L’héritage et l’argent des vieux

Publié dans Le Progrès social n° 2502 du 05/03/2005  

Un héritage est un ensemble de biens mobiliers, immobiliers, liquidités ayant appartenu à un parent ou à une personne en dehors des liens de sang et donné à un ayant droit désigné quelquefois par testament. Ce legs assure le prolongement d’un appui post-mortem dans un désir de continuer à nourrir. Leurs vieillesses, bons parents nourriciers ou géniteurs bienveillants, leurs biens et les caractéristiques de leur distribution, réinterrogent le sens de l’affectivité et les détails de l’existence familiale à travers la lecture des histoires personnelles et collectives.

Dans les temps reculés, les ascendants pouvaient déshériter un enfant. Leur seule volonté octroyait des privilèges, marquant une préférence affichée pour des membres de l’entourage qu’ils estimaient selon des critères personnels, sans qu’aucune contestation ne vienne contrarier leur décision. Des textes de loi ont modifié cette situation discriminatoire, établissant une égalité entre les héritiers, gommant la ségrégation entre les bons et les mauvais, à travers un partage équitable et juste. D’autres lois récentes tendent à protéger le conjoint lui qui n’héritait qu’après les enfants, les sœurs et les frères.

L’évolution des modes de donation tolère le favoritisme par voie légale, permet le legs du vivant des parents, parce que la réalité du problème économique posée par la transmission des héritages est pesante : le patrimoine entre les mains des aînés qui amassent et n’investissent pas, consistent en un gel de la circulation de l’argent. La mesure d’encouragement des donations depuis 1992 autorise une manipulation anticipée des biens : chaque parent peut léguer sans frais 46.000 Euros tous les dix ans à chacun des enfants. Les grands-parents ont la possibilité d’aider les petits-enfants à concurrence de 30.000 Euros. En dehors du circuit notarial, des dons d’argent informels, des permissions d’habiter un logement sans en payer le loyer, des accords de construire sur un terrain en indivision, aboutissent au résultat identique avant la loi : le tri des mal-aimés. Etre un héritier suppose qu’une personne bien intentionnée décide qu’une partie de ses biens revienne à un individu empreint de sympathie. Le donateur établit par le biais du legs un lien dont il peut tirer partie selon ce qu’il perçoit de l’attente, du désintérêt ou de l’avidité du bénéficiaire. Son rôle est un rôle actif. D’abord il prend l’initiative de la désignation du sujet, que cela plaise ou non à l’environnement ; ensuite il décide du volume de la donation( c’est dire qu’il fait un calcul précis de son avoir), enfin il choisit le mode de distribution( la fréquence, la quantité.) La place qu’il occupe lui donne tout pouvoir : pouvoir de gestionnaire mais surtout pouvoir d’emprise émotionnelle. De cette manipulation de biens, la personne âgée apparaît comme porteuse de ressources diverses( financières, morales, familiales), dépassant largement le cortège des pertes tels l’isolement, le rejet, la pauvreté. Elle trouve dans son existence une source de stimulation qui lui donne un positionnement social et aussi psychologique.

