Sortir du quart-monde

Publié dans Le Progrès social n°2672 du 05/06/2008

Toute évolution demande un minimum d’organisation. Aller d’un point à un autre  oblige à définir un objectif, avec un projet  ayant à la base une méthode adaptée aux possibilités de la personne ou du groupe concerné. Pour qu’un groupe adhère à une proposition il faut lui en démontrer le bien-fondé, les bénéfices qu’il peut en retirer tant sur le plan social que psychique.

Une fois admise l’idée de changement, un apprentissage est nécessaire à l’utilisation des nouveaux outils. Les Africaines recrutées  dans le but d’être servantes en Europe apprennent à se servir des différents ustensiles inconnus d’elles (gazinière, réfrigérateur.) Elles reçoivent un enseignement concernant  la bonne tenue des maisons des pays industrialisés auxquels s’ajoutent les rudiments de la politesse et de la langue. Entre balayer le sol en terre battue et cirer le parquet d’un intérieur bourgeois en Suède, l’activité de nettoyage n’est pas la même.

Et c’est certainement l’accès à un niveau de vie plus décent qui alimente la motivation des candidates volontaires au voyage lointain. Le temps passé à remodeler les postures est indispensable à une nouvelle construction mentale. Se positionner dans l’espace en l’habitant à l’identique de la grande majorité – la différence des classes sociales génère des conflits de cohabitation- oblige à appréhender autrement les objets. Le martèlement des talons en logement collectif désigne l’origine géographique de l’arrivante. Un environnement bienveillant lui permettra  de constater l’évidence du dérangement causé. Faudrait-il encore qu’elle puisse entendre  et accepter de se conformer à la norme.

L’écart le plus visible entre les pays industrialisés et le quart monde concerne la dimension du temps. L’exactitude avait beau être la politesse des rois, les manants de leur époque ne dérogeaient pas à la règle. L’heure est le ferrement de l’ordre, de l’édification d’un faire ensemble.

Comment se fera le travail à la chaîne si les ouvriers de l’usine sont en retard ? Toute programmation passe par la maîtrise du temps. Il se gère différemment selon les latitudes.

Ici, la première notion de sa dimension se trouve dans le conte caribéen où le crachat servait de chronomètre. Afin de limiter la flânerie, la grand-mère ou la mère envoyant la fillette  «  aux commissions », crachait par terre. Elle devait revenir avant qu’il ne soit sec. Contrôle quelque peu singulier que celui-là ! La partie du corps assujettissait l’une à l’autre dans un lien contraignant de filiation et d’obéissance. Le retard cependant est encore admis comme une évidence contre laquelle on ne peut rien. Hormis certains spectacles, rien ne débute à l’heure dite.

L’intégration de ce comportement retentit jusque dans la programmation des manifestations. L’heure du programme est calculée en fonction des comportements. Annoncer 18 heures 30 pour donner la parole aux officiels à 19 heures. Mais c’est que les officiels eux-mêmes commencent à se traîner à leur place à 19 heures 15. Dans les salles se distinguent deux catégories de personnes : celles qui ont vécu longtemps ailleurs, qui sont récemment revenues et les autres.

Dans la population des autres se trouvent celles qui ont vécu ailleurs et qui sont là depuis quelques années : le phénomène d’influence. A l’observation, le retard est conditionné par l’intérêt porté à l’activité et au besoin. A l’ouverture des banques, l’après-midi, la foule amassée devant le rideau baissé commence à faire des coudes dès le grincement annonciateur de son lever. Se baissant pour s’engouffrer à l’intérieur, les plus jeunes ou les plus lestes se campent devant les guichets pressés d’être servis. Vision identique devant le Centre des Arts et l’Artchipel malgré les billets en main, achetés à l’avance, la foule attend l’ouverture des portes.

