Publié dans Le Progrès social, n° 2641 du 24/11/2007
L’imaginaire de l’enfant se repaît de contes, d’histoires fabuleuses, mais aussi de gens familiers. Cela lui permet de créer un monde à sa manière où les animaux et les humains occupent une place en fonction de ce qu’il saisit de son environnement. Compère lapin comme compère tigre, l’un pour la ruse l’autre pour la force, sont mis au même niveau que ses personnages de mangas japonais, habiles au sabre et en cruauté. La grand-mère paternelle détestée par la mère prendra un visage terrifiant et sera assimilée à la sorcière légendaire de ses livres. L’enfant rêve de merveilles, d’un espace sécurisant où le bonheur serait un état permanent partageable avec ceux qu’il aime. Il apprécie ce que les adultes lui désignent comme beau : on façonne le goût très tôt. Une petite de deux ans et demi affirme : « J’aime beaucoup le jardin de ma tata et sa maison » en prolongement du discours de ses parents. Il sait les difficultés mêmes chuchotées et peut en être partie prenante. Un garçonnet de dix ans voudrait plus tard : « gagner beaucoup d’argent pour payer les dettes de maman. » La progéniture en devenir construit des pensées selon son origine sociale et culturelle. L’enfant issu d’un milieu favorisé financièrement n’aura pas de rêves peuplés de tables débordant de victuailles avoisinant des murs où coulent miel et chocolat fondu. Il imaginera de grands déserts à traverser jusqu’à l’oasis hallucinée par la soif : une victoire sur une vie toute tracée. Celui du village d’Afrique, traînant pieds nus dans la terre jaunâtre, d’une hutte à l’autre, sourira intérieurement aux images de maisons confortables où l’eau coule en abondance des robinets. Il imagine que par-delà la savane à perte de vue, des enfants vont à l’école en voiture, couchent dans des lits aux draps colorés d’éléphants et de girafes, dans une jolie chambre. Sa vision de l’occident est modelée par ceux qui viennent voir de temps en temps les parents sédentarisés, montrant leur téléphone portable dernier modèle, avec des photos de splendides femmes à la peau claire et aux cheveux blonds. Il contemple aussi les monuments sur ce petit écran. La modernité pénètre partout à une allure folle ! Quand les soins sont dispensés par les mains des ethnies fantasmées, la douceur surpasse la douleur. Les soignants arrivent avec la connaissance, l’espoir de guérison, la promesse pour quelques-uns de faire le voyage en avion et de vivre dans ce pays de merveilles. L’Europe est magnifiée. L’enfance ne s’embarrasse pas des conséquences futures du déracinement. Alors chaque nuit avant le départ il ferme fort les yeux et édifie sa destinée proche. Il est choisit, parce que d’emblée on l’a remarqué ; il en est fier. Cela lui confère une supériorité sur les autres qui resteront au village. Il devient un personnage important puisqu’il va partir dans des contrées lointaines bravant tous les dangers. Puis il reviendra sur les ailes de l’aigle : puissant, riche, dominant. Il va laisser à cet ami de jeux, pendant quatre ans ils ont poussé un bâton terminé par un couvercle de boîte de conserves, un collier confectionné avec des graines d’ajoncs ; sa seule richesse. Il lui en fera la surprise, le jour J. L’excitation le gagne ; c’est sa dernière nuit sous ce ciel étoilé. Il est monté dans l’avion : son cœur bat très fort. Une grande première fois. Il ne montrera pas sa peur. Il ne comprend rien à l’entassement dans ce hangar. Jusqu’à ce qu’il finisse par admettre le ratage du projet. On le lui affirme. Il doit faire le chemin en sens inverse. Comment intégrer le rêve brisé ? Il avait dit au revoir à la ronde, donné le collier en cadeau. Va-t-on se moquer de lui ou le plaindre ? Il a beau fermer les yeux, l’Europe n’est plus là. Il se consolera, bien sûr. Ce n’est que dans quelques années que resurgira la blessure causée à son espoir tant entretenu.
