Refuser la misère

L’abondance et la surconsommation rendent transparents à force de banalisation ceux qui manquent de tout ou de presque tout. La misère est rarement évoquée si ce n’est pour enserrer dans une malparlance le hautain d’hier et sa chute, de paupérisation en clochardisation. Ne rien savoir des gens pauvres, qui pour nous donner bonne conscience sont accusés d’être responsables de leur manque : échec scolaire, paresse, état de dépendance !

La Guadeloupe a longtemps été un pays semblable à ceux du Quart-Monde. On se contentait de rien. La solidarité et l’entraide calmaient la faim des plus démunis, habillaient de vêtements usagés mais corrects les corps des différents âges. La modernité, l’élévation du niveau de vie ont creusé des écarts entre les strates sociales, valorisant l’individualisme au détriment du collectivisme, le partage s’amenuisant avec le délitement des liens affectifs. Les villas aux portails électriques ne favorisent pas les visites spontanées qui asseyaient les plaintes d’une condition difficile. La pauvreté se tient hors des murs, elle ne franchit plus les seuils qui seraient choqués par son inconvenance.

L’habitude d’apercevoir des gens en situation d’exclusion a du mal à faire affleurer l’idée qu’il pourrait en être autrement parce que domine dans le discours une métaphysique tellurique celle de la fracture du corps social. Au niveau de l’imaginaire, cette image induit une absence de rapport créant un fossé qu’aucune forme de lien social ne vient plus combler.

Cependant en faveur des sans : sans papiers, sans logement, sans emploi, sans considération donc sans reconnaissance : « Personne ne nous regarde », dit un exclu, conscient d’une existence niée, un homme a réagi. Le 17 octobre 1987, Père Joseph WRESINSKI fondateur de ATD Quart-monde, appelle à se rassembler sur le parvis du Trocadéro à Paris en hommage aux victimes de la faim et dire le refus de la misère. Le 17 Octobre 1992, Javier PEREZ DE CUELLAR ancien secrétaire général de l’ONU lance un appel pour la reconnaissance d’une journée mondiale. Le 22 Décembre 1992, la date du 17 Octobre est proclamée journée internationale pour l’élimination de la pauvreté par l’Assemblée Générale des Nations Unies. Dans la Caraïbe, personne ne se rassemble ou n’initié une conférence-débat sur ce thème. La misère d’aujourd’hui se cache sous des apparences trompeuses ; elles se situent à des degrés divers.

La précarité, peu évoquée, engendre une souffrance aussi grande que celle des personnes à la rue, parce qu’elle est le signe d’une impuissance, d’une incapacité à se maintenir à un niveau antérieur. Les nouveaux pauvres cumulent des déficits : déficit économique, affectif, physique, moral et social. Cette précarité concerne les chômeurs, les retraités, les jeunes, les travailleurs pauvres qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Les aides financières ont pour objectif de les maintenir dans leur logement et leur éviter la rue. Les réponses en direction des personnes, sont souvent données par les associations et les institutions caritatives : épiceries sociales, vestiboutiques, livraison de meubles rénovés, accès aux soins médicaux, aide alimentaire et vestimentaire. Elles sont fonction des collectes et restent insuffisantes. Elles essaient de palier les manquements d’une politique globale d’insertion dans une société qui produit de l’exclusion.

Peut-on refuser la misère ? Le oui surgirait spontanément de toutes les bouches interrogées. Mais le bon cœur ne lui sacrifierait pas 1 euro par jour, 7 euros par semaine, 28 euros par mois. C’est parce que probablement la misère n’est pas une affaire individuelle, mais relève d’une volonté politique fondée sur une vision humaniste de la société. D’aucuns s’accordent à dire que plus il y aura de richesse, plus les pauvres pourront se repaître des miettes.

Refuser la misère, ne pourrait être envisageable sans comprendre les processus sociaux qui la déterminent, ni sans étudier les représentations sociales afin de favoriser l’intégration des personnes pauvres et leur insertion. Mais qu’est-ce qu’une représentation ? c’est l’ensemble organisé et hiérarchisé des jugements, des attitudes et des informations qu’un groupe social donné élabore à propos d’un objet.

Les représentations résultent d’un processus d’appropriation de la réalité, de reconstruction de cette réalité dans un système symbolique. Elles sont intériorisées par les membres du groupe social et donc collectivement engendrées et partagées. Elles sont les « visions du monde » qui dépendent de leur histoire, du contexte social dans lequel ils baignent et des valeurs auxquels ils se réfèrent. Elles correspondent au sens commun à ce que les gens pensent connaître et sont persuadés de savoir. L’exclusion sociale est le fruit d’une histoire et de l’interaction d’un grand nombre de facteurs : le pauvre, les réactions du groupe, les institutions sociales concernées. Il est important d’analyser et d’agir sur les causes de la pauvreté pour la réduire.