Le constat d’un couplage donateur/héritier va provoquer des réactions de groupe ; parce qu’autour existent d’autres membres qui s’ils n’interviennent pas de manière intempestive vont à un moment donné faire des approches diversifiées. Quelques-uns présentent des signes de dépendances : ils se conduisent comme s’ils voulaient être nourris affectivement, évoquant leurs difficultés existentielles, décrivant leur précarité ; d’autres s’érigent en contrôleurs des retraits, prêts à réclamer un dû ; d’autres enfin tentent d’utiliser le donateur comme un organisme prêteur. Soit ce dernier cède à la séduction en admettant leur présence jusqu’à l’intrusion et ce faisant provoque une sécurité de courte durée vite bloquée par les anxiétés sous-jacentes du groupe : peur que le butin ne soit assez conséquent pour tout le monde ou que d’autres tris ne pénalisent les moins appréciés, soit il ne cède pas et le groupe se comporte comme s’il s’était réuni pour lutter contre un danger, pour attaquer ou pour fuir quelqu’un. Dans ce cas précis la représentation sociale de la personne âgée est renforcée par de stéréotypes négatifs. D’un côté elle se trouve incluse dans un espace d’empathie se définissant par le sentiment de l’espoir quand elle satisfait les besoins, et de l’autre accusée de créer des tensions. La première évidence, celle de la satisfaction des besoins, la hisse au rang d’une reconnaissance totale dans la fonction de «  bon sein », élément maternel nourricier intarissable dont on prend soin en retour. La seconde évidence, celle où la personne âgée devient l’objet de  frustration, va induire des attitudes qu’elle aura involontairement déclenchées. Les  différents membres du groupe se tiendront à distance mais conserveront un regard inquisiteur à propos des comptes bancaires, des objets de valeur, des bijoux. Aux aguets de leur part d’héritage du après décès, ils refusent d’être indifférents vis-à-vis des biens dont ils font parfois l’inventaire secrètement. Leur hostilité, voire leur mépris pour l’élu bienheureux augmentent en fonction des choses supposées reçues en cachette. Flatteur, intéressé, voleur sont les qualificatifs employés à son endroit, renforcés par la croyance d’une grande influence sur un sujet faible, l’amenant à dépouiller les autres héritiers. Ils espionnent  évaluant le détournement d’une quotité disponible à réclamer, le défunt à peine froid.

L’argent met l’affect au premier plan. Il génère de l’agressivité. Si vous désirez conserver vos amis, ne leur prêtez pas d’argent. Ils vous en voudront de s’être montrer en situation de faiblesse. S’ils ne peuvent rembourser en temps et en heure, ils vous fuiront ou se fâcheront sous des prétextes futiles. Comment réclamer quoi que ce soit à quelqu’un avec qui aucune communication n’est possible ? Une dame raconte avoir rendu par coupure de 50 Euros une somme de 1.000 Euros en 20 fois afin que sa bienfaitrice ne puisse investir ces liquidités.

Le donateur sensible à l’entourage et à sa pression peut être la proie de sentiments contradictoires. Trop entouré, il taxera d’hypocrisie cette disponibilité ne serait-ce que momentanée : une odeur de suspicion flotte dans l’air. Trop peu choyé, son irritation laissera échapper les mots «  d’ingratitude et d’indifférence » la main fermée sur le don espéré. La perversion du jeu, à court terme altère les liens, impose une distance des corps et des services. Chacun reste muré dans son incompréhension jusqu’à ce qu’un évènement aide à dénouer la situation : un intervenant étranger, une maladie ou une aggravation du conflit ( le désordre aide parfois au rétablissement de l’ordre.) En toutes circonstances apparaît la primauté de l’aspect psychologique de la plupart des distributions de biens. Le psychologique gouverne l’économique à tel point que la suggestion mutuelle provoque de l’angoisse : donner quoi à qui et de quelle manière. Du don peut naître une culpabilité ajoutée à une angoisse diffuse quand la promesse faite au donateur n’est pas respectée : exposition du corps, modalités de l’enterrement. L’aide est quelque fois conditionnée par l’aptitude de la personne âgée à récompenser des services. La solidarité se limite dans le temps et l’abandon partiel ne souffre pas d’être adouci par une présence bienveillante. Les subsides glissés dans les mains de l’auxillaire de vie dérangent. On veille sur l’argent des vieux pas sur eux. Ces situations extrêmes ne doivent pas gommer des expériences positives et un constant échange d’amour.

A travers la diversité des tranches de vie des aînés et de leurs familles peuvent se développer des intolérances, de l’agressivité, de l’anxiété et parfois des violences individuelles et collectives. L’histoire de l’héritage est avant tout une histoire humaine.

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