Les promesses faites à un enfant s’inscrivent dans sa mémoire. Il attend, ne demandant rien par crainte de déranger. L’importance de la chose promise n’a rien à voir avec l’ampleur de son espérance qui s’incurve dans ses sentiments. Il s’agit là d’une relation affective. L’oubli ou l’abandon de la promesse est vécu comme un rejet, une entrée en disgrâce : le désamour. La déception dure longtemps, aussi longtemps que lui en impose sa sensibilité. Les adultes n’en tiennent pas toujours compte. La promesse tenue prouve qu’il mérite véritablement ce qu’il estime être une récompense. La promesse constitue un pacte qui doit se sceller entre deux personnes. Elle peut être reprise à partir du moment où les choses sont explicitées clairement ; ces choses dites semblent difficiles à mettre en pratique dans la plupart des cas.
Le rêve brisé se rencontre souvent à l’intérieur des familles. La sérénité est une donnée qui devrait servir de base à la sécurité. Malgré l’obligation de protection énoncée dans les droits des enfants, quelques-uns se trouvent dans des situations inacceptables. Le processus de maltraitance s’enclave de façon récente dans des attitudes de plus en plus perverses installant une inquiétude diffuse. L’enfant enfermé dans sa chambre, sans possibilité d’aller aux toilettes, durant le temps de la visite de l’ami, ou cet autre obligé d’attendre le lever tardif du couple pour avaler un petit déjeuner, barrent des projets de bonheur d’une vie. L’insécurité affective sème le doute sur une existence en voie de construction. Les agissements sournois difficilement décelables font autant de ravages que la maltraitance physique.
Mettre au monde un enfant c’est prendre le parti de lui assurer une vie convenable qui inclut des éléments tels l’éducation, la protection, la sécurité affective, l’hygiène, l’alimentation. La responsabilité du ou des parents se trouve engagée. Le manquement de ces devoirs primordiaux empêche la petite personne en devenir d’accéder à son rêve. Le quand je serai grand est une projection dans un avenir empreint de bonheur. Pour ce faire, des étapes sont nécessaires. Le moment d’enfance doit être vécu de façon profitable, sans embarras quelconque. L’adolescence tourmentée ou pas, décèle les failles ou les faiblesses. Bien comprise, elle consolide la famille. Ne pas voler l’enfance, ne s’entend pas dans l’imposition d’actes incestueux ( qui sont des violences dans leur nature même) qui propulsent l’enfant dans un monde d’adulte sans aucune transition. La honte, l’incompréhension de l’édifice moral ( le respect réciproque), la confusion des sentiments, diffèrent l’éclosion du rêve. Quelle confiance accordée à la parole des grandes personnes qui nient leurs gestes, quelle relation peut-on établir avec ses tortionnaires ? Leur pardonner ? Comment parent à son tour les présenter à leurs petits-enfants sans haine aucune ? Toute une vie à chasser les vieux démons qui revenaient en force les jours difficultueux, n’ont pas suffit à cet homme pour mettre en route un rêve brisé. L’énergie dépensée à échafauder des plans de vengeance envers un père abuseur a relégué au second plan l’espérance d’un bonheur partagé : « J’aurai mieux fait de le tuer au moins j’en serai débarrassé. » L’incapacité à aimer de certains parents se dissimule derrière des présents fastueux capables de donner le change aux yeux environnants. La fusion maternelle vient parfois suturer la crainte d’un abandon contre lequel la mère est en lutte permanent. Si l’occasion se présente elle quitte son enfant sans se retourner, le remords tardif en prime. L’impact de la déception va instiller le doute de soi chez celui qui se pose la question de sa capacité à séduire sa mère et à la retenir. Sa culpabilité aura des incidences sur ses relations amoureuses. Vais-je plaire ? M’aime t-on ? Pourquoi ?
Les enfants ont droit à leur rêve. Ils n’ont pas d’autre choix que de faire confiance à ceux qui les mettent au monde et à ceux qui leur font miroiter une vie à la dimension de leur espérance. Essayons au moins de ne pas briser ce rêve.