Le développement économique ne suffit pas à l’amélioration des conditions de vie. Par exemple le bas niveau de connaissance n’explique en rien le nombre important de chômeurs non qualifiés, parce que plus de la moitié des postes de travail disponibles ne requièrent aucune qualification. Cela veut dire que la misère doit être analysée également en fonction des facteurs symboliques qui sont à l’œuvre dans la situation. Les représentations sociales y jouent un rôle déterminant. L’action en direction des populations pour une pleine efficacité, doit tenir compte de la représentation de la situation des intéressés.

Trois questions paraissent alors fondamentales. Si l’on considère que l’exclu est un individu qui se réfère à un groupe d’appartenance dans une situation sociale donnée (contexte économique et politique), il est en interaction avec de multiples facteurs : les membres de son groupe, les agents sociaux qui s’occupent de lui, les institutions et leurs systèmes de règle et de normes. Chacun de ces éléments est le récepteur d’une représentation sociale. L’action sociale pour être efficace implique que soient étudiée la représentation de la situation pour les sujets.

Représentations sociales du sujet exclu.

  • Quelles représentations le sujet concerné a de lui-même ? Ce sont les fondements symboliques qui définissent son identité (les valeurs collectives, la famille, la solidarité, les rivalités, les jalousies, la mémoire collective, la norme idéologique et culturelle).
  • Quelles représentations le sujet a-t-il du problème auquel il est confronté ? : Il s’agit du type de relation qu’il entretient avec le problème : comment le vit-il, l’intègre-t-il ? Se vit-il comme exclu ? Quelle est sa perception du travail ? Est-ce que c’est dramatique sans l’être ? Le ressent-il comme une fatalité ? Quelle croyance admet-il s’agissant de la pensée collective ?
  • Quelles représentations le sujet a des objectifs et de l’avenir qu’on lui propose ? Son image personnelle de l’insertion correspond t-elle à celle de la société véhiculée et mise en œuvre par les agents de l’intégration sociale ? A une femme qui bénéficie du RSA est proposé une activité hors de chez elle pour le même prix. Son refus mal perçu semble relever d’un calcul simple : ses frais de déplacement, ses repas, ses efforts vestimentaires contribueront à son appauvrissement.

Les professionnels de l’insertion sont eux-mêmes porteurs de représentations qui von intervenir dans le système d’interaction. Deux types de questionnement sont fondamentaux.

  • Quelles représentations les travailleurs sociaux ont de leur rôle ? Comment conçoivent t’ils une action de prévention, que signifie pour eux une insertion ? Le modèle dominant des travailleurs sociaux est l’assistance au public en difficultés et non la lutte contre l’exclusion, ce qui la pérennise au lieu de la combattre, parce qu’ils attribuent à l’exclu lui-même l’origine de sa situation.
  • Quelles représentations ls travailleurs sociaux ont-ils de la population sur lesquels ils interviennent ? Que signifie un chômeur pour le pôle emploi ? Chaque agent social par son expérience et son système de valeurs dispose d’une forme de connaissance de l’autre, un supposé savoir qui va agir directement sur ses pratiques et son mode de relation. La compréhension de ces représentations permet de réaliser des fonctions essentielles dans le processus intégration/exclusion.

En ce qui concerne les personnes atteintes de pathologie mentale, qu’en est-il du processus d’inclusion quand on sait que l’intégration renvoie à la fois aux secteurs de la vie politique (vote, éligibilité, accès aux fonctions publiques), de la vie économique et sociale (école, entreprise, collectivités.) L’insertion peut être considérée comme les droits par lesquels s’affirment la reconnaissance de ceux qui la revendiquent ou qui en bénéficient. L’examen du statut réservé à des malades mentaux dans une communauté qui les accueille en son sein tout en barrant symboliquement leur accès à une égalité complète, est significative.

Les témoignages abondent de situations conflictuelles qui émergent depuis que se revendique le droit pour ces malades de trouver une place dans la communauté civile et les moyens institutionnels de le leur donner grâce à la dé-hospitalisation, à la sectorisation et à leur autonomisation sociale et socioprofessionnelle en milieu de vie ouvert comme à Basse-Terre. Même si le niveau d’information sur la maladie mentale est meilleur, l’attention compréhensive qui leur est portée connaît une baisse notable tandis que la peur qu’elle inspire va en augmentant. Malgré une meilleure appréciation des symptômes et de la maladie, l’image du malade mental est de plus en plus associée à la dangerosité. On constate une tendance croissante à éviter le contact avec eux. Les tentatives de réinsertion des patients révèlent que les communautés manifestent une grande résistance quand ces derniers sont nombreux. On assiste à une multiplication des sans-abris. De telles situation ne peuvent se comprendre que par le jeu des représentations sociales relatives aux causes de la maladie mentale, permanence de certaines croyances. Ces représentations engagent une vision du malade comme radicalement différente de celle de l’homme normal.

