Publié dans Le Progrès social n° 2481 du 02/10/2004
La première rencontre se fait par le regard, furtif ou appuyé, timide ou charmeur, avant que l’approche ne vienne mettre en émoi un intérieur intime ( palpitations cardiaques, moiteur des mains, sensations de chaleur.) Les sens en second confirment le trouble ressenti même dans la contradiction : ni l’odeur de lait caillé ou l’impression d’une araignée velue au toucher, passée la surprise, n’altère le désir aiguisé. Mais plus tard la crise précédant la rupture, c’est autour de ces éléments que la répulsion installera la distance des corps.
Quelques personnes sont plus lentes à se décider. L’indifférence du début se meut petit à petit en curiosité, observation puis acceptation de la promesse de bonheur. D’autres sont dans le rejet, le refus, ne veulent rien sentir de ce que suggèrent les yeux de braise qui caressent la surface de leur peau, avant de céder à l’amour ravageur. D’autres encore s’agacent, se taquinent dans la crainte d’un scellement de lien.
Après ces préludes elle et il nouent une relation amoureuse. A l’identique de chaque couple, ils traversent les phases de séduction/fusion ( amour aveugle) où tout est idyllique- oui chérie, comme tu veux chéri– puis celle d’amour lucide et douloureux- elle ment quelquefois, il est très attaché à sa mère– enfin celle d’amour lucide et heureux- elle a quelques défauts mais tellement de qualité, il est immature mais toujours présent –. Surmontée la période de doute et d’hésitation, le couple amorce des projets de vie commune, de mariage, de création d’une famille.
Cette attirance a t- elle une cause ? Est-elle le fait des hormones qui auraient la main haute sur toutes les émotions si on en croit une thèse très à la mode, ou des traces de sentiments inscrits dans la mémoire, ou du hasard ? Le hasard n’existe pas, et la théorie hormonale ne suffit pas à elle seule à expliquer l’engouement ou le dégoût.
Ce qui plaît dans l’autre, mais on ne le sait pas, ce sont des gestes, des paroles, des attitudes familières qui protègent de l’inconnu. Ils peuvent être décriés ou approuvés mais l’important c’est qu’ils comblent un besoin de sécurité. On est dans l’impression du déjà vécu comme dans un lieu visité, oublié et retrouvé : ce qui revient à dire qu’on ne cherche que ce qui est déjà trouvé.
« C’est un homme attentif comme ma mère qui devançait les besoins de tous » : un mari qui ressemble à sa belle-mère, une épouse irritable et chicaneuse comme le père de l’époux. Ces images parentales enfouies dans la mémoire vont être réactivées et déterminer le choix du conjoint. Comme maman, comme papa dans l’harmonie, à moins que les histoires de vie fissurant l’être n’orientent vers une mésentente destructrice inconsciente. Un homme qui ressemble beaucoup au père, beaucoup trop, englué dans une liaison fusionnelle et tumultueuse comme pour dissimuler la culpabilité d’un désir incestueux : espoir que nourrit l’enfant d’évincer le parent du même sexe pour occuper sa place.
L’attirance pour une personne hors du groupe d’appartenance est aussi une tentative d’échapper à l’inceste fantasmé. Dans le couple mixte, différent physiquement, ce partenaire sert de leurre à la culpabilité ; éloigné du modèle familial, il permet une meilleure intégration qu’illustre ce cas d’un Européen dont l’épouse est Antillaise et qui ne peut avoir un acte sexuel avec sa femme que dans le noir parce qu’elle a les yeux de la couleur de ceux de sa mère : bleus/gris.
Le partenaire/poubelle , alcoolique, dominé, autorise le mépris en même temps que la plainte de se sentir humilié par un comportement déviant : revanche involontaire de la soumission à une figure parentale, monnaie rendue à la dévalorisation de cet instant d’enfance. Le mari fantoche, instable, sert de rempart à un manque d’assurance. Accusé de tous les maux, être inutile et sans consistance, il met en relief les pâles qualités du vis-à-vis.
Cependant, aucune perspective de dissolution de ces couples n’est envisagée. Seules les récriminations à l’instar du « couple maudit » alimentent la geste épique du « ni avec toi, ni sans toi » dont les enfants issus de ce mariage par phénomène de répétition connaîtront les mêmes tribulations du « jouir dans la souffrance. »
Mais l’amour alors ne serait que la recherche de l’amour de ses parents ? Un amour primordial ?