Puisque le retard légendaire subit une diversification, il convient peut-être de ne pas l’instrumentaliser. Le temps indéniablement est un temps social. La phrase : « Je vais au travail quand j’ai fini de faire mes affaires » ne peut être qu’une boutade se moquant de soi-même et des autres. Mais celui qui sur le départ, la clé dans la porte, entend sonner son téléphone fixe, prend la communication et parle le temps équivalent à son trajet, n’est pas loin de cette conception. Les automobilistes sont victimes de ces gens partis en retard et désireux d’arriver à l’heure.

De surcroît, les éléments naturels interviennent dans la dimension du temps : la pluie, l’orage, la chaleur. L’obligation de s’abriter, d’attendre que cela se passe ou souvent de ne pas sortir anime les postures. L’incompréhension vient de la distance des points de vue. Alors les Européens dont le rythme était semblable chez eux, justifient leur ralentissement, ne voulant pas être en décalage de nonchalance, histoire de ne pas se faire remarquer.

A l’analyse, le retard et la langueur sont assurément des attitudes personnelles et culturelles. Le temps social donne lieu a des rapports intimistes plus ou moins bien acceptés. Le téléphone réveil matin le samedi ou le dimanche à huit heures pour un frais du genre ragot et l’étonnement d’une jactance de hargne du somnolent, l’appel intempestif donnant l’ordre de regarder ce qui se passe à la télé aux images furtives, ne tiennent aucunement compte de l’autre et de ses occupations.

Le partage des évènements, les besoins, maintiennent vivace des habitudes qui ne sont plus adaptées à la vie moderne. Les enfants envoyés chez la voisine sans qu’elle en soit avertie, parce qu’une mère se trouve dans l’urgence d’une sortie risque de les laisser devant la porte. Même présente, elle ne répond pas toujours à l’appel parce que son organisation actuelle ne lui laisse pas la possibilité d’assumer l’imprévu.

La socialité en baisse dénote un changement du style de vie. La spontanéité, le dernier moment, les visites surprises tendent à disparaître sous la poussée d’un monde en pleine mutation. L’individualisme s’implante sans que la solidarité ne soit prise en défaut. Cette dernière a toujours fait l’objet d’une mystification dans l’antan : la famille élargie et sa misère ne donnaient pas un autre choix que celui de l’entraide. Les droits aux aides financières et familiales ont servi à révéler  les systèmes de pensée. L’argent génère de l’agressivité et le meilleur moyen de préserver les liens familiaux et d’amitié consiste à ne pas en prêter : mieux vaut le donner.

Le dernier moment  est entaché d’une superstition ancienne que l’on retrouve dans les campagnes françaises. Décider à l’avance encourt le risque de l’échec. L’on sait bien que les Dieux sont jaloux ! Alors pour qu’un projet  aboutisse la décision de sa mise en forme et sa divulgation s’étaleront sur un temps très court.

Mais la donne non maîtrisée est celle de la gestion de l’agenda des coopérants ; à moins d’être une entreprise individuelle et solitaire. L’obtention de l’espace, vu la demande doit  se penser aussi d’avance. Plus de place pour l’improvisation, la recherche  artistique des moyens. Les choses sont codifiées, uniformisées, formatées. La réussite et le pactole reviendront à ceux qui l’auront compris.

Le plombier qui ne vient jamais quand il est appelé et qui a pourtant répondu ne mangera pas tous les jours : les plombiers polonais s’empareront du marché. Tant pis pour la touche Gwada de la tuyauterie, la ménagère a besoin d’eau dans ses robinets. Cette parole oubliée, non respectée n’a pas valeur de contrat. Le « j’arrive » n’oblige à rien. D’abord il ne précise pas l’heure et après-coup le jour. Il est comme le « à plus tard » ou « je te rappelle » ramenant à des semaines voire un mois passé.

La connaissance du fonctionnement des personnes autorise des mises en demeure de parler clair. Sortir les vers du nez surprend de prime abord mais a le mérite de gommer les ambiguïtés et les demi-teintes des promesses. Le quart-monde conserve son désordre parce qu’il n’a pas les moyens politico financiers d’être autrement. Sans copier le modèle aseptisé des pays industrialisés et son schéma froid et oppressant, la Guadeloupe possède les atouts de son amélioration moderniste.

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