La mère reste une création modèle, base essentielle d’images gratifiantes, son impact sur le groupe révèle une influence directe sur les comportements. Sa légitimité se trouve emportée dans le cours d’une destinée liée irrémédiablement à sa progéniture, explicitant sa place et son rôle dans la création de la société comme dans le mythe de bêt a man ibê : femme transformée en truie par un sorcier jaloux qui parcourt les rues la nuit, entraînant dans son sillage des petits cochons, ses enfants, dans une cacophonie de bruits, de chaînes, de grognements et de cris.
Le refus du lien social du père montre avec netteté le danger des passions effrénées, des mensonges diaboliques, des subtiles cruautés doublés de la souffrance d’un être amené à sa perte entouré d’innocents accrochés à son flanc.
Le cliché d’un combat solitaire pour la survie, d’une apparente simplicité mais souveraine à rendre l’émotion contenue et le désarroi des retours en arrière impossibles, raconte le courage modeste et digne par-delà les heurts du destin, d’une femme qui perpétue le risque et le refuge, l’évidence et les secrets, renouant le sens de la maternité comme symbole social imposé au corps par un désir violent. La femme et les enfants forment une communauté de laissés-pour-compte soudés par l’aridité d’une existence que seule adoucit la plainte par laquelle se confesse la solitude.
Elargie au rôle de protectrice et de nourrice, la truie est un animal polymastique (plusieurs seins) où s’ancre l’idée de la fertilité sans père. On plonge dans les formes indécises de la bisexualité de la femme que draine en outre une fantasmatique d’auto fécondation. Le mythe de bêt a man ibê renvoie aux grands récits fondateurs qui sont le ciment et la voix de la société. D’où la conception de l’absence du père non pas comme expression d’une volonté d’exclusion du pouvoir et du partage, mais comme moyen cohérent de donner corps à la méchanceté, à l’absence de remords d’un partenaire transparent. Sans savoir ni pourquoi ni comment, il est le perdant retranché derrière le masque de la facilité dépourvu d’héroïsme et d’honnêteté.
La mère est le centre de la famille, toute puissante, omniprésente, aimante dévorante ou phallique, elle est investie au premier plan comme mère providence. La filiation est toujours une filiation à la mère en réponse à une paternité mise en doute.
« Prémyé lenemi a-w sé mari a-w » « Ton pire ennemi c’est ton mari », « ou séten manman-w ou pa séten papa-w » « tu es sûr de ta mère tu n’es pas sûr de ton père », voila deux énoncés lapidaires à propos de l’homme et du père. L’un dit la méfiance de la cohabitation avec l’être mauvais à l’affût d’une faute ou d’un manquement dont la présence n’induit aucune sécurité, ancré dans une sphère où la parole le désigne adversaire d’une épouse victime à venir dans une relation faussée à la base. L’autre dit, qu’agresseur depuis le départ il ne peut prétendre être aimé ni être reconnu comme père d’un enfant investi et intégré dans la seule lignée maternelle.
Nous sommes là dans l’inquiétant et le familier. Pourquoi ?
D’abord dans les temps révolus de l’esclavage était désigné comme étalon le plus beau mâle de la plantation dont un des rôles était d’ensemencer des femmes esclaves afin de constituer un cheptel humain au moindre coût. Aucune esclave n’avait de rapport privilégié à l’homme, géniteur de plusieurs enfants appartenant au maître dont la seule injonction « distribues ta semence » le ravalait à un membre fécond, chosifiant son sexe comme un instrument de soumission, de jouissance et en même temps de torture : soumission à la loi du dominateur, jouissance de ce même dominateur par procuration, torture pour les femmes prises.