La première personne aimée est la mère (ou celle qui en fait fonction) ; de la fusion puis séparation de la relation au nourrisson, puis à l’enfant, elle va conditionner ses chois sexuels (homosexualité, nymphomanie, hétérosexualité…). La figure paternelle de manière plus tardive aura un impact moindre. Ces premiers objets d’amour auront une incidence considérable sur le destin sentimental autant pour la fille que pour le garçon.
Le mot amour dans ce contexte crée une confusion, car à en croire sa définition en psychanalyse « vouloir donner à l’autre ce qu’on n’a pas et dont il ne veut pas », c’est prendre conscience que la demande conduit à l’illusion, car ce n’est jamais ça. Les partenaires se nourrissent chacun de croyances personnelles et ne se rejoignent jamais au niveau du promis, de l’attendu et du reçu.
Afin de clarifier ce qui est en jeu dans la relation, l’emploi du mot amour est inadapté, il vaudrait mieux parler de désir. Désir de s’imprégner de l’autre en le diluant en soi, l’étreindre pour l’incorporer, le mordiller pour le manger, faire de deux, un. Mais le désir ne dure que le temps de l’appétit sexuel, l’âge aidant, les sens s’émoussent et pour durer le couple s’installe dans la tendresse à condition d’avoir renoncé à la revendication du plaisir à satisfaire et à toujours renouveler de soi et de l’autre.
Toute la pertinence du « je t’aime moi non plus » se retrouve dans les deux interprétations : je t’aime, moi non, plus (plus du tout) sous entendu : ton amour n’est pas ce que j’espérais donc je refuse de t’accorder le mien, ou alors « je t’aime, moi non plus », sous entendu nous somme dans l’illusion de l’amour cette affirmation est un leurre auquel renvoie la franchise de la négation. Ce n’est donc jamais ça.
L’amour créole se dit dans la négation. L’aveu public d’un sentiment fort ne peut être qu’adressé à un enfant, par pudeur. On dira « Je n’aime pas du tout cette petite fille, je ne l’aime pas tout bonnement.» C’est le ton sur lequel la phrase est énoncée qui renseigne l’écoutant : le ton accompagné d’une mimique expressive de la face. Cette négation remplit une fonction. Elle autorise la dissimulation des sentiments. Exprimer clairement son ressenti est une preuve de faiblesse dans une société où l’apitoiement n’est pas de mise : une bourrade dans le dos, une claque sur la fesse, sont des signes d’admiration et d’encouragement aussi importants que l’étreinte ou les mains embrassées ailleurs.
La rudesse est un héritage de la société de la misère du temps où les mères seules responsables de l’éducation des enfants mettaient un point d’honneur à en faire des femmes et des hommes aguerris face à l’adversité. La force intérieure de l’individu se mesure à son aptitude à contrôler ses émotions. Encore aujourd’hui la durée des câlins n’excède pas l’entrée en maternelle ; l’enfant apprend très tôt à essuyer seul ses larmes et de toute façon « un homme, ça ne pleure pas.»
La situation actuelle concernant le dévoilement des sentiments montre que cet esprit perdure car les femmes à l’image des hommes nomment plus facilement la personne avec qui elles dorment que celle dont elles sont amoureuses ; à croire que ce qu’elles appellent amour serait une chose déraisonnable et à cacher, quelque chose de la pure faiblesse dans un monde où la force et la puissance sont des valeurs reconnues.
Si au besoin de réassurance compris dans le « Tu m’aimes, c’est sûr ? », il était répondu par « Je te désire », beaucoup de femmes sentiraient leur corps convoité au détriment de leur âme. Elles ne peuvent envisager non plus d’être en position de désirantes, puisque le désir est uniquement une disposition masculine pensent-elles. L’emprise du religieux est encore très prégnante combien même la baisse de la fréquentation de l’église est progressive.
La maîtresse s’étonne de ne pas garder pour elle seule cet homme marié de longue date, elle qui offre le plaisir en prime. Elle ignore que l’apaisement des sens n’empêche pas l’attachement à une épouse peut-être sans surprise, mais partageant des valeurs communes dans une complicité à l’épreuve du temps.