontre avec l’autre est primordiale, faite d’entraide et de respect. L’éducation est à la base de l’existence de ce mouvement culturel.
Le corps nu est la démonstration de l’humain dépouillé de ses oripeaux sociaux, sans artifices de richesse et de gloire. Ce groupe ne cesse de crier désespérément la tristesse du paradis perdu. Il est la représentation de la vertu faisant un procès au vice, au diable de la modernité et de la consommation. Une modernité à exorciser.
La fête est le miroir et la réponse donnée par l’homme à sa propre condition de précarité. Participer à la fête, c’est aller à la recherche de soi-même, de son identité, retrouver les garanties historico culturelles capables de revivifier la société dans un contexte de communication et de communion.
Dans la fête se libèrent des forces prospectives qui agissent en direction d’une purification totale d’ordre psychologique. Les rites y ont une double fonction : d’élimination et de fondation symbolique sur un plan magique. Il s’agit de rite de contrôle symbolique du destin individuel et collectif. Le mal est éliminé sous n’importe quel aspect, physique, social, spirituel. Il s’agit des fautes, des menaces, des pêchés, des dangers, des impuretés, de la contamination. L’élimination des démons en fait partie. Le remède est au moment de la célébration la chasse au mauvais mort suivie du jeûne, des privations, des prières. Le carnaval correspond à un besoin puisqu’il renaît de ses cendres.
Fait à Saint-Claude le 30 janvier 2024
[1] Déhanchement suggestif
[2] Qu’on nous débarrasse d’eux
[3] Carnavaliers battant le tambour KA, confectionné avec la peau de cabri.
[4] Personnages de la mythologie antillaise
[5] Masque à la mort
[6] Personnage enduit de suie, représentation satyrique des ancêtres, réhabilité depuis l’avènement du mas a pô.
[7] Tous les diables sont dehors. Biguine effrénée jouée durant les défilés carnavalesques.
[8] Se référer au mythe de la jarre d’or donnée en rêve.
[9] Bain de délivrance et de chance
[10] Herbes folles du bord des routes