On entend dire encore par un homme face à une femme arrogante « en ké pwenye », forme d’assujettissement dans un rapport de domination où la passivité féminine, plus tard au XIXe siècle, dans le mode de pensée de la religion chrétienne, s’entrevoyait à travers cette obligation : « la femme pour l’acte sexuel se couchera sur le dos et l’homme la surmontera. »
Dans l’esclavage apparaît une hiérarchie de l’infériorité. La femme est plus inférieure que l’homme inférieur. Il est à remarquer qu’en France, le servage admettait cette pratique de l’homme/étalon qui ne semble pas à première vue avoir une incidence sur les relations hommes/femmes. Ensuite le maître dont l’épouse feignait d’ignorer les agissements auprès de belles et jeunes esclaves désignées pour sa couche – on connaît l’existence de maîtresses bénéficiant d’un régime de faveur sur les plantations – disposait aussi d’autres femmes au gré de son plaisir, à leurs corps défendant sans que l’homme habitant quelque fois la case ne réagisse. Cette blessure narcissique plus profonde pour le féminin a orienté la rancœur contre cette présence/absence, le rabaissant au stade de personnage inutile.
Incapable de défendre la femme et l’enfant, la décision de bannissement l’a inscrit au registre de la dette. Rien ne s’hérite tant que le bannissement. Le sentiment d’être étranger à lui-même, de n’exister que de façon fugitive dans le regard de l’autre, mal ancré dans l’espace familial et impuissant face aux forces incompréhensibles qui régissent son monde, fait que sa quête vient parfois se cogner aux murs, se blesser aux autres, cherchant un cadre, des limites, un contenant qui lui donne forme et le rassure sur ce qu’il est devenu. Menacé par la toute puissance des forces fantasmées de la paternité, il doit s’engager dans le bal des désillusions.
Le père réel est partout et jamais à sa place, et chercher sa maison équivaut à la perdre. Tantôt paré d’or et maître du monde, tantôt en guenilles et réduit à rien. On cherche son âme comme on peut, mais comment lutter contre cette frontière qui démêle le connu de l’inconnu, celle qui marque le territoire de l’autre, celle qui sépare le passé du présent, celle qui départage le conscient de l’inconscient.
En même temps toute limite rogne ou ampute réveillant les blessures anciennes et rappelant la profonde détresse cachée dans les fantasmes d’omnipotence. Le père idéal est un père symbolique. Il est celui qui par procuration s’octroyait la paternité de nombre d’enfants. Créateur par excellence d’une société métissée, la déculturation réussie va le conserver dans un désir maternel infini où l’imagination donne libre cours à une sortie d’un destin déplorable d’enfants voués à la servitude.
Le père est de moins en moins incertain dès lors que la revendication culturelle a sorti les peaux d’ébène des replis de la dévalorisation mais il n’en reste pas moins décrié à cause de la place des corps, de la place du corps maternel rassurant et son ombre inquiétante pour lui.
Si nous recherchons du côté de la loi, c’est la parole maternelle qui fait loi ; cela veut dire que le père est contenu dans la parole de la mère. Comment cet homme au pouvoir déserté pourrait-il occuper un espace dans l’imaginaire des enfants, lui qui est en mal de lui-même ? Les mots qui le font chevalier paré d’un habit d’or dans la bouche féminine, clôturent sa tombe fleurie par une veuve conservatrice d’images positives.
C’est vrai que le bon père est le père mort. Mais quand l’espace habité résonne de sa présence/absence, il est présenté comme un héros dépouillé de ses attributs, ligoté dans un désir contradictoire, déshabillé de ses certitudes paternelles, incapable d’accompagner les enfants dans la traversée de la vie : il est miniaturisé.
Difficile, très difficile au moment de l’adolescence quand entraîné dans une sarabande folle où l’âme et le corps se cherchent, l’âge des transmutations et des troubles de toute nature, de douter d’un père flou et ambigu de qui on ne peut attendre de protections pour franchir les obstacles d’une route longue et difficultueuse aux détours nombreux. On se trouve dans le quelque chose d’une puissance paternelle à rayer.