Une série de mesures qui font place au reclassement et à la réadaptation, introduisent la notion de travailleur handicapé et leur permet l’accès aux CAT (centre d’entraide par le travail ?) mais la loi qui fait obligation (1987) aux entreprises de réserver 6% de leur emploi aux travailleurs porteurs de handicap, est-elle pertinente dans un pays où le taux de chômage dépasse l’entendement (41% et un peu plus chez les jeunes.) Ce problème est de taille mais n’évacue pas la distance des représentations entre les agents d’insertion et les employeurs potentiels qui assimilent la maladie mentale à l’hôpital psychiatrique, la folie à la dépendance et le travail à l’adaptation et la sociabilité. Entre les différences de point de vue de rémunération et salaire, l’ambivalence de l’insertion vis-à-vis du travail doit être rapportée au statut que la société civile réserve au malade mental et à la valeur que revêt le travail comme signe et tribut de l’ajustement aux normes de la société qui la reçoit.

La présence du malade est toujours ressentie comme une atteinte à l’image de la communauté d’accueil, autant par le spectacle d’oisiveté que risquent de donner les malades circulant, désœuvrés dans l’espace public que par l’étalage de signes pathologiques qui l’un et l’autre rejaillissent comme un stigmate sur l’identité collective.

Dans les formations de la « nouvelle question sociale », les notions d’intégration et d’insertion se placent au premier plan des impératifs de la politique sociale. La réponse de la société civile face à ses mesures est essentielle à l’accomplissement de toute inclusion dans le tissu social. Ajoutons que les deux premières formes d’inclusion débouchent sur une égalité des droits et de devoirs qui s’accompliront pleinement avec l’intégration politique et la jouissance de la citoyenneté. L’intégration peut être servie par différents formes, le travail bien sûr mais pas seulement. Reste à réfléchir ensemble à de nouveaux modèles dans leur originalité.

Comment combattre l’exclusion et la misère qui sont les conséquences d’un changement ? L’absence de solidarité et l’avènement de l’individualisme ont diminué le lien social. Quelle est la part de chacun dans ce processus ? Le manque d’information est parfois responsable du rejet d’une partie de la population qui émet des réticences à l’implantation de centres de soin de jour dans leur lotissement. Il suffit de faire du porte-à porte en explicitant le bien-fondé des prises en charge et de se porter garant de la quiétude des résidents.

La misère peut se combattre parfois à petite échelle. La série documentaire bwa galba, réalisée par le talentueux Dimitri Zandronis a montré dans un numéro consacré à la pauvreté, des femmes et des hommes qui ont su rebondir grâce à un accompagnement personnalisé où l’aide financière a épousé le projet élaboré selon leurs désirs et possibilités. Une réussite totale parce que la reconstruction de l’estime de soi se trouvait au premier plan. Re humaniser, redonner confiance, accompagner sans imposer sont les clés de la réintégration dans le tissu social. L’image marquante de l’achat de poussins, devenus poules et contribuant à la dignité retrouvée d’une femme est très significative d’une possible reconstruction.

Une interrogation de taille. Il y a-t-il une politique globale d’insertion ? Les réponses à la précarité, épicerie sociales, vestiboutiques, aides financières, soutien psychologique, accès aux soins médicaux ne semblent pas suffisamment adaptées à la gravité des cas d’errance et d‘insertion de personnes atteintes de maladie mentale. Comment sortir de la misère ? Au niveau individuel, les actions solidaires ne suffisent pas. Restent les solutions politiques à venir.

Une donne nouvelle est venue se surajouter aux difficultés existantes. La pandémie a provoqué l’appauvrissement des personnes aux emplois supprimés ou en chômage partiel, de celles en attente d’un recrutement promis que le confinement a fait voler en éclat, de celles dont les aides de l’état sont insuffisantes à payer loyer, charges et factures. Aujourd’hui plus qu’hier la pauvreté est devenue une urgence à traiter. 12% des ménages étaient concernés, mais désormais quel volume de population sera concerné par la conjonction de tous ces faits désastreux, révélés dans les prochaines statistiques ?

 

Fait à Saint-Claude le 12 mars 2021

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