Publié dans Le Progrès social n° 2511 du 07/05/2005
Porté disparu. La complexité d’une telle situation modifie les repères habituels de la vie et de la mort. L’absence de corps autorise à penser que la vie continue dans un ailleurs, on ne sait où, que relaie l’idée d’une mort probable nimbée d’un secret, bouche close sur un évènement dissimulé. Le disparu sait ce que l’entourage ignore : déjà s’élabore l’idée d’un intervenant extérieur, complice ou agresseur, d’un fait qui échappe. La non-certitude de vie et de mort n’existe qu’au niveau de l’imaginaire, car la réalité de l’état-civil ne tient compte que du décès déclaré. Tout disparu est présumé vivant. Entre-deux angoissant, présence/absence, doute permanent, constat du vide d’une place sociale, trop-plein intrusif d’images et de mots remémorés.
La disparition donne lieu à des étapes psychologiques croissantes quel que soit le niveau socio culturel de l’entourage. Seuls l’âge du disparu et les circonstances de l’évènement introduisent quelques variantes dans la gestion du deuil : par exemple les femmes de marins se préparent à cette éventualité, elles savent que la mer a besoin de proies. La localisation, lieu sûr, pouvant accueillir fleurs et regards adoucissent la peine. S’asseoir face à l’immensité salée et dire ses préoccupations, toucher l’eau des vagues, c’est communiquer avec un cadavre enseveli dans un tombeau d’algues et de coraux. L’imagination est en ébullition.
La première étape, celle du grand retard, provoque la surprise. Au fil des heures, afin que nulle panique ne s’installe, la farce s’impose comme une possible attitude ludique d’un être décidé à attirer l’attention sur lui pour une raison quelconque. Le passage en revue des mots à balancer sur l’arrivant à venir est à la hauteur de l’inquiétude grandissant : il va bientôt rentrer. La venue de la nuit pourvoyeuse d’angoisse justifie le début des recherches( sauf pour un mari au cœur voyageur), la pointe du jour augmentée de fatigue amène la réalité de l’absence. « Il a du arriver quelque chose. » Les pensées se chevauchent dans une grande confusion. L’attente mêlée d’espoir commence.
La deuxième étape, au bout du quatrième jour, assène la certitude de la disparition. Le chagrin submerge. « Mais il est où ? » Le grotesque remplace la farce. Ce respect dû au parent : bafoué ! Cet amour inaltéré pour l’épouse : oublié ! Cela commence à se savoir. La rancune emboîte le pas à la souffrance. La première claudique : « S’il revenait ici et maintenant, le retour serait pardonné », pas la seconde qui s’empare d’un territoire de plus en plus grand, semaines après semaines. Et ce quotidien à assumer ! Le jour, le faire semblant gère l’automatisme des gestes mais la nuit oh la nuit ! Aux aguets du moindre bruit de pas, de loquet de porte tourné, l’effet somnambule plante les pieds dans la chambre de l’enfant, à quel moment le couloir a été traversé ? Scruter son corps deviné dans le lit, l’halluciner. Il aurait pu rentrer pendant une minute d’assoupissement. Attente exacerbée, espérance grignotée, silence les sanglots.
Dans la majorité des cas, les fugues, le disparu est retrouvé dans le mois qui suit.
La troisième étape correspond à l’échec de la négociation psychique. Le disparu devient persécuteur. Il surgit dans les rêves nocturnes, et quand sa voix hèle le prénom aimé on le cherche dans la foule sûr d’avoir aperçu son ombre incertaine qui fuit. La rancune accumulée gonfle à force de lui en vouloir de cette attente interminable qui ronge : rien n’est comme avant. A ce stade de la persécution, la crainte du retour met en état d’alerte. Et s’il était parti dans le royaume des morts, revenant sans mémoire incapable de fournir une explication ? un zombi, un « lespwi. » » Une peur sourde s’installe. Et s’il venait chercher l’autre ? La crainte habite les moindres recoins : peur de sa mort, peur de son retour de ces lieux suspects d’où l’on ne sort pas indemne, qui à l’analyse révèle l’impossible reviviscence d’un corps coincé entre une incapacité à croire et une incapacité à ne pas croire à son départ. Le départ n’est pas un voyage, puisque voyager c’est partir et revenir.
Désir et crainte mêlés, deuil impossible à faire, difficulté d’une reprise des liens, la douleur est lancinante. Des pensées obsédantes se bousculent, pourquoi ? comment ? la recherche des derniers mots, un signe, un indice : le temps s’ajoute au temps. Les sentiments contradictoires tournent l’agressivité vers les investigations et les recherches policières qualifiées insuffisantes, trop tôt abandonnées. C’est soi-même qui est abandonné, délaissé, seul face à l’incertitude. « S’il m’aimait il ne serait pas parti. » Le traumatisme infantile bien enfoui depuis toujours refait surface ; la désunion parentale, le déménagement de l’ami-frère. Le disparu est accusé de trahison il est de mèche avec quelqu’un d’autre, il se doute du poids de la peine infinie, destructrice, faite à celui qui l’attend. Il est pris dans les entrelacs d’une ambivalence sans cesse renouvelée.
Les ruminations mentales ramènent la recherche aux mots dits la veille, l’avant-veille, leur donnant sens. L’isolement social ajoute à la détresse psychologique. Les regards, ceux des autres, dans lesquels se lit la suspicion : un commerce avec le diable peut-être, un assassinat dissimulé, une malédiction divine ou aggravée(giyon), transpercent l’âme, semant le doute sur une vie d’honnêteté, instillent la honte : celle de se montrer en public, celle d’entendre les questions même non formulées, celle de se sentir handicapé comme amputé d’un membre. Honte et culpabilité. N’avoir pas su, n’avoir pas pu retenir, pas pu deviner qu’un danger rôdait. Coupable d’indifférence, de non-protection, de non-amour. A traîner à vie ce boulet dans la poitrine dans un non dit, jusqu’au jour où le corps convient du tribut à payer à la souffrance psychique. Il s’affaiblit comme s’affaiblit l’espoir de revoir le visage aimé. En contre partie, l’être tout entier est idéalisé.
Les conséquences psychologiques suite à une disparition tels le stress, la dépression, doivent être traitées par une prise en charge psychothérapique. Elles se manifestent par :
- Une grande émotivité
- Une agressivité mal intégrée, se déclenchant à la moindre contrariété
- Un état d’alerte permanent (sursauts fréquents)
- De l’impatience
- Une phobie sociale (impression d’être regardé dans la rue)
- De l’insomnie
- Des pleurs immotivés
- Une sensation de « kô krasé » ( corps roué de coups)
- Une grande nostalgie
La difficulté de refaire sa vie pour le conjoint, la déification de l’enfant par le parent, prouvent que le pourquoi plus que le comment s’enracine dans le domaine de l’intolérable. Reste en tout cas à gérer au mieux la perte et le manque.